Enquête sur les technologies, la question de genre et autonomisation
Enquête sur les technologies, la question de genre et autonomisation
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
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Mise en pages: In Situ inc.
Maquette de couverture: Mariette Montambault,
d’après le concept original de Andrew Corbett
La version anglaise de cet ouvrage (African women and ICTs: investigating technology, gender and empowerment) a été publiée pour la première fois en 2009 par Zed Books Ltd, 7 Cynthia Street, Londres N1 9JF, Royaume-Uni et Room 400, 175 5e Avenue, New York, NY 10010, États-Unis.
Centre de recherches pour le développement international
BP 8500, Ottawa (Ontario), Canada K1G 3H9
Tous droits réservés. Pour l’ensemble de l’ouvrage: © Ineke Buskens et Anne Webb, 2009. Pour chaque chapitre, individuellement: © les collaborateurs, 2009.
Ineke Buskens et Anne Webb ont fait valoir leur droit d’être identifiées comme directrices de cet ouvrage conformément à la loi sur les droits d’auteur, les modèles et les brevets de 1988 (Royaume-Uni).
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Dépôt légal 1er trimestre 2011
ISBN PUL: 978-2-7637-8881-4
ISBN CRDI: 978-1-55250-945-6
Les Presses de l’Université Laval
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Ineke Buskens est une anthropologue des cultures qui se passionne pour la méthodologie de la recherche et l’autonomisation (empowerment) des femmes et porte un profond respect à la diversité culturelle et à l’unicité de l’être humain. Elle a fait ses études à Leiden, aux Pays-Bas, et a vécu au Ghana, en Inde et au Brésil. Elle réside en Afrique du Sud depuis 1990 et a fondé sa société, «Research for the Future », en 1996. Depuis, elle travaille comme conseillère indépendante dans les domaines de la recherche, du genre et de la facilitation à l’échelle internationale. Dans le cadre de ses recherches, elle privilégie les approches émancipatoires qui favorisent le développement d’un monde durable, juste et plein d’amour. Dans les formations qu’elle offre aux chercheurs, elle tente de révéler les dons de chaque participant et cherche, dans son travail de facilitatrice, à fomenter la prise de conscience des questions liées au genre et la collaboration authentique. Elle dirige aujourd’hui le réseau GRACE, qui met à contribution 28 équipes de chercheurs disséminées dans 19 pays d’Afrique et du Moyen Orient et impliquées dans des recherches sur le genre et les relations entre les technologies de l’information et de la communication et l’autonomisation des femmes. Mme Buskens étudie également à la Ramtha’s School of Enlightenment, à Yelm (Washington, États-Unis) et les apprentissages qu’elle y fait l’incitent à accepter l’inconnu dans tous les aspects de sa vie.
Anne Webb est coordinatrice de la recherche pour le projet GRACE. Son intérêt pour la recherche féministe qualitative est né des principes de la recherche-action participative. Au cours des quinze dernières années, elle a travaillé en faveur de la réduction des inégalités auprès de diverses communautés et équipes de recherche. Pendant sa formation en sociologie, en éducation des adultes et en études de genre à Toronto (Institut d’études pédagogiques de l’Ontario) et à La Haye (Institute of Social Studies), Mme Webb a côtoyé, de façon formelle et informelle, des personnes de tous horizons et de toutes provenances, au Canada, en Europe et en Afrique australe, dans un processus d’enrichissement constant. Mme Webb réside actuellement au Québec.
Nous tenons tout d’abord à remercier Heloise Emdon, gestionnaire du programme ACACIA du Centre de recherches pour le développement international (CRDI), qui a eu l’idée de raconter les expériences des Africaines avec les technologies de l’information et de la communication (TIC). Nous remercions également Jenny Radloff, Chat Garcia Ramilo et Anriette Esterhuysen, de l’Association for Progressive Communications, pour avoir développé, avec Mme Emdon, l’idée d’un réseau de recherche sur la question de genre et les TIC en Afrique. Nous voulons aussi exprimer notre reconnaissance au CRDI pour nous avoir soutenus financièrement et avoir cru en nous et, plus particulièrement, à Ramata Thioune et Edith Adera qui ont été une source d’inspiration et de force.
C’était un privilège de travailler avec les participantes, qui ont contribué à notre compréhension des différents parcours des femmes vers l’autonomisation et du rôle que les TIC jouent ou pourraient jouer. Les entretiens que nous avons menés dans le cadre de ces recherches nous ont considérablement enrichis. Nous remercions les organisations qui nous ont permis de rencontrer les femmes avec qui nous devions parler.
Il est impossible de mentionner toutes les personnes qui nous ont aidés et encouragés en tant qu’individus et réseau. Nous remercions en particulier Helena Bailey, Leverne Gething, Lois Gibbs, Richard Grant, Nancy Hafkin, Grant Marinus, Tamsine O’Riordan, Nidhi Tandon, Fatima Timjerdine et Tatjana Vukoja. Nous sommes reconnaissants à nos familles et amis pour leur patience et pour avoir supporté nos absences. Votre amour était la main qui nous poussait à avancer.
Nous nous remercions également les uns les autres pour être restés fidèles à notre passion et à chacun, pour avoir pris avec sérénité les tensions et les conflits qu’un groupe de personnes aussi diversifié crée inévitablement. Notre attachement à l’objectif que nous défendons tous a été notre force et notre point de convergence.
Le réseau GRACE
Les femmes africaines participent indéniablement à la révolution des technologies de l’information et de la communication (TIC) et elles le font de multiples façons. Les changements apportés par l’utilisation de ces outils sont visibles partout. En outre, les perspectives de développement et d’autonomisation des femmes engendrées par l’utilisation des TIC semblent prometteuses. Pourtant, on entend peu parler des expériences de ces femmes et de l’usage qu’elles font de ces outils. Leurs vies s’améliorent-elles grâce à ces nouvelles technologies? Si oui, de quelle façon? Existe-t-il des régions où les femmes pourraient et devraient participer à la révolution des TIC mais ne le font pas simplement parce qu’elles sont des femmes? Comment intégrer les perspectives, les connaissances et les expériences des femmes concernant l’utilisation et les potentiels des TIC aux politiques en matière de TIC actuellement mises en place et appliquées sur l’ensemble du continent?
Ces questions ont incité le programme ACACIA du Centre de recherches sur le développement international (CRDI), qui soutient la recherche sur les technologies de l’information et de la communication au service du développement (TIC-D) en Afrique, et l’Association for Progressive Communications (APC) à réunir en 2004 à Johannesbourg (Afrique du Sud) un collectif d’universitaires et de militants africains connus pour leur engagement passionné en faveur de l’autonomisation des femmes grâce aux TIC. Les points de vue des Africaines devaient être racontés et ces connaissances devaient être dévoilées au monde par des chercheurs africains. De ce groupe d’individus naîtrait un réseau de recherche agissant un peu comme une équipe de recherche virtuelle. L’idée a été acceptée et le réseau GRACE (Recherches sur le genre en Afrique: les TIC au service de l’autonomisation) est né. Les équipes ont toutes été encouragées à opter pour les sujets de recherche qui les passionnent le plus, à concevoir leurs propres méthodologies et à formuler leurs propres questions, tout en poursuivant un objectif et des intérêts communs.
Dans les études sur le développement, les conceptions ont évolué : l’idée qu’intervenir en mettant en place des infrastructures suffisait à attirer les bénéficiaires visés et entraînait un changement est dépassée. Le principe de l’effet de diffusion (trickle-down effect) – selon lequel les éléments les plus développés de l’économie tirent vers le haut les plus démunis – mène en fait à de plus grandes inégalités. Les approches fondées sur les droits et destinées à combattre les inégalités continuent en revanche à attirer l’attention et sont sources de progrès. L’importance qu’on accorde actuellement à la capacité d’action (agency) des bénéficiaires eux-mêmes en faveur du développement et de l’autonomisation semble également pertinente et opportune. Il faut, dans toute réflexion sur le développement, trouver le moyen de s’assurer que les femmes en profitent elles aussi.
Le groupe d’universitaires et de militants réunis à Johannesbourg était en accord avec l’objectif d’autonomisation des femmes et admettait que sa quête de connaissances repose sur des efforts de compréhension de la capacité d’action des femmes. L’importance donnée à cette capacité nécessitait cependant que les chercheurs soient capables de la reconnaître chez leurs interlocutrices et de l’illustrer dans leurs réflexions et leurs écrits, ce qui les a conduits à mettre l’accent sur les méthodes de recherche qualitative, à envisager les recherches dans une perspective d’apprentissage constant et à appliquer la culture du respect mutuel, du partage et du soutien.
Aussi ambitieuses que ces consignes aient pu être, et le sont probablement toujours, elles sont sans aucun doute à l’origine du succès de GRACE en tant que réseau de recherche viable contribuant non seulement aux débats sur les TIC-D (les TIC pour le développement) par rapport à la question du genre en Afrique, dans le sud et ailleurs, mais également à un ensemble de capacités de recherche solides et durables dans le domaine des TIC-D et du genre.
J’espère que l’ouvrage que vous avez entre les mains enrichira vos idées et vous encouragera à vous interroger et à réfléchir. Les questions qui y sont soulevées, les perspectives étudiées et les réalités révélées s’étendent au-delà de l’Afrique et du domaine des TIC. Toute personne intéressée par les questions de genre et d’autonomisation pourra trouver son compte dans la lecture de ce livre.
Heloise Emdon, Ottawa, octobre 2008
Asseyez-vous, le dos bien droit.
Détendez-vous, posez les mains sur les genoux.
Inspirez profondément et fermez les yeux.
Inspirez une nouvelle fois par le nez et expirez par la bouche.
Encore une fois. Détendez-vous.
Observez, en votre for intérieur, vos pensées, vos émotions et les réactions de votre corps.
Ne jugez pas, n’expliquez pas, contentez-vous d’observer.
Assis dans votre œuf, contentez-vous d’observer.
Concentrez-vous sur ce sur quoi vous devez vous concentrer:
Allez vers vos interlocutrices, écoutez leurs voix, observez leurs visages.
Inspirez profondément, détendez-vous.
Soyez conscient que vous êtes assis là, dans votre œuf.
Quel est le message le plus important qu’elles vous livrent?
Que disent-elles?
Inspirez profondément, détendez-vous.
Vous possédez tout le savoir dont vous avez besoin, vous avez fait votre travail, laissez-les maintenant parler à travers votre plume.
Laissez les mots venir, ne les censurez pas, contentez-vous d’observer.
Ineke Buskens
Ce genre de réflexion peut ne pas sembler très avancé technologiquement, mais les relations entre les technologies de l’information et de la communication (TIC), l’autonomisation des femmes, la discrimination de genre, l’accessibilité, l’entreprenariat, le plaidoyer, etc. sont tellement multidimensionnelles que nous avons dû commencer par nous concentrer. Nous entreprenions une tâche capitale en essayant de mieux comprendre si l’autonomisation des femmes avait un impact sur leur utilisation des TIC et leurs contributions à ces technologies – et réciproquement – et de quelle façon. Nous nous apprêtions à étudier les entraves structurelles externes auxquelles sont confrontées les femmes, les facteurs internes et conceptuels les empêchant ou leur permettant d’utiliser les TIC à leur avantage ainsi que les stratégies qu’elles mettent en œuvre pour surmonter les obstacles (Buskens et coll. 2004).
Les enseignements tirés de cette étude forment le contenu de cet ouvrage. Les auteurs associent leurs interrogations sur la place des TIC dans la vie d’Africaines qui mènent une lutte quotidienne pour plus d’autonomie et d’égalité avec les points de vue des femmes elles-mêmes, dans un contexte où on s’intéresse plus au potentiel des TIC en faveur du développement qu’aux inégalités actuelles qui sont sources de divisions.
Pendant trois ans, quatorze équipes de chercheurs (comprenant environ trente femmes et hommes) ont poursuivi leurs recherches dans douze pays. Ils se sont réunis une fois par an pour des séances de travail et de formation en méthodologie de la recherche et ont virtuellement partagé leurs impressions, leurs interrogations, leurs ressources et leurs remarques pendant le reste de l’année grâce aux TIC1. Les chercheurs ont mené leurs recherches dans leur propre région géographique et, dans certains cas, dans leur propre communauté, sur leur lieu de travail et dans la langue locale. Ils faisaient même parfois partie des personnes interrogées. Ils se sont intéressés à des questions qui les touchaient à cause de leur propre expérience, de leurs intérêts et de leur engagement en faveur de l’égalité entre les sexes et de la justice sociale, dans les limites du thème général du projet GRACE (Recherches sur le genre en Afrique: les TIC au service de l’autonomisation)2.
1. En plus de la formation en méthodologie de la recherche qualitative, des cours de technologie de l’information ont été dispensés au cours des deux ateliers annuels de GRACE grâce à un partenariat avec l’Association for Progressive Communications (APC) et, plus particulièrement, au programme pour les femmes de l’APC.
À notre avis, les résultats obtenus sont remarquables de par l’étendue de la compréhension et des connaissances acquises concernant les expériences des femmes et le sens qu’elles leur donnent. Ils sont également remarquables parce qu’ils révèlent qu’il est possible, si les décideurs en ont la volonté politique, de mettre un terme à la situation actuelle dans le monde: une situation dans laquelle les femmes bénéficient moins de la société de l’information que les hommes et y contribuent moins (Huyer et coll. 2005). Cette situation pose problème si l’ensemble de la société doit bénéficier des TIC et les utiliser pour favoriser son développement et si l’idée de développement doit refléter et répondre aux intérêts et besoins de la population et pas seulement à ceux des personnes en situation de pouvoir.
Pour récolter des données significatives lors du processus de recherche et comprendre leur sens, nous devions également nous concentrer. Nous avons eu recours à plusieurs reprises à l’exercice de l’œuf d’autruche ainsi qu’à d’autres techniques d’introspection. Nous avons essentiellement employé des techniques de recherche qualitative, car elles permettent d’obtenir des données détaillées et de découvrir les différentes dimensions et les différents aspects d’un phénomène. Les questions et méthodes de recherche, la formation des chercheurs et le programme continu de mentorat et de soutien accompagnant l’étude reposaient sur les principes de la recherche émancipatoire critique (Buskens 2002; Buskens et Earl 2008).
Les méthodes mises en œuvre dans chaque cas étaient identifiées par les auteurs comme étant les mieux appropriées pour connaître les vies et les idées des personnes qu’ils interrogeaient. Ces femmes étaient davantage considérées comme des actrices de leur propre vie que comme des victimes de leur situation, ce qui peut sembler contradictoire avec l’idée que leurs vies ne sont pas bien comprises et ne vont pas dans le sens du développement par les TIC. Nous voulions cependant savoir comment les femmes comprenaient leur situation présente, nous voulions qu’elles pensent au-delà de leurs réalités actuelles et qu’elles réfléchissent à ce qui devait être mis en place pour qu’elles puissent réaliser leurs projets. Pour faire ce genre de raisonnement, les femmes devaient considérer qu’elles avaient la capacité d’agir pour elles-mêmes (Buskens 2002, 2006; Buskens et Earl 2008; Hannan 2004; Kabeer 2005). C’est ce genre de réflexion qui permet de développer des connaissances pratiques et fonctionnelles pouvant entraîner des changements.
2. Ce projet a été financé par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) canadien. Les opinions exprimées dans ce chapitre et dans le reste de l’ouvrage sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue du CRDI. Pour plus d’information sur le projet GRACE, veuillez consulter le site internet à l’adresse suivante: www.GRACE-Network.net.
Mais pour donner un sens à ces connaissances, il faut également prendre en compte les normes et les valeurs de nos sociétés qui forgent notre conscience et notre comportement. Il n’est pas facile de prendre conscience des facteurs qui déterminent nos points de vue et nos valeurs. Il n’est pas non plus aisé de se faire une idée d’une réalité qui transcenderait notre propre savoir conscient et notre imagination. Mais c’est le défi qu’ont relevé les auteurs de cet ouvrage: structurer leur recherche, puis leur propre analyse et interprétation, afin de trouver une explication aux perceptions des participantes et à leur recherche d’autonomisation dans le contexte de leur vie actuelle et de leurs rêves. Ce processus exigeait une grande réflexivité de la part des auteurs, qui travaillaient dans leur propre milieu socioculturel.
Le fait de travailler dans un environnement familier a facilité l’établissement des relations avec les participantes et l’identification des spécificités locales, mais il n’est pas simple de se préparer à reconnaître, dans le contexte de la recherche et en soi-même, en tant que chercheur, les relations et les présupposés sociaux, culturels, économiques, de genre, etc. appartenant à la norme. En tant qu’utilisateurs autonomes des TIC, les auteurs espéraient également que les bénéfices qu’ils en tiraient soient partagés par d’autres. Tout comme des «étrangers », les auteurs travaillant comme «anthropologues natifs » (Rodriguez 2001) ont dû révéler et remettre en question leurs propres présupposés et préjugés, en prenant conscience de leur propre regard, et réussir à «faire de ce qui est normal une étrangeté anthropologique » (Buskens 2006, 2002). Cette conscience de soi, ou réflexivité, est une qualité importante de l’approche de recherche qualitative que les auteurs ont adoptée.
Les séances d’introspection ont permis aux auteurs de découvrir des connexions entre les mots et les actions, même lorsqu’ils semblaient, à première vue, contradictoires. Afin de se concentrer, de réaliser ce travail d’introspection et d’augmenter leur capacité à reconnaître les différents niveaux de conscience et les différents niveaux de signification associés, les auteurs ont eu recours à une technique développée par Buskens, appelée Transformational Attitude Interview (Buskens 2008). Cette méthode permet de réaliser des entretiens approfondis révélant les expériences, les valeurs et les rêves, ainsi que les divergences entre ceux-ci. En s’intéressant aux éléments nécessaires pour atteindre une réalité voulue, on parvient à reconnaître les obstacles (aussi bien personnels qu’externes) et identifier les atouts et les conditions nécessaires pour être cohérent avec l’idée du monde auquel on aspire.
Dans les chapitres qui suivent, les auteurs considèrent les TIC comme des outils pouvant aider les personnes à transformer leur existence. Nous ne croyons pas que les TIC, tout comme les précédentes formes de technologies de l’information, puissent changer des systèmes et des valeurs inéquitables. Les TIC sont des constructions sociales: elles sont «le produit d’un environnement particulier, créé par certaines parties prenantes, pour certains objectifs » (Heeks 2002 : 5). Que ces objectifs soient explicites ou non, ils sont «formulés dans le cadre d’un discours plus large sur la modernisation et le développement, qui repose sur l’idée que le manque de connaissances [occidentales] est en partie responsable du sous-développement » dans les pays en voie de développement (Schech 2002 : 13). Il s’agit cependant là d’une hypothèse à la fois arrogante et naïve, qui feint d’ignorer les réalités et relations politico-économiques qui rendent les pays «développés » et «en développement » dépendants les uns des autres.
Il est en outre généralement reconnu que la nature et l’orientation du développement de la société de l’information ne s’appuient pas sur la réalité des femmes et encore moins sur celle des femmes victimes de pauvreté et de discrimination de genre et qui ne sont pas en situation de pouvoir sur la scène publique (Hafkin et Huyer 2006; Huyer et coll. 2005). Actuellement, le manque de documentation sur les questions de genre par rapport à l’impact des TIC «rend difficile, voire impossible, de plaider auprès des décideurs en faveur de la considération des questions de genre dans les politiques, programmes et stratégies en matière de TIC. Comme l’indique le PNUD: “sans données, il n’y a pas de visibilité. Sans visibilité, il n’y a pas de priorité” (cité dans Huyer et Westholm 2000) » (ibid. : 50). Les enquêtes menées dans le cadre du projet GRACE démontrent la complexité des inégalités de genre qui perdurent dans le milieu des TIC et sont actuellement rarement abordées du point de vue des utilisatrices (ibid.; Sciadas 2005).
Nous sommes conscients que les TIC peuvent servir à enrichir notre vie, nous faire gagner du temps, contribuer à notre bien-être et à notre développement économique, etc. Mais ils peuvent également exacerber les situations, relations et images liées au genre et, par le fait même, jouer un rôle conservateur et réactionnaire. L’essentiel n’est donc pas tant la question de l’accès et du prix, bien que ceux-ci restent des facteurs importants, mais la connaissance de ses droits et la possibilité d’aménager un espace pour l’autodétermination.
Les TIC créent différentes valeurs temporelles et spatiales, mais la place accordée à l’autodétermination n’est pas explicite. Elle a plusieurs sens et peut être décrite différemment en fonction du contexte. Par ailleurs, l’utilisation des TIC pour améliorer la vie des individus présuppose que ces individus disposent d’un certain contrôle sur l’espace et le temps dans lesquels ils vivent.
Les auteurs de cet ouvrage soulèvent un certain nombre de questions liées à leur compréhension des points de vue et des expériences des utilisatrices de TIC qui ont participé à leurs recherches. Ils s’intéressent aux éléments qui ont une incidence sur l’usage que les femmes font des TIC qu’elles ont à leur disposition et, dans certains cas, aux effets du manque d’accès aux TIC. Ils analysent un ensemble complexe de facteurs.
Les personnes interrogées dans le cadre de l’étude avaient toutes une certaine expérience des TIC telles que les téléphones portables, la radio, les ordinateurs, Internet et les CD-ROM. La façon dont les femmes s’en servaient et les possibilités qu’elles entrevoyaient ou qu’elles visaient en matière d’accès, d’utilisation et de contrôle (de l’objet et du contenu) des TIC, les conséquences qui les touchaient et les implications de ces conséquences, considérées dans un contexte culturel et socio-économique plus large, variaient considérablement. Elles révélaient également certains éléments importants, indispensables à la compréhension de l’incidence des TIC sur le développement, la réduction de la pauvreté, l’égalité de genre ou la justice sociale.
Nous avons regroupé les expériences des participantes en fonction de leur utilisation des TIC par rapport à la question de l’autonomisation.
Les femmes dont il est question dans la première partie sont touchées par les TIC de manière «passive ». Les différentes technologies ont changé leur vie, mais ces femmes n’ont pas, ou rarement, la possibilité d’accéder à ces outils et de les utiliser. Cette impossibilité est due à un manque d’infrastructures (notamment d’électricité et de matériel), à la pauvreté (leur principale priorité étant de survivre) et à l’analphabétisme. Souvent, ces facteurs sont partiellement ou entièrement liés au genre. Par exemple, dans certains contextes, les TIC ont une incidence sur la vie des femmes, car elles sont entrées dans leur sphère parce que des membres de leur famille s’en servaient, que leur communauté y avait accès ou qu’elles connaissaient leur usage potentiel et les bénéfices qu’elles pourraient en tirer, même lorsqu’elles ne cherchaient pas activement à s’en servir. Certaines technologies ont été considérées comme inutiles tandis que les bienfaits d’autres se sont révélés relatifs.
Dans la deuxième partie, les participantes bénéficient, ou vont bénéficier, d’espaces réservés aux femmes qu’elles créent ou qui vont être créés pour elles par le biais des TIC. Elles peuvent y trouver refuge, s’exprimer, apprendre, établir des contacts et exercer des activités commerciales. Dans certaines situations, le déséquilibre entre les genres dans le milieu dans lequel vivent ces femmes est si marqué qu’elles n’ont pas l’opportunité d’améliorer leur vie et de contribuer davantage à leur société dans les espaces publics physiques existants. Les espaces virtuels créés par les TIC leur permettent de jouir de nouvelles libertés et d’en tirer parti. En créant de nouvelles formes d’espaces – en utilisant un téléphone portable lorsqu’elles sont victimes de violence dans un espace physique fermé, en créant des environnements d’apprentissage et de travail favorables qui ne requièrent pas de pénétrer dans la sphère publique patriarcale, en développant les réseaux de plaidoyer – les femmes se créent de nouvelles possibilités et de nouvelles libertés. Qu’indique, cependant, le désir ou l’objectif des femmes de disposer d’espaces qui leur sont réservés grâce aux technologies sur les choix des femmes et leur intérêt pour les TIC? Que penser, dans une perspective d’égalité des sexes, de ce désir de se séparer des structures de pouvoir existantes plutôt que d’y faire face? Est-ce une forme d’expression de l’autonomisation pour les femmes concernées? Sont-elles en train de créer des possibilités d’autonomisation?
Dans la troisième partie, les femmes ont recours aux TIC pour accroître leur contrôle du temps et de l’espace dans leur vie personnelle et professionnelle. Cenpendant, leur utilisation des TIC souvent remet en question et bouleverse les rôles et les «normes » de genre dans les espaces publics. Les femmes découvrent l’indépendance à travers l’acte physique d’utiliser les TIC et en tirent des bénéfices socio-économiques. Toutefois, étant donné que leur utilisation de ces technologies leur permet de mieux assurer leur triple rôle, on peut avancer que les TIC contribuent au maintien, voire renforcent la division traditionnelle du travail selon le genre et, partant, le déséquilibre entre les sexes. Certaines femmes ont toutefois réussi à se servir des TIC non seulement pour améliorer leur vie, mais aussi pour transformer leur réalité. Elles ont modifié l’image et la condition de la femme dans leurs relations personnelles et dans leur communauté.
Les auteurs de la quatrième partie se sont entretenus avec des femmes qui utilisent des TIC pour améliorer leur vie en fonction de leurs propres objectifs. Ces femmes créent de nouveaux espaces où elles-mêmes et d’autres peuvent vivre, penser et travailler et qui ont, de différentes manières, une incidence sur les espaces publics aux niveaux familial, local, national et international. En changeant leur propre condition et en brisant le «plafond de verre », elles deviennent une source d’inspiration pour d’autres. Ces femmes vont de la PDG d’une société de TIC nationale, qui a accès à de nombreuses ressources, à la coiffeuse qui a dû économiser pendant deux ans pour acheter le téléphone portable qui lui a permis de monter son entreprise et qui peut désormais acheter sa propre maison et même offrir une chambre en location.
Ces quatre parties peuvent être considérées comme des scénarios ou des étapes. Dans chacune d’entre elles, on peut s’interroger sur le niveau d’autonomisation nécessaire pour que les femmes aient accès aux TIC et les utilisent ou participent aux espaces créés grâce aux TIC. Notre étude indique qu’il existe plusieurs «seuils d’autonomisation » avec différentes combinaisons de facteurs favorables, internes et externes. Pourtant, à chaque niveau, même lorsque les choix des femmes sont des plus limités car elles sont privées des services de première nécessité (comme l’électricité), elles expriment leur capacité d’agir. Amartya Sen écrit: «Je ne vois, à l’examen, aucune priorité aussi brûlante pour l’économie politique du développement qu’une reconnaissance pleine et entière de la participation et du leadership féminins dans les domaines politique, économique et social ». Mais il admet cependant que le développement de «la fonction d’agent des femmes (…) est l’un des domaines les plus négligés dans les études sur le développement et sans aucun doute celui qui mériterait le plus de retenir l’attention » (Sen 2000 : 270).
En clarifiant comment les femmes exercent leur capacité d’action dans leur utilisation des TIC, comment les questions de genre entravent ou améliorent l’accès des femmes au TIC et leur utilisation, comment des femmes ont réalisé leurs rêves grâce aux TIC et ce dont elles ont eu besoin pour y arriver, à quels obstacles elles ont été confrontées et comment elles ont réussi à surmonter les difficultés internes et externes, les auteurs contribuent à une meilleure compréhension du potentiel des TIC. Ces puissants outils méritent toute notre attention. Ne pas leur accorder cette attention pourrait signifier des occasions ratées pour les femmes. Nous prendrions aussi le risque que les TIC renforcent, involontairement, la discrimination envers les femmes et les privent de leur autodétermination.
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Sen, A. (2000) Un nouveau modèle économique – Développement, justice, liberté, Paris: Odile Jacob.
Les recherches qualitatives auprès des femmes comme celles que les auteurs ont menées posent certaines difficultés. Les chercheurs et les participantes ont grandi dans des sociétés androcratiques1, ce qui signifie qu’ils se perçoivent eux-mêmes et les uns les autres à travers les filtres créés par la pensée sexiste largement acceptée. Il y a fort à parier que les filtres varient beaucoup entre les différents individus, groupes, communautés et pays et en leur sein et qu’ils resteront indéterminés à divers degrés, mais il est certain que personne n’en est exempt.
Les femmes ont intégré des présupposés non vérifiés et des conceptions entachées de préjugés concernant leur existence et leurs capacités ou l’absence de celles-ci à un degré tel qu’elles ne savent souvent pas vraiment qui elles sont et ce qu’elles veulent. Les femmes peuvent penser qu’elles sont, en tant que personnes, moins utiles, moins capables, moins compétentes, moins talentueuses, etc. qu’elles ne le sont vraiment. En outre, les concepts culturellement acceptés dans les sociétés à prédominance masculine ne permettent pas toujours aux femmes de faire part de leurs réalités et de leurs expériences. Les femmes sont souvent jugées et dénigrées par l’idéologie androcratique dominante (Daly 1973; Belenky et coll. 1986; Gilligan 1982).
1. L’androcratie se définit comme la domination par des hommes de pouvoir et se distingue de la domination masculine et du patriarcat. Voir Eisler (1995).
En demandant aux femmes de parler de leurs vies, les chercheurs leur ont aussi implicitement demandé de choisir les concepts avec lesquels le faire. Ces concepts étant influencés par les images d’une culture androcratique, ils peuvent être normatifs, dénigrants ou tout simplement inappropriés pour représenter les réalités des femmes. Lorsque les concepts intégrés par les femmes nuisent à leur cheminement en tant qu’êtres humains, elles subissent des tensions et des conflits entre ce qu’elles savent d’elles-mêmes et ce dont elles croient être capables. Elles peuvent même ne pas être conscientes que les concepts socioculturels qu’elles ont assimilés sur les femmes en général influencent l’image d’elles-mêmes qu’elles se sont personnellement construite en tant que femme. Interroger des femmes sur leurs sentiments implique d’accéder à leur expérience et leur vérité personnelles tout en révélant leur relation avec cette culture dominante. C’est précisément dans l’espace mental entre les concepts culturellement acceptables et leur vérité personnelle que se situent les tensions entre ce que les femmes pensent être ou devoir être et ce qu’elles ressentent vraiment (Anderson et Jack 2006).
Que peuvent attendre les chercheurs de leurs échanges avec les femmes?
Les femmes peuvent être très attentives à ce qu’elles pensent que les chercheurs veulent entendre, car elles manquent d’assurance au moment de se définir et d’exprimer ce qu’elles ressentent. Elles ont souvent l’impression de ne pas avoir «les bons mots » pour parler de leur expérience. Elles peuvent donc se contredire et parler entre les lignes. Elles peuvent avoir tendance à se comparer aux stéréotypes qu’elles ont de «la femme vertueuse » et elles le font parfois en «se situant elles-mêmes » par rapport à ce modèle. Elles peuvent par moments parler en «stéréo », exprimer le côté culturellement accepté de leur rôle de femme et, en sourdine, leur expérience personnelle authentique (ibid.).
Les femmes peuvent partager leur expérience tout en critiquant leurs propres propos par des métaréflexions. Les notions qu’elles utilisent peuvent être des «notions en construction » : il est possible qu’elles utilisent d’autres concepts lors de l’entretien suivant. Elles peuvent parfois avoir recours à des notions culturellement acceptées pour critiquer leur propre vie. Il peut aussi arriver qu’elles puisent dans leur expérience personnelle pour critiquer des concepts culturellement acceptés. De nombreuses femmes ont beaucoup de rêves qu’elles n’ont pas réalisés et sont pleines d’inquiétudes et de doutes quant à leur concrétisation. Une recherche approfondie peut faire remonter tout cela à la surface et causer un certain désarroi. Idéalement, les chercheurs devraient pouvoir les conseiller (ibid.).
Nous allons maintenant analyser le projet de recherche entrepris par l’équipe de GRACE au Zimbabwe afin de mettre l’accent sur le type de décisions qui caractérise la recherche qualitative auprès des femmes et les opportunités offertes par ce genre d’études pour accumuler des connaissances valides et utiles. Cette étude est présentée intégralement au chapitre 6.
À l’université du Zimbabwe, trois chercheuses, qui étaient bibliothécaires à l’université à l’époque des recherches, avaient remarqué que les étudiants étaient bien plus nombreux que les étudiantes dans le laboratoire informatique de la bibliothèque. Les étudiants de toutes les facultés ont le droit d’utiliser les ordinateurs. Les statistiques compilées grâce aux registres d’utilisation et aux taux d’inscription des étudiants ont confirmé leurs observations. Au moment de cette étude, la bibliothèque ne disposait pas de suffisamment d’ordinateurs pour tous les étudiants qui en avaient besoin. La règle du «premier arrivé, premier servi » était donc appliquée.
En s’appuyant sur leurs statistiques et sur l’observation des participantes, les chercheuses ont mis au point une étude qualitative approfondie pour comprendre la situation. L’analyse des récits de ces étudiantes leur a permis d’identifier plusieurs raisons expliquant cette difficulté d’accès. Nous n’analyserons qu’une seule de ces raisons ici: le fait que la concurrence pour l’accès aux ordinateurs se terminait souvent en confrontation physique. En d’autres mots, les étudiants poussaient les étudiantes hors du laboratoire.
Les chercheuses auraient pu s’arrêter là et, avec les données rassemblées, dresser un tableau perspicace des relations entre les étudiantes, l’utilisation des TIC et les établissements d’enseignement supérieur en Afrique.
Elles ont pourtant choisi de s’intéresser aux deux principales «anomalies » révélées par leur étude: le fait que certaines étudiantes réussissaient à accéder aux laboratoires (ils ont commencé à les appeler «déviantes », car elles déviaient de la norme) et que lorsque l’on demandait aux étudiantes «normales » comment elles percevaient le fait de ne pas pouvoir accéder aux ordinateurs comme elles le voudraient, plusieurs d’entre elles ne mettaient pas du tout en cause la règle du «premier arrivé, premier servi ». Dans l’esprit de ces participantes, cette règle était tout à fait acceptable et constituait même un progrès par rapport à ce quoi elles avaient été habituées. Ces mêmes étudiantes déploraient cependant le fait de devoir se tourner vers les cybercafés et les collèges pour avoir accès à un ordinateur.
En s’intéressant aux «déviantes » – les étudiantes qui réussissaient à accéder aux ordinateurs de la bibliothèque –, les chercheuses ont découvert qu’elles étaient plus jeunes et qu’elles avaient plus d’expérience dans les TIC. Par ailleurs, ces étudiantes étaient bien conscientes que leurs camarades du même sexe restaient à l’écart et elles en connaissaient les raisons. Elles se rendaient compte du décalage entre l’apparente équité de la règle et l’injustice qui en résultait.
En ce qui concerne les étudiantes «normales », les chercheuses auraient pu s’impatienter et les critiquer en jugeant que ces participantes se contredisaient, étaient confuses et n’étaient pas capables de saisir une opportunité lorsqu’elle se présentait. Heureusement, elles n’ont pas réagi de la sorte. Elles comprenaient que leurs interlocutrices avaient forgé leurs opinions, leurs idées, dans un environnement social où la règle du «premier arrivé, premier servi » est considérée comme démocratique et juste – en d’autres mots, socialement acceptée. Elles étaient conscientes de la supériorité d’un tel concept. C’était peut-être d’ailleurs le seul concept dont disposaient les participantes pour expliquer leur impossibilité d’accéder aux ordinateurs. Elles ont tenu compte du fait que, souvent, les femmes ne possèdent pas les bons concepts pour exprimer leur pensée. Elles comprenaient que ce phénomène ne révèle aucune faiblesse intellectuelle ou émotionnelle, mais témoigne de la réalité vécue par les femmes qui sont nées et ont grandi dans des sociétés androcratiques. En tant que chercheuses, elles ont pris conscience que l’analyse de cette apparente contradiction leur permettrait d’approfondir leur compréhension et leur expérience.
Les chercheuses auraient pu conclure que les qualités que possédaient les «déviantes » étaient nécessaires à toutes les autres étudiantes pour accéder au laboratoire informatique. Heureusement, elles ne l’ont pas fait. Elles ont poussé leur analyse plus loin en s’intéressant à la façon dont les deux groupes donnaient un sens à leur expérience d’accès limité et à la règle de l’égalité d’accès. En combinant leur compréhension de l’expérience des deux groupes, elles ont abouti à une nouvelle idée: l’expérience des TIC pouvait être à l’origine de la confiance en soi, de la capacité d’aller à l’encontre de la discrimination de genre dans le contexte des TIC.
À la lumière de cette étude de cas, il devient clair que la recherche auprès des femmes peut être réalisée avec succès par des chercheurs et des chercheuses désireux d’aller au-delà des évidences et qui sont prêts à analyser différentes significations et expériences jusqu’à obtenir une vue d’ensemble plus précise permettant d’expliquer toutes les données à partir d’un modèle cohérent unique. Dans ce cas précis, il ne fait aucun doute que la volonté des chercheuses d’acquérir des connaissances pratiques utiles pouvant conduire à un changement durable les a inspirées et motivées à poursuivre le processus d’analyse au lieu de le clore prématurément.
Les chercheurs et chercheuses qui mènent des études auprès des femmes doivent savoir écouter et replacer en contexte. Ils doivent être capables de pleinement accepter et contester ce qu’ils entendent et d’élaborer de nouvelles méthodes en fonction des besoins et des possibilités. Une étude dont l’objectif est de s’ouvrir à la capacité d’agir des femmes et leur permettre de l’exercer dans le but de transformation exige encore plus des chercheurs: ils doivent encourager les participantes à aller au-delà de leur réalité actuelle et à évaluer ce qui doit être mis en place pour leur permettre de poursuivre leurs idéaux.
Écouter les femmes, écouter réellement les femmes, c’est écouter ce qu’elles disent et comment elles le disent, mais aussi ce qu’elles ne disent pas et ce qu’elles ne peuvent pas dire. Il est très important de chercher à lire «entre les lignes » et de porter une attention particulière au langage non verbal. Il est possible que les chercheurs doivent conserver une «place pour ce qui n’est pas encore compris » pendant un certain temps, car il est important d’éviter les conclusions «hâtives ».
Les moments de contradiction et de paradoxe indiquent les tensions entre l’acceptation par les femmes de leurs valeurs socioculturelles et leurs expériences authentiques et leurs rêves. Les chercheurs doivent donc être capables de les reconnaître et d’en tirer parti. L’utilisation de ces moments implique souvent des remises en cause et des confrontations. Les chercheurs doivent s’appuyer sur leur grande connaissance du contexte dans lequel vivent ces femmes, sans porter de jugement sur leurs choix, leurs pensées ou leurs émotions. Lorsqu’on se concentre sur ceux-ci, le concept de «préférence adaptative » doit être pris en compte: les femmes ont intériorisé les mythes d’inégalité de genre qui prévalent dans leur société et se sont attachées aux identités formées par ces mythes et aux pratiques correspondantes (Nussbaum 2008). Les femmes peuvent avoir accepté «l’inacceptable comme étant naturel » et faire part de «leur vérité » à partir de ce point de vue. Si cette vérité n’était pas analysée, les femmes pourraient être considérées comme des agents «informés » de leur propre manque d’autonomisation, même dans le cadre de processus devant renforcer leur autonomie et provoquer un changement. Il faut malgré tout prêter attention à leurs limites et respecter les émotions, les pensées et les choix qu’elles dévoilent.
Afin de comprendre les rêves et les désirs des femmes au-delà du rôle de femme qu’elles ont accepté, il est souvent nécessaire de créer un espace mental où elles peuvent découvrir cette partie d’elles-mêmes et lui permettre de s’exprimer. Les projets et méthodes de recherche doivent tenir compte du fait que même si elles possèdent un potentiel de souveraineté et de changement, les femmes socialisent dans les limites qui leur sont imposées. Des techniques stimulant la créativité et la liberté d’expression des femmes peuvent être associées à l’observation des participantes et à des entretiens plus approfondis.
Les chercheurs devraient s’écouter eux-mêmes lorsqu’ils écoutent les femmes. Leur inconfort personnel peut en effet les alerter sur les contradictions entre ce que les femmes disent et ce qu’elles ressentent vraiment (Anderson et Jack 2006). Les chercheurs peuvent aussi, de cette façon, apprendre à connaître leurs propres filtres mentaux et se rendre compte des préjugés inconscients qu’ils pourraient avoir (Buskens 2006, 2002; Smaling 1990, 1995, 1998). Dans le cadre de cette recherche, orientée vers l’influence du genre dans le contexte de l’autonomisation des femmes, les chercheurs et chercheuses sont confrontés à leur propre identité de genre et à leurs filtres sexistes. Plus ils sont prêts à regarder dans le miroir et à intégrer ce qu’ils voient, plus leur relation avec leurs interlocutrices, leur processus de recherche et leurs données seront riches d’enseignements. La confrontation avec leur propre identité de genre et l’expérience de la dynamique de genre dans les relations entre les chercheurs et leurs interlocutrices peuvent avoir une signification différente pour les hommes et pour les femmes. Alors que les hommes pourraient ne pas avoir conscience d’un grand nombre de dynamiques de communication interpersonnelle qui ne sont pas évidentes, les femmes pourraient les oublier, car elles pourraient retomber dans le jugement hâtif.
Sujet longtemps tabou, le sexisme entre les femmes est maintenant abordé ouvertement (Chesler 2001). La crainte de l’identification et des liens avec d’autres femmes semble être à la base du sexisme entre les femmes. Les attitudes sexistes des femmes envers d’autres femmes sont liées au taux de sexisme général d’un pays: plus le taux de sexisme général est élevé, plus le sexisme entre les femmes est répandu. Glick et Fiske ont étudié le sexisme dans 19 pays répartis sur cinq continents. Ils ont découvert que trois des quatre pays où le taux de sexisme est le plus élevé se trouvent en Afrique: il s’agit du Botswana, du Nigeria et de l’Afrique du Sud (Glick et Fiske 1996, 1997; Glick et coll. 2000, cité dans Chesler 2001)2. Les agressions des femmes envers d’autres femmes s’expriment souvent de façon indirecte par l’évitement, l’humiliation, le jugement et même la stigmatisation (Chesler 2001). Même les féministes ne semblent pas dépourvues d’hostilité envers les autres femmes3.
L’attitude introspective est de mise dans toutes les recherches qualitatives, mais elle est particulièrement cruciale dans le cadre d’études sur les questions de genre réalisées auprès des femmes. En remettant en question leurs décisions de recherche et les émotions et pensées provoquées par les entretiens, les chercheurs ont l’occasion d’en apprendre plus sur eux-mêmes. Lorsqu’ils se posent les questions «Que dois-je faire maintenant? » et «Pourquoi fais-je cela? », ils se demandent aussi «Quel moi se révèle à ce moment de la recherche? Quelle partie de moi s’exprime ici concernant l’objet de cette recherche et les participantes? » Cette introspection place les chercheurs face à leurs filtres sexistes et possiblement à d’autres préjugés. Le processus peut être très difficile et pénible. Pour conserver cette attitude introspective, les chercheurs doivent se ménager. Il est important de toujours s’efforcer de devenir le meilleur possible, de s’assurer que l’on dispose des ressources (émotionnelles, mentales, sociales et financières) pour y parvenir et de comprendre et d’accepter les échecs. Cette attitude pourrait être appelée l’amour de soi, et la discipline dans laquelle elle s’inscrit, l’auto-prise en charge. En ce sens, l’auto-prise en charge peut constituer une condition méthodologique préalable (Buskens 2002), car sans elle, la réflexivité n’est pas une attitude soutenable.
2. Dans leur étude, Glick et Fiske ont découvert que les femmes en tant que groupe faisaient moins preuve de sexisme hostile que les hommes dans tous les pays étudiés, mais que les scores de sexisme bienveillant chez les femmes étaient souvent similaires et parfois nettement supérieurs à ceux des hommes. Dans les quatre pays avec le score de sexisme le plus élevé (dont trois en Afrique: le Botswana, le Nigeria et l’Afrique du Sud), les femmes acceptaient beaucoup plus le sexisme bienveillant que les hommes. Le sexisme bienveillant féminin porte un regard favorable sur le genre de femmes qui adhère aux valeurs traditionnelles et désapprouve fortement les femmes qui sortent du moule. Cette sorte de sexisme aide à maintenir le statu quo. Les attitudes sexistes des femmes envers d’autres femmes sont liées au taux de sexisme général d’un pays. Ainsi, l’Afrique du Sud peut être considérée comme très sexiste. Plus une nation est sexiste, plus les femmes acceptent facilement le sexisme bienveillant.
3. Dans une étude réalisée en l’an 2000 auprès de 155 étudiantes d’universités américaines appartenant aux classes ouvrière et moyenne et à divers groupes ethniques, Cowan (cité dans Chesler 2001) a découvert que l’hostilité des femmes envers d’autres femmes n’est pas liée au fait qu’elles se qualifient de féministes ni à une échelle de féminisme. Bien qu’aucune étude similaire n’ait été réalisée en Afrique, des études transculturelles ont révélé des taux de sexisme élevés en Afrique (Glick et Fiske 1996, 1997; Glick et coll. 2000, cité dans Chesler 2001) et, étant donné que le taux de sexisme entre les femmes d’un pays est lié à son taux de sexisme général, on ne peut exclure la possibilité qu’une étude similaire donne des résultats semblables en Afrique.
Selon Chesler, la pratique stricte de la solidarité féminine permet de venir à bout du sexisme entre les femmes. Cette discipline doit être fondée sur l’amour de soi (Chesler 2001). Les femmes peuvent trouver particulièrement difficile de s’aimer elles-mêmes. L’un des effets les plus dévastateurs de l’oppression est l’aliénation de soi, lorsque les individus perdent toute loyauté envers eux-mêmes, au plus profond de leur cœur et de leur amour-propre (Fanon 1967, cité dans Mageo 2002).
Les difficultés auxquelles font face les chercheurs masculins dans la recherche auprès des femmes, lorsqu’ils sont confrontés à leur identité de genre et à leurs filtres sexistes, peuvent, bien qu’étant de nature différente, être aussi profondes. Ainsi, le respect d’une discipline d’introspection, et donc d’amour de soi, est tout aussi impératif.
Dans les recherches en faveur du changement comme celle menée par GRACE, les éléments auxquels s’intéressent les chercheurs reflètent souvent directement leur propre travail et leur propre vie. Pour le projet GRACE, la question posée par l’étude était: «Comment les Africaines utilisent-elles les TIC dans leur processus d’autonomisation? » Aucun des chercheurs participants n’aurait pu faire son travail et renforcer son autonomie sans les TIC. En se tournant vers des membres de leur communauté qui partagent la même langue, la même ethnicité, la même religion et qui sont parfois nées dans le même village ou ont travaillé dans la même organisation, les chercheurs ont agi comme des «anthropologues natifs » (Rodriguez 2001). Cela leur a permis d’établir un lien étroit avec leurs interlocutrices et a stimulé leur réflexivité, leur courage, leur persévérance et leur amour de soi. En outre, la plupart des chercheurs sont des femmes qui mènent une recherche auprès d’autres femmes. Plus le miroir est placé directement face à l’individu, plus sa découverte de soi et des autres peut être riche d’enseignements et l’expérience de recherche, conflictuelle. C’est là que l’auto-prise en charge prend tout son sens.
Regarder dans le miroir et prendre conscience est une transformation en soi. L’acte d’introspection entraîne un changement (Reason et Bradbury 2001; Meulenberg-Buskens 1998; Van der Walt 2000). Le processus peut être difficile, même lorsque le changement est souhaité, prévu et accepté, car tout changement comporte une perte. Dans cette recherche, dont le but explicite est de développer des connaissances en vue d’atteindre l’autonomisation et la transformation, le changement est à l’ordre du jour pour tout le monde. Il est donc impératif pour les chercheurs d’apprendre à travailler avec les processus de changement, non seulement pour leurs interlocutrices, mais aussi pour eux-mêmes.
Il est difficile et exigeant de conserver une attitude de questionnement critique et de considérer l’avenir avec optimisme tout en surmontant les conditions adverses et les tempêtes émotionnelles causées par les confrontations directes avec l’absence d’autonomisation des femmes dans un contexte de recherche. Le défi est encore plus grand lorsque les chercheurs se tournent vers leur propre communauté et environnement pour mener leur recherche. Aucune étude ne peut cependant dépasser ceux qui l’ont conçue et amorcée. Il est donc impératif que les esprits qui sont intimement familiers avec l’état actuel des choses soient ceux qui formulent les questions qui donneront des indications sur le potentiel d’autonomisation des femmes.
Les chercheurs qui ne craignent pas de changer ou de voir leur environnement se transformer n’auront pas peur d’être témoins de changements chez leurs interlocutrices ni même de les provoquer. En acceptant la vulnérabilité qu’implique un tel engagement, les chercheurs acquièrent la crédibilité nécessaire pour mener des recherches auprès des femmes dans un objectif de transformation.
Anderson, K. et D. Jack (2006) «Learning to listen: interview techniques and analyses », in R. Perks et A. Thomson (éd.), The Oral History Reader, seconde édition, Londres: Routledge.
Belenky, M. F., B. Clinchy, N. Goldberger et J. Tarule (1986) Women’s Ways of Knowing: The Development of Self, Voice and Mind, New York: Basic Books.
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Van der Walt, H. (2000) «Nurses and their work in the Tuberculosis Control Programme for the Western Cape: too close for comfort », thèse de doctorat non publiée, UCT, Le Cap.
En tant que professionnelles travaillant dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC), nous supposions que toutes les femmes pouvaient, comme nous, tirer un avantage de l’utilisation des TIC. Plusieurs études de genre (Johnson 2003; Payton et coll. 2007) ont révélé que la plupart des utilisateurs de TIC (notamment des ordinateurs, d’Internet et des courriers électroniques) sont de jeunes hommes et que les femmes ne sont que des utilisatrices marginales. Ces données semblent indiquer un décalage entre le discours sur l’autonomisation des femmes grâce aux TIC et la réalité. Des spécialistes tels que Sharma (2003) et Stephen (2006) affirment cependant que les TIC peuvent renforcer l’autonomie des femmes en favorisant leur participation au développement économique et social et en facilitant les décisions éclairées. Selon ces deux auteures, les TIC ont le pouvoir d’atteindre des femmes qui sont restées en marge des autres moyens d’expression et peuvent simplifier la communication entre elles et d’autres réseaux dispersés, leur permettant de se mobiliser, de participer à des débats et de s’exprimer.
Nous avons donc cherché à déterminer si les femmes vivant dans les zones rurales du Mozambique, qui ont accès aux TIC grâce aux télécentres et aux réseaux de téléphonie mobile, en pleine expansion, avaient acquis davantage d’autonomie. L’agriculture est généralement leur principal moyen de subsistance, souvent complété par du petit commerce dans le secteur informel. La plupart de ces femmes sont illettrées (le taux national d’analphabétisme est de 53 pour cent, mais de 66 pour cent chez les femmes, PNUD 2006) et ne parlent pas portugais, la langue officielle, et encore moins l’anglais, la langue de la majorité de l’information disponible sur Internet. Bien qu’elles jouent un rôle extrêmement important dans la société et dans la lutte contre la pauvreté, les femmes des zones rurales forment le groupe le plus pauvre et le plus marginalisé (Fórum Mulher/SARDC WIDSAA 2005).
Dans ce contexte, nous avons décidé d’étudier les questions suivantes:
• Les habitantes de Manhiça et Sussundenga, dans des régions rurales du Mozambique, utilisent-elles les TIC qui sont à leur disposition? Si oui, dans quel but? Si non, pourquoi?
• L’usage des TIC renforce-t-il leur autonomie? Si oui, comment? Si non, pourquoi?
Nous espérons que les résultats obtenus seront utiles pour guider et adapter la mise en œuvre des TIC en milieu rural afin que ces technologies favorisent l’autonomisation des femmes au lieu de creuser, même involontairement, le fossé entre les genres.
Nous comprenons qu’il n’existe pas de modèle unique d’autonomisation. Le terme d’«autonomisation » a d’ailleurs plusieurs définitions. Pour Bush et Folger (1994), par exemple, l’autonomisation consiste à rétablir l’estime de soi des individus et à renforcer leur capacité à résoudre leurs propres problèmes. Pour l’Agence norvégienne pour la coopération en faveur du développement (1999), en revanche, on entend, par autonomisation, l’augmentation des opportunités pour les hommes et les femmes de contrôler leurs propres vies: l’autonomisation, c’est le pouvoir de prendre des décisions, de se faire entendre, d’établir des priorités, de négocier et de faire face aux difficultés par ses propres moyens. L’autonomisation est également définie comme la capacité d’un groupe ou d’un individu à faire des choix et à transformer ces choix en actions et en résultats (Alsop et coll. 2006).
Selon nous, l’autonomisation dépend de nombreux facteurs – tant économiques et sociaux que politiques (Banque mondiale 2002; Alsop et coll. 2006; Nations Unies 2005). Pour ce chapitre et dans ce contexte en particulier, nous définirons l’autonomisation des femmes grâce aux TIC comme le rôle que joue l’accès aux TIC dans le développement des ressources et des capacités des femmes, principalement dans les zones rurales du Mozambique. Les ressources, tant physiques que financières (Banque mondiale 2002) et les capacités, c’est-à-dire la possibilité de réaliser des actions utiles et d’atteindre un certain bien-être, dépendent de chaque individu et de son contexte (Sen 1987, 1992, 1997; Sen et Nussbaum 1993).
Dans ce chapitre, le terme TIC fait référence aux radios, ordinateurs, courriers électroniques, Internet et téléphones (portables ou fixes). En nous basant sur des études de terrain réalisées entre décembre 2005 et février 2006, nous analyserons de quelle façon chacune de ces technologies a été utilisée en faveur de l’autonomisation des femmes des zones rurales du Mozambique.
Étant donné la taille et le caractère hétérogène du Mozambique, nous avons décidé d’étudier deux districts ruraux: Manhiça, dans la province de Maputo, au sud, et Sussundenga, dans la province de Manica, au centre. Ces régions ont été choisies car elles avaient toutes deux des télécentres permettant aux populations d’accéder à différentes TIC. Elles disposaient notamment, depuis plusieurs années, de stations de radio communautaires, et offraient donc la possibilité d’étudier l’évolution de la situation dans des lieux où, techniquement parlant, la population avait un minimum d’accès aux TIC.
L’installation des premiers télécentres dans les districts du Mozambique, en 1999, a marqué le début d’un effort pour mettre les TIC à la portée des habitants des zones rurales et des personnes défavorisées, y compris les femmes. Les télécentres ont été conçus comme des centres de développement et appartiennent aux communautés locales. Ils offrent la possibilité d’utiliser des ordinateurs, un téléphone public (fixe), un fax et des photocopieurs, de consulter sa messagerie électronique, Internet et divers services d’information et de suivre des formations sur les technologies de l’information, le traitement de texte ou la conception graphique. Des stations de radio communautaire à diffusion locale ont par la suite été intégrées à la plupart des télécentres. Plus récemment, le téléphone portable a été mis en place dans un nombre croissant de districts. Bien que le développement des téléphones portables soit encore extrêmement limité en pleine campagne, le nombre d’utilisateurs de téléphonie mobile au Mozambique dépasse déjà de loin le nombre d’abonnés au réseau filaire.
Il existe deux opérateurs de téléphonie mobile au Mozambique. Tous deux sont présents à Manhiça, et l’un s’est implanté à Sussundenga à la fin de notre période de recherche. L’entreprise publique de télécommunications détient toujours le monopole pour la gestion des infrastructures et les services de téléphonie fixe. Quelques cabines téléphoniques sont disponibles dans les deux districts étudiés, en plus de celles installées dans les télécentres, les administrations locales, les organisations et les entreprises. Le manque d’accès à une connexion téléphonique correcte et abordable (et souvent, l’absence de connexion tout court) est un obstacle de taille à l’utilisation d’Internet et de la messagerie électronique. La pénurie de professionnels des TIC dans le pays représente une autre contrainte importante.
Au Mozambique, 80 pour cent de la population totale (20 millions de personnes, dont 52 pour cent de femmes) habite en milieu rural. Quatrevingts pour cent des travailleurs agricoles sont des femmes, et seules deux pour cent d’entre elles travaillent dans le secteur formel. La population du district de Manhiça, à 80 kilomètres au nord de Maputo, s’élève à près de 200 000 habitants. En 2003, le taux de pauvreté y était estimé à 60 pour cent. Soixante pour cent des femmes et des filles de plus de cinq ans ne sont jamais allées à l’école et seulement 12 pour cent ont terminé leurs études primaires, même si 20 pour cent d’entre elles parlent portugais. Quatrevingt-dix pour cent des femmes actives travaillent dans l’agriculture, pour leur famille ou pour elles-mêmes, et 15 pour cent des agriculteurs du district sont des fillettes de moins de dix ans (MAE 2005a). Le district de Sussundenga est trois fois plus grand que Manhiça et deux fois moins peuplé. Seules 9 pour cent des femmes parlent portugais et 83 pour cent d’entre elles sont analphabètes (contre 62 pour cent des hommes). Quatre-vingt-seize pour cent des femmes actives travaillent dans l’agriculture, mais il est important de noter que 12 pour cent des enseignants et 52 pour cent des professionnels de la santé du district sont des femmes (MAE 2005b).
Nos données de terrain son essentiellement qualitatives et ont été collectées par le biais d’entretiens semi-structurés, de groupes de discussion sous plusieurs formes, d’observations et d’histoires de vie. Les entretiens ont été menés dans les langues locales avec des femmes qui fréquentaient les télécentres pendant la période de travail de terrain, des responsables et des professionnelles locales et des femmes choisies au hasard près des télécentres, notamment dans les écoles, les hôpitaux, les marchés et dans la rue. Soixante quatorze femmes ont été interrogées (44 à Manhiça et 30 à Sussundenga) : des enseignantes, des infirmières, des auxiliaires familiales, des femmes sans emploi, des vendeuses sur le marché ou dans la rue et des responsables d’associations féminines. Nous avons également analysé les statistiques des télécentres, classées en fonction du groupe d’âge, du sexe et des services utilisés.
La radio communautaire: un outil d’autonomisation encore efficace dans un contexte rural Les stations de radio communautaire locales qui émettent depuis les télécentres sont certainement les TIC les plus utilisées par les femmes interrogées. Les émissions sont gratuites et il n’est pas indispensable d’avoir l’électricité et un poste de radio personnel pour y avoir accès, car les gens se rassemblent pour les écouter dans des lieux publics ou chez eux. Les frais de fonctionnement sont généralement peu élevés, ce qui fait de la radio la plus abordable des TIC dans les zones rurales, surtout lorsque des radios à dynamo sont disponibles.
Certaines personnes ne peuvent cependant pas se permettre d’acheter un poste de radio. Une chef de famille de Manhiça nous a par exemple dit qu’elle n’avait jamais utilisé de technologie et qu’elle ne voulait pas de radio ou de téléphone, car ils impliquaient des dépenses supplémentaires: «Les piles coûtent cher ». Tout ce qu’elle désirait, c’est avoir quelque chose à manger chaque jour. « À quoi me servirait un téléphone? » a-t-elle demandé. Lorsque nous l’avons interrogée, elle se trouvait au télécentre pour récupérer sa carte d’identité qu’elle avait perdue: quelqu’un l’avait trouvée et déposée au télécentre et une annonce avait été passée à la radio. Les voisins de cette femme avaient entendu l’annonce et l’avaient prévenue. Si la radio n’avait pas servi d’intermédiaire, elle n’aurait jamais su où se trouvait sa carte.
Environ 95 pour cent des participantes ont affirmé qu’elles écoutaient la radio et nombre d’entre elles, dans les deux districts, ont dit connaître les programmes. Les plus populaires sont les annonces publiques, notamment les notices nécrologiques. La participation au deuil des membres de la communauté et de leurs proches fait partie intégrante des traditions socioculturelles de ces femmes. La radio constitue le moyen le plus rapide et le plus abordable d’informer un grand nombre de personnes. Les nouvelles et les émissions destinées aux femmes étaient également parmi les plus populaires. Les nouvelles permettent aux femmes d’obtenir des informations qui réduisent leur isolement tant au sein de leur communauté qu’aux niveaux national et international et les émissions destinées aux femmes couvrent toute une gamme de sujets tels que le comportement des adolescents dans le cadre familial, les précautions à prendre chez soi, le VIH/sida, la cuisine, la santé des enfants et les comportements sociaux. Les émissions éducatives, notamment celles destinées aux femmes, les aident à améliorer leur capacité à militer contre le VIH/sida, par exemple, et à changer leur façon d’appréhender les problèmes de santés, sociaux ou autres au sein des communautés et des familles.
Nous sommes convaincus que la radio favorise un processus d’écoute et d’apprentissage de notions qui sont ensuite appliquées au sein des foyers et dans l’éducation d’autres personnes. En général, les femmes ont témoigné de l’importance de la radio pour elles, car c’est grâce à ses émissions qu’elles apprennent ce qui se passe dans le monde.
La radio met également les femmes directement à contribution au niveau local, en tant que bénévoles pour réaliser et présenter les émissions. De cette façon, elles acquièrent de nouvelles compétences et gagnent en confiance en occupant un espace public. En outre, le fait que les émissions soient réalisées par des personnes qu’elles connaissent (et même des membres de leur propre famille) leur inspire encore plus confiance. Même si elles aimaient ce travail, les bénévoles se plaignaient parfois que l’absence de rétribution entraînait des problèmes chez elles, comme l’expliquait une femme lors d’une séance de discussion à Sussundenga: «Nous sommes inquiètes lorsque nous quittons la maison pour nous rendre au télécentre, car nos maris nous demandent souvent quels sont les avantages économiques de notre collaboration avec le télécentre. »
Comment l’accès à une simple radio peut-il favoriser l’autonomisation des femmes en milieu rural? Les radios communautaires offrent les informations dont ces femmes ont besoin et auxquelles elles tiennent, car elles sont accessibles, dans leur propre langue, et qu’elles augmentent leur capacité d’agir, qu’elles soient reçues directement ou non. Même aujourd’hui, la communication orale est le moyen le plus efficace et le plus abordable de s’informer pour la plupart des Mozambicains.
Travailler comme bénévole pour la radio et le télécentre est également considéré comme une occasion de nouer des relations dans les communautés rurales. Des experts tels que Carnoy (1975) et Sen (2003) affirment qu’aller à l’école ne favorise pas seulement l’alphabétisme, mais permet également aux enfants d’apprendre à socialiser, ce qui est bon pour leur avenir. De la même manière, bien qu’elles n’en tirent pas de bénéfices matériels, les bénévoles du télécentre acquièrent non seulement des compétences techniques, mais elles apprennent aussi à échanger avec d’autres femmes, à jouer un rôle public dans leur communauté, à s’organiser et à rassembler des ressources et des idées pour résoudre des problèmes d’intérêt commun. Pour nombre de jeunes bénévoles, cette expérience peut être la première du genre en dehors de l’école ou des activités de loisir.
Le rôle du téléphone portable dans l’autonomisation des femmes Nous avons découvert que les habitants des deux districts étudiés connaissaient bien les téléphones portables. Même si la mise en place du réseau n’était pas terminée à Sussundenga à la fin de notre étude de terrain, les quelques propriétaires de téléphones portables pouvaient les utiliser en grimpant aux arbres ou en se rendant dans la capitale de la province. Il s’agissait, après la radio, de la technologie la plus utilisée par les femmes de Manhiça.
Vu le pouvoir d’achat limité des habitants, notamment dans les zones rurales, et l’expansion rapide du réseau mobile (Muchanga et Mabila 2007), l’utilisation des téléphones fixes est en déclin au Mozambique. Les femmes semblent apprécier les téléphones portables pour deux raisons principales: leur mobilité, qui leur permet de gagner du temps car elles peuvent les utiliser sans quitter leur lieu de travail, et le fait que leurs contacts clés, leurs clients et leurs fournisseurs en possèdent également et qu’elles peuvent donc communiquer directement avec eux sans avoir à se déplacer, à laisser un message ou à faire la queue devant un téléphone public à une heure déterminée pour recevoir un appel. Cela s’applique aussi aux communications avec des membres de la famille se trouvant ailleurs au Mozambique ou à l’étranger.
Au moment de notre étude de terrain, le prix des appels interurbains entre téléphones fixes était encore relativement élevé. Les cartes prépayées pour téléphones portables n’ont pas de coûts cachés, tandis qu’un téléphone fixe implique des frais mensuels, que la ligne soit utilisée ou non. Cela s’ajoute au fait que, selon les femmes, les frais d’utilisation du téléphone portable sont compensés par des gains de temps et des bénéfices économiques et sociaux, même si les cabines téléphoniques offrent des prix moins élevés pour les communications locales. Le téléphone portable ne remplace donc pas seulement le fixe, mais il contribue également à une augmentation exponentielle des communications. Bien que certaines des activités décrites ci-dessus puissent être réalisées par le biais de téléphones fixes, beaucoup ne peuvent pas l’être et la plupart sont moins efficaces qu’avec les téléphones portables.
À Manhiça, nous avons rencontré des femmes dont les maris travaillent en Afrique du Sud et avec qui elles communiquent grâce au téléphone portable. Les vendeuses sur les marchés utilisent le téléphone portable pour leur commerce et pour communiquer avec des collègues. Ainsi, les vendeuses de xicadju (jus de cajou fermenté) de Manhiça, qui l’achètent pour le revendre, se servent de leurs téléphones portables pour avertir leurs fournisseurs dans la province de Gaza qu’elles ont besoin d’être réapprovisionnées. Elles n’ont donc plus besoin d’effectuer des trajets longs et parfois inutiles.
Une représentante d’une organisation féminine de Manhiça nous a dit: «Pour moi, le téléphone cellulaire, c’est mes pieds, c’est mon travail ». Elle se sert de son téléphone portable pour communiquer avec les membres de son organisation, où qu’elles se trouvent. Nous avons également rencontré une femme qui utilisait son téléphone portable pour chercher du travail. Elle était joignable lorsqu’un emploi temporaire se libérait. Une autre habitante de Manhiça, qui partage son temps entre le travail au champ et les tâches ménagères et dont la famille compte dix membres, nous a dit qu’elle se servait du téléphone portable pour demander à ses proches vivant en Afrique du Sud d’envoyer de la nourriture lorsque sa famille n’avait plus rien à manger. D’autres femmes ont ouvert de petits commerces vendant des cartes prépayées pour téléphones portables. Une femme interrogée génère des profits grâce à ses trois téléphones, ce qui lui permet de payer les frais de scolarité et les dépenses de ménage. Elle aide également ses clients, principalement des femmes, en leur apprenant à utiliser les téléphones ou en composant les numéros à leur place.
La plupart des femmes avec lesquelles nous avons parlé ne possédaient pas de téléphone portable, mais elles empruntaient ceux de membres de leur famille ou d’amis. Ainsi, une vendeuse de xicadju sur le marché nous a dit que ses amies lui demandaient parfois de passer des appels, d’envoyer des messages ou de «biper » quelqu’un (pour qu’il rappelle). Bien qu’incapables d’envoyer des messages textes, certaines femmes analphabètes savaient recevoir et passer des appels et reconnaître un nom dans la liste de contacts du téléphone. D’autres ne savaient même pas comment composer un numéro, mais elles demandaient de l’aide à quelqu’un. Celles qui ne possédaient pas de téléphone portable pouvaient demander à leurs voisins: «Je n’ai pas de téléphone portable et personne chez moi n’en a, mais je garde sur moi les numéros de mes proches qui vivent loin en cas d’urgence. Je peux alors demander à mes voisins de les appeler ». Il est intéressant de noter que certaines personnes ne possédant pas de téléphone portable ont mentionné l’importance de pouvoir appeler la police en cas de problème.
Nous (les chercheuses et les participantes) considérons que l’utilisation du téléphone portable renforce l’autonomie sociale et économique. La mobilité et la flexibilité du téléphone portable permettent de garder un contact régulier avec des proches malgré la distance, ce qui contribue à consolider les liens familiaux et les réseaux de soutien. Par ailleurs, en partageant leurs téléphones, les femmes renforcent leurs réseaux unificateurs. La multiplication des possibilités de communication facilite également l’organisation d’activités collectives et de campagnes. En outre, le téléphone portable incite certaines femmes à apprendre les chiffres pour pouvoir reconnaître et composer des numéros, ce qui pourrait constituer un premier pas vers l’alphabétisme.
Les téléphones portables aident également des femmes pauvres à augmenter leurs revenus de différentes façons: les communications économiques facilitent leur commerce et l’émergence d’un marché du téléphone a permis à certaines femmes de créer de petits commerces. Les contacts entre les membres d’une même famille peuvent aussi résoudre des problèmes économiques, comme lorsque les habitantes de Manhiça appellent en Afrique du Sud pour demander à leurs proches de leur envoyer de la nourriture.
Ainsi, grâce aux téléphones portables, les femmes créent des ressources qui les aident à résoudre leurs principales préoccupations quotidiennes, dans un processus socio-économique qui renforce leur autonomie.
Dans les districts étudiés, les TIC, plus précisément les ordinateurs, la messagerie électronique et Internet, étaient essentiellement disponibles dans les télécentres ou sur certains lieux de travail (aucune des participantes ne possédait d’ordinateur). En dehors des télécentres, seule une minorité de femmes instruites y avait recours. Nous avons été surprises d’apprendre, lors d’entretiens individuels, que les femmes qui avaient accès à un ordinateur ne s’en servaient pas beaucoup au travail par «manque de temps ».
Environ 31 pour cent de nos interlocutrices utilisaient un ordinateur, la messagerie électronique et Internet. Les utilisatrices de ces TIC étaient principalement des femmes travaillant dans le secteur de la santé, dans l’administration ou dans des organisations non gouvernementales, des étudiantes, des religieuses ou des employées des télécentres. Si ce pourcentage est relativement élevé pour un milieu rural, c’est que nous avons mené l’essentiel de nos entretiens dans les capitales des districts, où se concentrent les services publics et les infrastructures.
Le cas de la représentante d’une organisation féminine à Manhiça constitue un bon exemple: elle utilise l’ordinateur pour préparer des projets et se sert occasionnellement d’Internet et de la messagerie électronique en se rendant au télécentre. Elle reconnaît que l’utilisation des services du télécentre engendre des frais, mais, d’après elle, c’est mieux que de ne pas avoir accès à ces technologies. Elle a suivi un cours d’informatique à Maputo, où elle se rendait chaque jour, mais, depuis, le télécentre a été construit et c’est là que ses enfants ont appris à se servir des TIC.
Nous avons rencontré des femmes qui avaient suivi des cours d’informatique gratuits offerts par les télécentres de chacun des deux districts. Elles étaient souvent déçues que cette formation ne les ait pas aidées à obtenir un emploi salarié à cause du manque de postes. Par ailleurs, la formation ne prévoyait pas de suivi et elles n’ont pas pu continuer à utiliser les services du télécentre par manque de moyens.
Les statistiques des télécentres et nos propres données coïncidaient: en moyenne, les deux tiers des visiteurs des deux centres étaient des hommes et un tiers était des femmes. La majorité des clients (notamment les femmes) y venaient pour faire des photocopies ou se servir du téléphone public plutôt que pour utiliser les ordinateurs, Internet ou la messagerie électronique. L’accès à Internet et au courrier électronique n’avait pas encore acquis la crédibilité qu’il a ailleurs, car il coûte cher et manque de fiabilité.
Celles qui n’utilisaient pas du tout ces technologies invoquaient plusieurs raisons, par exemple: «Ce n’est pas pour les gens comme nous. » Autrement dit, elles avaient l’impression que les personnes illettrées ou peu instruites, les personnes ne parlant pas portugais, les femmes ou les pauvres étaient automatiquement exclus. D’autres en reconnaissaient les bénéfices potentiels, notamment l’apprentissage de nouvelles compétences et l’accès à l’information, mais n’y voyaient pas d’avantage matériel immédiat. Elles préféraient donc utiliser leur temps pour vendre des produits au marché. Pour expliquer pourquoi elles n’utilisaient pas ces technologies, les vendeuses du marché citaient le manque de temps, l’impossibilité de laisser leur étalage sans surveillance et le prix de ces services. Mais leur principal argument était qu’elles étaient obligées de subvenir en priorité aux besoins essentiels quotidiens de leurs familles et ne pouvaient penser à rien d’autre qui n’y soit pas directement lié. Elles n’avaient pas été témoins d’exemples illustrant les avantages pratiques que l’utilisation de ces technologies pourrait leur apporter.
Pour la plupart des femmes des districts visités, les ordinateurs, Internet et le courrier électronique ne permettent pas d’augmenter les ressources et les capacités dans les domaines les plus importants, c’est-à-dire la survie et les problèmes de société. Les ordinateurs aident cependant quelques femmes à améliorer et professionnaliser certains aspects de leur travail.
En commençant cette étude, nous espérions découvrir que l’accès aux TIC contribuait à une certaine autonomisation des femmes en milieu rural au Mozambique, car nous avions nous-mêmes tiré un bénéfice de l’adoption des nouvelles technologies. Nous avons cependant découvert que même si les femmes participant à l’étude utilisent les téléphones portables et la radio communautaire de façon constructive, la plupart des femmes vivant en milieu rural ne considèrent pas les technologies informatiques (ordinateurs, courrier électronique et Internet) comme étant particulièrement intéressantes ni suffisamment utiles à leurs besoins de survie immédiats. Dans certains cas, ces femmes ne sont pas conscientes des possibilités offertes par ces technologies.
Nous respectons les lourdes responsabilités et la charge de travail qui pèsent sur les Mozambicaines vivant en milieu rural (et sur d’autres femmes défavorisées dans le monde entier) et nous avons tiré des leçons de leur façon rationnelle de choisir leurs priorités. Nous admettons que nous ne pouvons pas faire de généralités au sujet des besoins et des bénéfices en nous basant sur notre expérience personnelle. Il serait également malvenu de conclure que ces femmes ne peuvent ou ne veulent pas utiliser les TIC à cause de leur manque d’éducation, de discernement ou des contraintes culturelles.
Nous avons découvert que les femmes ont déjà commencé à adopter le téléphone portable et surmontent les difficultés liées à l’analphabétisme, à la langue et aux coûts par leurs propres moyens en collaborant et en utilisant cet outil pour développer leurs ressources et leurs capacités sans formation technique ni soutien. C’est peut-être là le meilleur exemple d’autonomisation par les TIC. Si les technologies informatiques n’ont pas connu le même succès, c’est qu’elles n’ont pas été présentées de la même manière aux femmes des milieux ruraux. Si nous voulons que ces femmes s’approprient les technologies informatiques et en tirent une plus grande autonomie, davantage d’efforts doivent être faits pour rendre ces technologies et ces outils plus utiles pour elles. Elles présentent actuellement peu de contenu sur les questions liées à la survie des femmes en milieu rural (par exemple, des informations pour les petites entreprises et les agriculteurs), elles ne sont pas faciles à utiliser et présentent une faible mobilité. Si on apportait les corrections nécessaires, les femmes pourraient plus facilement se servir des technologies informatiques en fonction de leurs compétences et du temps et de l’argent dont elles disposent. Pour les femmes vivant en milieu rural, les technologies informatiques offrent des services de communication limités comparés aux téléphones portables, que les femmes peuvent utiliser pour garder le contact et échanger au sujet de leurs préoccupations quotidiennes et de leur survie.
Si cette société dans laquelle les femmes doivent se battre pour survivre ne change pas, le fossé numérique entre les sexes risque de se creuser. Comme nous l’avons dit précédemment, si les technologies informatiques ne permettent pas de renforcer l’autonomie des femmes, ce n’est pas parce que celles-ci ne trouvent pas les TIC présentes dans les télécentres utiles, mais parce qu’elles doivent lutter pour leur survie. L’amélioration de leurs conditions socio-économiques pourrait donc les aider à avoir une autre opinion des technologies et à gagner en autonomie. À cette étape du développement, la priorité absolue des femmes est de disposer d’outils augmentant leurs capacités et leurs ressources à court terme et leur permettant de travailler de façon plus efficace, d’économiser du temps et de l’argent et de devenir économiquement autosuffisantes pour elles-mêmes et leurs familles.
Notre principale conclusion est que lorsque quelque chose répond aux réels besoins d’un groupe de personnes, celles-ci peuvent se l’approprier. Si les technologies informatiques offraient une véritable solution aux problèmes immédiats des femmes en milieu rural, elles les auraient adoptées et les utiliseraient pour renforcer leur capacité à résoudre des problèmes, à prendre des décisions, à faire des choix et à agir selon leurs désirs.
Nos conclusions ne sont pas nouvelles et notre théorie est en avance sur notre pratique. Nous comprenons maintenant mieux qu’il ne suffit pas de fournir le matériel pour que les femmes en milieu rural considèrent que les TIC renforcent leur autonomie. Les télécentres et autres institutions engagées dans le développement et l’autonomisation des femmes doivent faire davantage d’efforts pour fournir du contenu dans des formats adaptés aux femmes des zones rurales, en mettant l’accent sur les capacités et les questions socio-économiques qui ont de l’importance pour ces femmes. Ces questions comprennent les prix, les méthodes de production agricole et le bien-être des familles. Améliorer leur situation socio-économique en facilitant leur subsistance pourrait permettre aux femmes d’investir plus de temps dans l’utilisation des technologies informatiques et d’ainsi gagner en autonomie à bien des niveaux (pas forcément économique).
Nous recommandons également que des efforts soient réalisés pour mettre en place des infrastructures de connexion fiables et efficaces afin d’améliorer la performance des TIC et d’intégrer les technologies informatiques et autres. Ces efforts permettront d’augmenter le potentiel de ces technologies dans le processus d’autonomisation des femmes. Pour accroître leur accessibilité, les données et informations intéressantes disponibles sur Internet pourraient être mises à disposition hors ligne dans les télécentres ainsi qu’à la radio, en portugais et dans les langues locales. De la même manière, la communication de données par téléphone portable pourrait être favorisée au fur et à mesure que cette technologie se développe dans les zones rurales.
Par ailleurs, l’alphabétisation est essentielle. Sans instruction, il n’y a pas d’autonomisation, surtout pour les femmes et les filles (Sen 2000; Dighe et Reddi 2006). Nous recommandons donc fortement la mise en place d’efforts d’alphabétisation des femmes en milieu rural. Nous sommes convaincus que ces efforts, associés à des contenus plus appropriés, pourrait transformer les outils TIC en un atout permettant aux femmes de trouver des moyens de survie et d’avoir un meilleur contrôle sur leur vie.
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Il existe un intérêt croissant pour le rôle que peuvent jouer les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans l’amélioration de l’efficacité des programmes de réduction de la pauvreté dans le Sud et des efforts déployés pour atteindre les objectifs du Millénaire pour le développement. La littérature décrit souvent les TIC telles qu’Internet comme la «lumière au bout du tunnel » pour les pays en développement (Gurumurthy 2004; Banque mondiale 2004). Cependant, on oublie souvent qu’un approvisionnement adéquat en énergie est indispensable pour que le potentiel de développement des TIC se réalise. L’objectif de ce chapitre est d’étudier quelles sont, d’après les femmes d’une petite communauté rurale d’Afrique du Sud, les limites de l’approvisionnement en énergie (grâce à une mini-centrale hybride) et les bénéfices potentiels de cet approvisionnement pour leur utilisation de certaines TIC telles que le téléphone portable, la radio et la télévision.
Les pays en développement, et plus particulièrement les personnes y vivant en milieu rural, souffrent du manque d’investissement dans les infrastructures et les services essentiels, notamment dans le secteur de l’énergie. Les systèmes d’approvisionnement en énergie, qui sont indispensables à l’utilisation de la plupart des technologies de l’information, s’étendent rarement aux zones rurales. Au cours des 30 dernières années, le nombre de personnes privées d’électricité dans les zones rurales d’Afrique a doublé (et triplé en milieu urbain) à cause de l’urbanisation croissante (ITDG 2005). L’Agence internationale de l’énergie (AIE 2006) estime d’ailleurs que, pour diviser par deux le nombre de personnes vivant avec moins d’un dollar par jour d’ici à 2015, il faudra investir dans le secteur de l’électricité à hauteur de 200 milliards de dollars. Dans les zones rurales de l’arrière-pays, où la pauvreté est encore omniprésente, les habitants bénéficient donc rarement de l’essor des TIC. Tirer profit de la société du savoir est possible pour certains, mais presque impossible pour la majorité. L’effet de diffusion prévu se fait toujours attendre.
Les femmes sont les moins susceptibles de tirer des bénéfices des TIC en Afrique subsaharienne, où la proportion de foyers dont le chef de famille est une femme varie entre 50 et 80 pour cent en milieu rural, car les hommes émigrent vers les centres urbains pour chercher du travail, laissant leurs femmes derrières eux (ITDG 2005). Il s’agit en soi d’une épée à double tranchant. La division du travail en fonction du genre fait que les responsabilités domestiques d’une femme, notamment s’occuper des malades, des aînés et des enfants, les empêchent de partir vers les zones urbaines. De par cette tendance, les hommes ont plus de chances que les femmes d’être exposés aux TIC (qui sont absentes des zones rurales). En outre, les hommes ont plus de pouvoir d’achat pour acquérir ces technologies ou y avoir accès. Les femmes sont donc moins susceptibles de posséder des TIC telles que la télévision, un téléphone portable ou la radio et utilisent plutôt leur revenu pour subvenir aux besoins de leur foyer en nourriture, vêtements et autres biens de première nécessité.
On estime que 90 pour cent de la population rurale africaine, dont la plupart sont des femmes, n’a toujours pas d’électricité. Les femmes sont donc touchées de façon disproportionnée par la pauvreté énergétique, ce qui les rend plus vulnérables aux conséquences qui en découlent (Clancy et Khamati-Njema 2005). De ce fait, la pauvreté énergétique et la pauvreté technologique varient en fonction du genre.
Dans les régions d’Afrique où les habitants ont accès à des sources d’énergie traditionnelles (le charbon, par exemple) ou renouvelables, l’approvisionnement en électricité est souvent de mauvaise qualité et peu fiable, car les gouvernements n’ont pas investi suffisamment dans l’entretien et la réparation des infrastructures existantes (ITDG 2005). Cela limite le choix de services et de technologies. À ce facteur s’ajoute le fait que l’électricité soit souvent trop onéreuse pour les familles pauvres. Celles-ci décident donc de limiter son utilisation aux télévisions en noir et blanc, à la radio et à l’éclairage plutôt que de se servir de l’électricité pour des services thermiques à consommation élevée comme la cuisine et le chauffage. Illustrant ces faits, les niveaux de consommation d’électricité par habitant ont baissé de 431 kWh à 112 kWh entre 1980 et 2000. Cela indique que la demande n’a pas été satisfaite et a même disparu, ce qui peut être attribué à l’augmentation du niveau de pauvreté (ibid.).
Face aux préoccupations mondiales et régionales concernant, d’une part, le manque de services énergétiques modernes dans la majorité des régions d’Afrique et, d’autre part, les impacts des sources d’énergie traditionnelles (telles que les combustibles fossiles) sur l’environnement, les technologies de production d’énergie renouvelable sont de plus en plus reconnues comme une voie à explorer. Aucun des besoins en énergie liés au genre, tels que les combustibles pour la cuisine et le chauffage de l’eau et de l’air, ne peut cependant être satisfait par les sources d’énergie renouvelable développées actuellement. De ce fait, les problèmes liés à l’utilisation de sources d’énergie traditionnelles – comme l’utilisation inefficace des combustibles au bois, les émissions localisées dues à l’utilisation de résidus de récolte et de déchets d’origine animale, les effets néfastes sur la santé de la fumée en intérieur et le temps passé à ramasser ces combustibles – ne sont pas résolus. Le taux de fonctionnement des programmes d’énergie renouvelable est rarement évalué après la date de mise en place ou d’achèvement des installations, qui deviennent souvent coûteuses et inutiles, ce qui constitue un autre facteur entravant le développement et l’intégration des énergies renouvelables (Villavicencio 2002).
Ce chapitre est né d’un travail de recherche participative réalisé à Lucingweni, une communauté reculée de la province du Cap-Oriental, en Afrique du Sud. Des femmes du village ont participé à un processus conçu pour déterminer leurs connaissances et leur appréciation de la priorité de leurs besoins en énergie et en TIC et changer les conceptions dans le but de renforcer l’autonomisation des femmes, qui sont souvent reléguées aux rangs inférieurs de la société (Hill 2003).
À Lucingweni, une mini-centrale hybride, installée par Shell Solar, a été mise en service en 2004 dans le cadre d’un projet pilote de production d’énergie électrique renouvelable en milieu rural élaboré par l’instance nationale de régulation du secteur de l’énergie en Afrique du Sud (National Energy Regulator of South Africa) tel que prescrit par le département des Ressources minières et de l’Énergie. Ce système comprend un réseau de modules photovoltaïques (PV) de 50 kW et d’éoliennes de 36 kW de Shell Solar. Deux cent vingt foyers de la communauté ont été raccordés au réseau, permettant à chacun de brancher quatre lampes, une radio, une télévision et un chargeur de téléphone portable. Le système a été conçu pour offrir un maximum d’un ampère avec un plafond quotidien de 1 kWh par 24 h, comparé à 6 kWh par mois par foyer pour un système solaire autonome privé. La consommation moyenne des foyers à faible revenu utilisant une source d’électricité traditionnelle est d’environ 138 kWh par mois. La minicentrale avait également pour but de fournir de l’électricité pour l’éclairage des rues et le pompage de l’eau. Elle procure aussi une tension de 230 V à deux magasins et permet de charger une batterie destinée à faire fonctionner les services de TIC d’un centre communautaire.
Les activités du centre communautaire allaient probablement être étendues pour en faire un centre communautaire polyvalent (Multi-Purpose Community Centres, ou MPCC) dans le cadre d’un programme gouvernemental intégré de services en milieu rural. Les MPCC ont été identifiés comme une première approche en faveur du développement. Ils permettent en effet la mise en place de services de communication et d’information pour les habitants et leur garantissent les ressources nécessaires pour améliorer leurs sources de revenus. La mini-centrale était supposée fournir l’électricité nécessaire au fonctionnement d’un MPCC à Lucingweni.
En 2005, Lucingweni semblait être le lieu idéal pour étudier comment l’approvisionnement en énergie de base grâce à une technologie d’énergie renouvelable donne accès aux TIC dans une communauté reculée. La première visite de notre équipe de recherche a cependant révélé que le système avait connu des difficultés, qui continuent aujourd’hui. La communauté nous a informée que, depuis sa mise en service en 2004, la mini-centrale avait connu un certain nombre de problèmes récurrents, notamment le manque de fiabilité de l’approvisionnement, un service d’entretien et de réparation inadéquat, un manque de compétences technologiques au niveau local, ainsi que l’impossibilité de trouver des composants localement. Même pendant et après l’étude, un certain nombre de problèmes sont apparus, dont le partage de la propriété du système entre plusieurs départements gouvernementaux, des craintes de corruption et, pour couronner le tout, en février 2007, des actes de vandalisme importants contre le réseau de panneaux solaires. Progressivement, il est devenu évident que l’ensemble de l’expérience de mini-centrale à Lucingweni, mise en œuvre avec de grands espoirs pour le développement, avait eu un impact très négatif sur la communauté locale.
C’est dans ce contexte complexe que nous avons mené notre recherche sur l’énergie et les TIC en Afrique du Sud. Nous avons adopté une approche axée sur le développement des individus et s’articulant autour de l’intégration de l’énergie, des TIC et des notions de genre dans la méthodologie de recherche (Eade 1997). Nous avons eu recours à des méthodes de recherche participative, des groupes de discussion, des entretiens suivant les techniques de la free attitude interview (FAI) (Buskens 2005a) et de la transformational attitude interview (TAI) (Buskens 2005b), ainsi qu’à une cartographie des incidences (outcome mapping, OM) (Earl et coll. 2001). Toutes ces méthodes participatives ont été choisies dans le but de créer un dialogue stimulant avec les participantes et entre elles. En suivant cette approche, nous avons tenté d’atteindre un certain nombre d’objectifs:
• Présenter aux femmes des techniques et des outils participatifs introduisant explicitement un apprentissage et une réflexion dans leur vie.
• Leur permettre de développer les compétences et la confiance nécessaires pour utiliser certaines méthodes et techniques qualitatives et participatives.
• Proposer aux femmes une méthodologie participative mettant à contribution leur créativité afin d’assurer une certaine cohérence entre ce qu’elles veulent tirer de l’énergie et des TIC et leurs valeurs, leurs besoins et leurs désirs individuels et collectifs.
• Développer la capacité des femmes à utiliser les TIC.
Au départ, l’équipe de recherche prévoyait de n’interroger que des femmes ayant accès à l’énergie provenant de la mini-centrale. Cependant, Lucingweni est composé de six villages et seule une fraction de la communauté a été raccordée au réseau. Les habitants ont insisté pour que les autres villages soient également représentés. Ils ont donc élu une femme de chaque village pour participer au projet. Les femmes choisies étaient Zanele Mangxa, Nontobeko Landule, Sindiswa Manipa, Sylvia Skwati, Nozamile Nkosini et Nothiswa Nkosini. Cette approche a apporté un plus à notre étude, car nous avons pu développer une meilleure compréhension des différentes perceptions de l’énergie, de son accès et de son utilisation dans la région et des conséquences sur l’utilisation des TIC à Lucingweni.
En nous racontant leurs vies et en réfléchissant sur leurs réalités, les participantes ont exprimé leur point de vue sur les effets qu’ont l’énergie et certaines TIC sur leurs vies (Mbilinyi 1992). Le principal objectif des TAI était que les habitantes de Lucingweni expriment dans quelle mesure elles considèrent que l’énergie et les TIC contribuent à l’amélioration de leur vie.
Avant d’aborder les questions clés concernant le potentiel de développement de l’énergie et des TIC, il était important de prendre le temps de définir les notions d’énergie et de TIC avec les participantes. Il s’agit d’un élément essentiel du processus d’autonomisation, car pour inciter les femmes à participer de façon significative, il faut qu’elles comprennent les notions, les problèmes associés et les possibilités avant de définir leurs objectifs de développement.
Après les discussions préliminaires centrées sur les notions d’énergie et de TIC, un processus de réflexion a été engagé à plusieurs reprises afin que les participantes puissent définir leur vision individuelle et commune concernant l’énergie et les TIC à Lucingweni. Elles y sont parvenues en réfléchissant à leur utilisation de ces services et aux contraintes qui leur semblaient entraver la réalisation de cet idéal. Elles ont ensuite étudié les stratégies possibles pour surmonter ces obstacles. Afin de déterminer les priorités de la communauté en matière d’énergie, nous avons demandé aux participantes d’imaginer leurs «rêves d’énergie » comme s’ils étaient réels. Ce processus a stimulé la créativité des femmes en les faisant imaginer de nouvelles possibilités qui les ont incitées à agir en faveur d’un idéal commun. Chaque femme a développé ses propres idées et les a ensuite partagées avec ses partenaires et le groupe. Les objectifs personnels sont devenus un idéal commun. Leur idéal collectif en matière d’énergie et de TIC comprenait le souhait de développer un système d’approvisionnement en énergie permettant les activités suivantes:
• Cuisine
• Ébullition de l’eau
• Pompage de l’eau
• Éclairage, notamment des rues
• Chargement des téléphones portables
• Éclairage pour les devoirs
• Radio
• Télévision
• Télécentre avec des ordinateurs, des fax, des imprimantes, un accès à Internet et à la messagerie électronique, un service de dactylographie et des photocopieuses
• Service de restauration scolaire
• Invitation des habitants aux réunions communautaires par radio, courrier postal et messages textes
• Petits commerces – téléphone public, éclairage et réfrigération
• Salons de coiffure
• Ateliers de couture
• Culture de fruits et légumes – pompage de l’eau pour l’irrigation
• Laveries
Sylvia a réfléchi aux conditions dont dépend sa vie et abordé les aspects de son expérience de l’énergie et des TIC qu’elle apprécie le plus et qu’elle voudrait renforcer à l’avenir. Elle a exprimé ses souhaits ainsi:
Si tout devait se faire à ma façon, j’aimerais avoir l’électricité pour pouvoir écouter la radio, charger mon téléphone portable et cuisiner. Il serait facile pour nous de charger nos téléphones si nous avions l’électricité.
Dans son journal photo, Zanele réfléchit à son idéal:
Quand je travaillais sur ce rêve, je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait, mais maintenant je sens que je suis sur le point d’y arriver. Je me vois avec un projet d’électricité et de gaz et je vois nos écoles avec des ordinateurs pour enseigner aux enfants. C’est mon rêve et je prends une photo de moi à côté.
La création d’une vision pour l’avenir constitue une expérience exploratoire qui implique l’étude de possibilités fondées sur des moments extraordinaires à partir de réalités vécues. Chaque femme ayant participé au processus de réflexion devait imaginer un avenir meilleur à la fois pratique, en ce qu’il était basé sur sa propre histoire, et générateur, car il prenait en compte ses capacités et cherchait à étendre son potentiel au-delà de sa perception actuelle.
Les femmes avec lesquelles nous avons travaillé ont étudié les incompatibilités entre leurs rêves et leurs conditions de vie actuelles en réalisant un schéma décrivant leur réalité actuelle et les contraintes personnelles et externes qui entravent la réalisation de leurs rêves. Les contraintes personnelles sont celles qu’une personne peut contrôler ou sur lesquelles elle peut avoir une influence et qui l’empêchent de réaliser ses rêves, comme certaines compétences, certains comportements ou certaines émotions. Les contraintes externes sont celles sur lesquelles une personne a peu ou pas de contrôle, comme le contexte socio-économique, l’environnement et la culture de genre.
Dans son journal photo, Nozamile décrit sa réalité en prenant l’exemple de la cuisine et en l’analysant en fonction de sa compréhension de la façon dont les femmes utilisent l’énergie:
J’ai pris une photo de ma voisine cuisinant avec des casseroles noires. Lorsque la nourriture est prête, elle la distribue à sa famille. Elle cuisine avec du bois qu’elle a ramassé dans la forêt. La forêt est très éloignée, mais c’est ainsi que nous vivons à Lucingweni. Nous sommes nées dans cette situation, mais nous aimerions améliorer nos conditions de vie si nous le pouvons. Nous pouvons voir qu’on vit mieux dans les autres régions. J’aimerais qu’il puisse y avoir de la lumière [de l’électricité] ici, à Lucingweni.
Sindiswa a également fait la distinction entre la façon dont les hommes et les femmes utilisent le bois:
Les hommes ne savent pas faire du feu avec du bois. Ils le gaspillent en en utilisant plus que nécessaire, car ils ne savent pas qu’il est difficile et long de ramasser du bois.
Les réflexions de ces femmes témoignent du fait que, dans les foyers des pays en développement, l’énergie est utilisée en priorité pour la cuisine, puis pour le chauffage et l’éclairage. Cette tendance se retrouve à Lucingweni, où les familles ont recours à un ensemble de sources d’énergie pour la cuisine, allant des énergies traditionnelles (fumier, résidus agricoles ou combustibles au bois) aux énergies modernes (pétrole liquide, biogaz, gel éthanol, huile végétale, oxyde de diméthyl ou électricité), en passant par les énergies intermédiaires (kérosène). La mini-centrale de Lucingweni ne répond pas à ces besoins énergétiques prioritaires.
En parlant de leur expérience de l’énergie et des TIC, les femmes ont mentionné à plusieurs reprises d’autres besoins essentiels:
L’été, les cours d’eau s’assèchent, même les plus importants. Nous avons des robinets et nous pensions que nous pourrions y obtenir de l’eau, mais le projet sur l’eau n’a pas progressé. Nous ne savons pas quel est le problème. Le gouvernement a installé ces robinets et ces canalisations, mais nous n’avons toujours pas d’eau.
Le caractère saisonnier de l’accès à l’eau entraîne une certaine vulnérabilité et a causé un grand nombre de problèmes graves par le passé. Cela a été souligné lors d’une réunion:
L’eau est un problème. Nous trouvons de l’eau stagnante et nous l’utilisons car nous n’avons pas le choix. Nous buvons cette eau et l’utilisons pour cuisiner. Nous avons eu des problèmes de choléra et nous avons été fortement touchés ici, à Lucingweni. Au cours des deux dernières années, des gens sont morts du choléra et des infirmières sont venues avec leurs tentes. Les gens étaient malades parce qu’ils avaient bu de l’eau sale. Maintenant, nous faisons bouillir l’eau, car les infirmières nous ont dit que c’est comme ça que nous pouvons en finir avec le choléra dans le village. Nous faisons bouillir cette eau avec le bois que nous ramassons dans la forêt.
Selon les participantes, la crise sanitaire a été accentuée par le manque d’accès à des cliniques, de transport public et de téléphones dans la région. Pour répondre aux problèmes de développement en ce qui concerne les urgences, les technologies énergétiques (traditionnelles ou renouvelables) doivent permettre de s’affranchir de ces contraintes.
Les femmes considèrent que le fait que la mini-centrale ne fournisse des services énergétiques essentiels qu’à 220 foyers est discriminatoire. Alors que certaines femmes semblaient se plaindre de problèmes avec la minicentrale, d’autres, comme Nothiswa, qui vivent ailleurs dans la communauté, n’étaient pas contentes d’avoir été exclues:
Mon village n’a pas l’électricité et j’entends des gens parler de cette électricité [provenant de la mini-centrale] et dire qu’ils ne l’aiment pas. J’aimerais l’avoir dans mon village pour en tirer mes propres conclusions et savoir de quoi ils parlent.
Sylvia a également déclaré que son quartier n’avait pas l’électricité et a ajouté :
C’est toujours difficile pour nous de charger nos téléphones portables, car nous devons les donner à quelqu’un qui va en ville pour qu’il puisse les charger et lui donner de l’argent.
Elle a cependant ajouté que les foyers raccordés au réseau n’en bénéficiaient pas vraiment, car le service était principalement utilisé pour l’éclairage et pour charger les téléphones portables. Les habitants ne pouvaient pas écouter la radio ou regarder la télévision, car cela nécessiterait une antenne spéciale que la plupart des gens ne pouvaient se permettre d’acheter:
Beaucoup de gens ont des téléphones portables, mais les télévisions sont rares. Il faut une antenne pour écouter la radio ou regarder la télévision.
Sindiswa a critiqué le manque de fiabilité de l’approvisionnement en électricité. Elle a raconté que lorsque la centrale fonctionnait, ils ne pouvaient l’utiliser qu’environ deux heures par jour. Selon les femmes, ces occasions «spéciales » représentaient à peine plus de six mois d’utilisation continue. Lorsque les habitants se sont enquis du problème auprès des employés locaux de Shell Solar, qui a installé la centrale, ou des autorités traditionnelles locales, ceux-ci leur ont répondu qu’ils utilisaient le réseau de façon excessive et que cela avait causé une panne, ou encore que certains composants étaient cassés et que les pièces de rechange devaient être importées.
Sindiswa a reconnu que lorsque le réseau d’énergie renouvelable fonctionnait, de nombreux foyers raccordés utilisaient l’électricité pour cuisiner. L’un des problèmes, selon elle, était que:
Le courant est très faible. On nous a dit qu’on ne pouvait pas l’utiliser pour cuisiner, mais on était parfois tentées de le faire, surtout lorsqu’on en avait marre de ramasser du bois. Des personnes ont acheté des plaques électriques et les ont utilisées pour cuisiner et ça a coupé l’électricité. On ne nous a pas dit si ça s’était éteint parce qu’on avait utilisé des plaques de cuisson ou non.
Ce niveau de consommation excède la capacité de la mini-centrale. Il semble que les habitants n’aient pas été suffisamment informés au sujet du système et de la quantité d’énergie fournie.
La mini-centrale donne l’opportunité d’utiliser certaines TIC. Les femmes ont décrit comment les TIC facilitent une circulation de l’information plus large qu’auparavant. Les téléphones portables, par exemple, leur permettent de parler à des gens qui se trouvent parfois à des milliers de kilomètres. Grâce à la télévision, elles peuvent voir ce qui se passe à l’autre bout du monde (souvent presque en direct) et Internet, si elles y avaient accès, les aiderait à obtenir et échanger des informations de façon immédiate. Nothiswa nous a fait part d’une impression aiguë d’isolement. Elle croyait que les TIC étaient la clé de l’accès aux services publics et qu’elles permettraient d’estomper cette impression. Cette sensation d’isolement face aux services, aux marchés, aux institutions gouvernementales et à l’information est également à l’origine du souhait de construire des routes d’urgence.
À travers le dialogue, les femmes ont pris conscience des inégalités d’accès et d’utilisation des TIC. Nozamile a expliqué comment, au départ, seuls les hommes avaient accès aux téléphones portables, car, comme son mari, ils vivaient et travaillaient dans les centres urbains. Les inconvénients historiques, culturels et socio-économiques auxquels les femmes se heurtent limitent leur accès à des ressources leur permettant d’acheter des produits considérés comme un «luxe », tels que les téléphones portables. Leur pouvoir de de prise de décision limité est également un facteur à considérer concernant les achats domestiques.
L’étude a révélé que, malgré leurs difficultés, les femmes à Lucingweni tiraient profit des TIC telles que les téléphones portables et que le programme d’énergie renouvelable avait favorisé l’utilisation effective du téléphone portable et l’apparition de micro-entreprises de téléphonie mobile et de chargement de batteries. Ainsi, Nozamile a raconté :
Mon fils charge des batteries de téléphones portables pour les habitants du village. Il le fait en utilisant l’énergie [solaire transférée à la batterie d’une voiture] et un convertisseur, car nous n’avons pas l’électricité dans ce village.
Les femmes ont annoncé avec fierté qu’elles maîtrisaient mieux le fonctionnement des téléphones portables que les hommes, principalement parce qu’elles n’avaient pas assez d’argent pour payer le temps d’antenne et qu’elles avaient donc appris à envoyer et recevoir des messages textes (SMS). C’est ce qu’a remarqué Sindiswa:
Je n’utilise pas mon téléphone comme les hommes. J’aime envoyer des SMS. Les hommes n’aiment pas ça et ils ne savent pas le faire de toute façon. Les hommes n’y croient pas. Ils ont peur que la personne qui reçoit le message n’ait pas assez d’argent pour y répondre. Nous les femmes, nous savons mieux comment utiliser le téléphone portable et nous connaissons la plupart des fonctions, car nous n’avons pas assez d’argent pour faire des appels.
L’un des premiers objectifs du projet pilote d’énergie renouvelable à Lucingweni était de mettre sur pied un centre communautaire. Selon les femmes, le maître d’œuvre avait promis de construire un centre de TIC. C’est ce qu’a affirmé Nozamile:
Le maître d’œuvre avait promis au village qu’il construirait une structure avec des ordinateurs, mais il ne l’a pas fait. À la place, une petite salle a été construite, mais il n’y a aucun ordinateur en vue.
Le centre devait disposer d’équipements de TIC collectifs, auxquels Nontobeko désirait beaucoup avoir accès. Elle voulait apprendre l’informatique et estimait que cela augmenterait ses chances de trouver un emploi. Elle réalisait que l’accès aux TIC pourrait renforcer et développer ses capacités.
Alors que l’énergie en soi n’est pas considérée comme un besoin essentiel, elle est indispensable à la satisfaction des besoins essentiels. Par ces besoins, on entend les conditions minimums nécessaires pour vivre, telles que la sécurité alimentaire et l’accès aux soins, à l’eau potable et à des installations sanitaires adéquates. Les besoins essentiels comprennent également l’accès à l’éducation et à l’information, qui permettent aux individus et aux communautés d’utiliser de façon productive les biens et services de première nécessité dont ils disposent. De toute évidence, le programme d’énergie renouvelable de Lucingweni n’a pas été aussi bénéfique aux foyers ruraux que ce qui était prévu, notamment en ce qui a trait aux besoins essentiels exprimés par nos interlocutrices.
L’étude a également révélé à quel point l’accès aux TIC est encore loin d’être une réalité pour la grande majorité des gens, comme pour les participantes. Le manque d’infrastructures et de services de base, et plus particulièrement de sources d’énergie suffisantes, fiables et appropriées, entrave l’utilisation des TIC. Un ordinateur a besoin d’électricité pour fonctionner. La télévision et l’Internet aussi. Le faible taux de raccordement aux réseaux électriques en Afrique limite le potentiel des TIC à jouer un rôle notable dans le développement.
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Dans le cadre de cette étude, nous avons tenté de comprendre comment les femmes vivant dans les zones rurales du nord du Nigeria utilisent les téléphones portables pour satisfaire leurs besoins en matière de communication. Le développement de la téléphonie mobile dans le monde présente un bienfait tout relatif pour l’autonomisation des femmes, car son utilisation contribue autant à l’unité qu’à la division des structures familiales. L’objectif était d’identifier les difficultés et les bénéfices engendrés par l’utilisation des téléphones portables pour les femmes des milieux ruraux du nord du Nigeria. Cette approche nous a permis de mieux comprendre comment le manque d’accès aux technologies avait une influence sur les modes de communication des femmes.
L’inégalité entre les sexes se reflète bien dans l’accès aux téléphones portables, leur possession et leur utilisation. Cette étude est aujourd’hui essentielle, car elle permet d’identifier comment les femmes de cette région du Nigeria participent à «l’explosion » très médiatisée du téléphone portable dans le pays.
Les femmes vivant en milieu rural sont particulièrement désavantagées dans l’univers numérique, car elles sont confrontées à un certain nombre d’obstacles liés au genre et à leur situation géographique. Simples utilisatrices, elles se trouvent généralement à la fin de la chaîne des technologies de l’information (Mulama 2007). S’occuper d’un foyer rural pose de nombreux défis qui représentent une lourde charge de travail pour les femmes et leur laissent peu de temps pour se familiariser avec les nouvelles technologies.
Au Nigeria, les pauvres vivant en milieu rural sont majoritairement des femmes (jusqu’à 70 pour cent) et celles-ci jouent un rôle majeur dans les stratégies de survie des foyers. L’indicateur de la pauvreté humaine place le Nigeria au 139e rang sur 157. Sur les 108 pays en voie de développement, il est le 80e. Il est également classé au 139e rang sur 157 dans l’indice sexospécifique de développement humain (PNUD 2007). Les Nigérianes, qui pratiquent une agriculture de subsistance, participent pleinement à la production, à la récolte, au stockage et au commerce des produits agricoles. Pourtant, leur revenu en parité de pouvoir d’achat ne s’élève qu’à 652 dollars américains, alors que celui des hommes est de 1 592 dollars américains (ibid.).
Le rôle de catalyseur des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le développement des populations pauvres et marginalisées est largement reconnu (DDC 2005). Des femmes travaillant dans le secteur du textile tissé à la main dans le sud du Nigeria, par exemple, ont trouvé que les téléphones portables facilitaient leur commerce (Jagun et coll. 2007). Au Bangladesh, les femmes étaient les principales bénéficiaires d’un service d’assistance téléphonique, à la fois en tant que prestataires de services qu’en tant qu’utilisatrices (Raihan 2007). Dans le Nigeria rural, cependant, les TIC ont acquis un caractère social qui tend à accentuer les inégalités de genre. Ainsi, pendant longtemps, le transistor a été un symbole de statut social pour les hommes vivant en milieu rural, qui faisaient souvent de l’achat de piles pour leur radio une priorité aux dépens des produits domestiques de première nécessité. La même attitude peut être observée avec les téléphones portables, notamment chez les hommes. Les responsabilités particulières des femmes envers les enfants et les personnes âgées font qu’elles ne peuvent généralement pas émigrer en ville aussi facilement que les hommes. C’est pourtant là que se trouvent les opportunités d’apprentissage des nouvelles technologies.
Les TIC peuvent donc contribuer à approfondir le fossé de genre qui existe déjà entre les hommes et les femmes, ces dernières ayant un accès limité aux ressources et aux opportunités qu’elles offrent (Wakunuma 2006; Mulama 2007).
Le nombre de lignes d’accès a largement augmenté au Nigeria, passant d’à peine 25 000 lignes de téléphonie mobile analogique en mai 2000 à 45 536 231 en 2007. Le nombre d’utilisateurs d’Internet s’élevait à 8 millions en septembre 2007, soit 5,9 pour cent de la population (Internet World Stats). Ces données ne reflètent cependant pas la lenteur des progrès dans les zones rurales ou l’accès des femmes à ces nouveaux services. Cette augmentation spectaculaire du nombre d’utilisateurs s’est fait en dépit du coût élevé des téléphones portables. Ils coûtent à l’utilisateur moyen environ 600 dollars américains par an, soit près du double du PIB par habitant du Nigeria.
Sur les 140 millions d’habitants du Nigeria, plus de 70 pour cent vivent dans des communautés rurales où il n’y a ni téléphone fixe, ni électricité. Cependant, grâce au faible coût et à la grande portée des stations de base, de nombreuses zones rurales bénéficient d’une couverture mobile. C’est cette couverture tout à fait fortuite qui a permis à deux ou trois villages de la région de Kafanchan de se connecter au réseau. Avant la fin 2005, deux opérateurs de téléphonie mobile, Celtel et MTN, avaient installé des stations de base à Kafanchan, ce qui a conduit à une augmentation exponentielle du nombre d’utilisateurs de téléphones portables.
À l’inverse, les efforts entrepris il y a cinq ans pour réactiver les lignes de téléphonie fixe n’ont pas encore porté leurs fruits. Là où il existait des lignes fixes, le coût des installations était tel qu’elles étaient principalement utilisées par les ministères et les foyers de classe moyenne et supérieure, tandis que l’accès à des téléphones publics n’était possible que de façon imprévisible dans certains endroits. Certaines participantes à cette étude avaient seulement aperçu des téléphones fixes, mais ne les avaient jamais vus fonctionner. L’absence de lignes fixes dans la plupart des régions du Nigeria a laissé un grand vide qui est maintenant en train d’être comblé par le téléphone portable.
L’essor spectaculaire de l’utilisation des téléphones portables s’explique en partie par l’importance de la culture orale au Nigeria et le faible taux d’alphabétisation de la population, ainsi que par l’absence de numérisation de nombreuses langues nigérianes (Gardener 1994; UNICEF 2005). La fondation Fantsuam travaille actuellement sur la localisation de données et de logiciels dans cinq langues minoritaires de la région de Kafanchan (Zitt Localization Project). La numérisation de ces langues permettra également l’envoi de messages textes (SMS).
L’utilisation de téléphones portables pour envoyer des SMS est considérée comme facile, abordable et populaire. Elle permet aux gens d’avoir accès à des informations anonymes et confidentielles, notamment dans des zones rurales d’Afrique du Sud ou la honte liée au VIH/sida, par exemple, constitue encore un obstacle à la communication et à l’ouverture (Shackleton 2007). Même si elle est abordable, cette technologie reste inaccessible aux populations ayant un faible taux d’alphabétisation et dont la première langue n’a pas encore été numérisée.
La fondation Fantsuam a mené cette étude à Kafanchan, au Nigeria, en collaboration avec les agricultrices locales. La fondation dispose d’un service de microfinance florissant qui leur est destiné. L’équipe de recherche était composée d’agents de la microfinance locaux et de professeurs de TIC de l’académie Fantsuam.
Les clientes du programme de microfinance de la fondation Fantsuam ont été informées de cette étude et les communautés les plus accessibles par la route pendant la durée de l’étude et ayant fait part de leur intérêt ont été présélectionnées pour y participer. Treize communautés ont pris part à l’étude: Zikpak, Ungwa Masara, Bayanloco, Garaje3, Fadan Kagoro, Kpunyai, Ungwa Rimi, Chenchuk, Zakwa, Yantuwo, Orire, Katsit et Zumunta, pour un total de 160 femmes.
Dans le cadre de ce projet, nous avons utilisé les méthodes de recherche suivantes: séances d’appels gratuits, collectes de données préalables, groupes de discussion, entretiens semi-structurés introspections et questionnaires. Nous avons choisi ces méthodes de recherche qualitative afin de nous assurer de couvrir, d’identifier et de documenter suffisamment d’expériences de participantes. Cette approche basée sur plusieurs méthodes a permis d’améliorer la fiabilité des résultats et de multiplier les opportunités de triangulation. L’essentiel de l’étude a été réalisé en haoussa, la langue la plus répandue dans la région, ce qui a facilité les rapports et amélioré la compréhension des dynamiques de groupes et des communications non verbales.
Étant donné l’absence de lignes fixes dans les communautés ayant participé à l’étude, l’arrivée des téléphones portables était attendue et bienvenue. Les différents groupes de femmes que nous avons rencontrés ont attiré l’attention sur les avantages immédiats de la téléphonie mobile, notamment la façon dont elle leur permet de satisfaire leurs besoins de communication. Cependant, au fil de l’étude, certaines critiques et observations ont pondéré l’accueil d’abord très favorable réservé aux téléphones portables. Il est progressivement devenu clair que les avantages des téléphones portables sont tout relatifs pour les participantes.
Les communautés rurales étudiées présentaient un taux de morbimortalité élevé à cause du VIH/sida. Les téléphones portables offrent un moyen fiable et rapide d’informer des proches qui vivent loin et d’atténuer le stress lié à l’organisation des funérailles.
Le réseau de téléphonie mobile fait l’objet d’un système de tarification abusif. Dans certaines régions, la mauvaise réception pousse les utilisateurs à dépenser le peu d’argent qu’ils ont pour téléphoner. Ils doivent payer même s’ils n’arrivent pas à joindre leur correspondant. Par ailleurs, lorsque les téléphones portables sont apparus sur le marché, les cartes prépayées avaient une durée de vie de seulement quinze jours. Si une carte n’était pas utilisée pendant cette période, il fallait en racheter une autre. Lorsqu’une femme dépense son dernier naira pour téléphoner à un proche pour qu’il lui envoie de l’argent et ne peut pas le joindre à cause de la mauvaise couverture GSM (Global System for Mobile communication), elle se sent flouée, car elle est obligée de payer l’appel.
La plupart des participantes étaient très sensibles à la tarification. Pour celles qui pouvaient répercuter les coûts sur leurs clients ou leurs proches, il s’agissait d’une dépense nécessaire. Le système de prix de certains opérateurs ne prend pas en compte le fait que certains appels n’aboutissent pas. C’est pourquoi Hajo, l’une des participantes au projet, doit payer la totalité du montant d’un appel infructueux, même si elle doit emprunter de l’argent pour passer cet appel. Le coût de ses communications est alors plus élevé que prévu: «Lorsque j’emprunte de l’argent pour téléphoner à mon fils pour qu’il m’envoie de l’argent et que je n’arrive pas à le joindre, je dois quand même payer l’appel. Ce n’est pas juste. »
Il peut être frustrant d’utiliser les services de téléphonie mobile à cause de leur mauvaise qualité. Par moments, les opérateurs n’offrent aucun signal ou une réception très mauvaise pendant des jours et ne donnent aucune explication ni excuse aux utilisateurs. Durant les périodes où les services laissent à désirer (mauvaise qualité du son à cause de la faible réception du signal GSM), des unités sont quand même débitées sur les cartes et les utilisateurs sont doublement perdants.
Le prix était une préoccupation majeure pour nombre de participantes. Leurs tentatives de créer des groupes de six ou sept personnes pour partager un téléphone n’ont pas été un succès. Les femmes de certaines communautés, comme à Kwoi, Kagoro et Zonkwa, pouvaient faire l’acquisition de leur propre téléphone portable, mais elles n’avaient pas de couverture GSM. Les principaux opérateurs de téléphonie mobile n’avaient pas encore étendu leurs services à ces communautés au moment de l’étude. Il s’agit d’une nouvelle preuve de la croissance rapide du marché nigérian de la téléphonie mobile. À l’heure actuelle, la demande dépasse largement l’offre.
Dans certaines communautés telles que Zikpak, Ungwa Rimi, Orire et Chenchuk, les femmes avaient accès aux téléphones portables et pouvaient en supporter les frais. Pour elles, le téléphone portable est devenu un outil indispensable pour satisfaire leurs besoins de communication quotidiens, tant d’un point de vue personnel que professionnel.
Nous avons remarqué que les groupes de femmes qui bénéficiaient d’un accès direct aux réseaux et qui pouvaient se permettre d’utiliser des téléphones portables habitaient généralement dans des communautés semiurbaines où elles avaient davantage d’opportunités d’emploi. Ces femmes avaient donc un revenu disponible plus élevé.
Lorsque l’on considère la question du prix, il convient de prendre en compte le budget domestique des femmes. Bien que nous n’ayons pas étudié la répartition du budget des ménages dans le cadre de ce projet, l’analyse des modes de consommation des foyers défavorisés réalisée par Banerjee et Duflo (2006) dans 16 pays a révélé qu’une importante part du budget était attribuée aux dépenses non alimentaires telles que l’alcool et les fêtes. Les cérémonies font partie de l’ordinaire des communautés ayant participé à l’étude et certains des besoins de communication identifiés concernaient des transferts de fonds pour les organiser ou y participer.
Les groupes de discussion ont donné aux femmes l’occasion d’avoir accès à des informations pouvant les aider à subvenir à leurs besoins. Leurs demandes de clarifications commençaient invariablement par «Est-ce vrai que…? » et concernaient souvent des affirmations qu’elles avaient entendues de la bouche de leur mari ou qu’elles tenaient d’autres sources. Une question intéressante a été posée au sujet du changement climatique: une femme voulait savoir s’il était vrai que le raccourcissement de la saison des pluies était lié à la déforestation due aux activités minières illégales. Cette question illustre l’impact d’un phénomène mondial sur les moyens de subsistance de cette agricultrice. Elle indique également que, si les téléphones portables permettaient à certaines femmes de communiquer, ils ne répondaient pas à leurs besoins d’information.
Des femmes se sont plaintes à l’équipe de recherche que leur mari préférait dépenser de l’argent pour recharger le crédit de leur téléphone plutôt que de consacrer cette somme aux besoins du ménage. Le faible revenu des familles est maintenant menacé par la nécessité d’acheter des crédits de communication.
Les tarifications actuelles sont assez élevées et ces dépenses exacerbent les inégalités économiques et de pouvoir au sein des foyers. Bien que nous ayons entendu plus de femmes se plaindre que leurs maris dépensaient le maigre revenu du ménage pour téléphoner – parce que nous avons surtout discuté avec des femmes –, ce genre d’accusations est proféré par les deux sexes. Des femmes ont d’ailleurs mentionné que certaines de leurs amies dépensaient le budget restreint de leur ménage suivant les mêmes priorités que les hommes.
L’interprétation locale de la règle religieuse du purdah limite la «place acceptable » pour une femme. Ainsi, certaines musulmanes souhaitant effectuer des transactions commerciales doivent faire appel aux services d’un tiers. Grâce au téléphone portable, ces femmes peuvent désormais communiquer directement avec leurs partenaires commerciaux sans compromettre leur purdah: «Avec ce téléphone, je dépends moins des autres pour mon activité, car je peux maintenant parler directement à mes clients. »
Les téléphones portables permettent de rester en contact avec des proches qui vivent loin sans avoir à payer les frais de déplacement pour leur rendre visite. Toutefois, dans les communautés très unies, où les communications en face à face sont privilégiées, le téléphone portable est considéré comme une menace pour la cohésion. Une participante l’a expliqué ainsi: «Je peux entendre sa voix correctement, mais je dois voir son visage pour être sûre qu’il comprend ce que je dis. Ce portable semble l’éloigner de la maison. »
Cette «distance » et cette sensation d’isolement se ressentent de façon encore plus aiguë lorsque la qualité du son est mauvaise (ce qui est souvent le cas) ou lorsque les appels n’aboutissent pas. «Chaque fois que je téléphone avec un portable à mon fils qui vit au Royaume-Uni, j’ai l’impression qu’il manque quelque chose à notre conversation. » Le soulagement que ressent cette participante en entendant le son de la voix d’un proche vivant loin s’évanouit rapidement «car parler à quelqu’un que vous ne voyez pas ne permet pas une bonne conversation ».
Remplacer les communications en face à face par des conversations téléphoniques peut représenter un inconvénient dans une culture où «la parole est sur les visages ». Ce proverbe nigérian témoigne de la place privilégiée accordée aux conversations en face à face par rapport aux communications téléphoniques. Cependant, les liens familiaux, traditionnellement étroits, se relâchent progressivement, car certains membres doivent quitter leur foyer pour chercher du travail. Le téléphone portable constitue alors une «solution de rechange ».
Les groupes de femmes ayant participé à l’étude reconnaissaient généralement que l’utilisation des téléphones portables et les transferts de fonds accéléraient les transactions commerciales et représentaient donc un avantage économique. Le fait que cette technologie réduise le temps et les déplacements nécessaires et remplace les contacts en face à face au sein des systèmes familiaux étendus préoccupait cependant le groupe de femmes de Chenchuk. Elles s’inquiétaient de ce que les liens étroits entre les membres des familles élargies, qui servent de filets de sécurité et sont sources d’aide mutuelle, puissent être mis en péril par l’utilisation répétée des téléphones portables.
Rester en contact par téléphone coûte relativement moins cher que de se déplacer, mais une conversation téléphonique n’apporte pas la même chose qu’une conversation en face à face sur le plan émotionnel, surtout lorsqu’il faut garder un œil sur son crédit. Une femme nous a dit qu’elle était incapable d’avoir une vraie conversation avec le peu d’argent dont elle disposait. Pour des personnes qui ont une culture orale aussi forte, une «bonne » conversation exige plus de temps. La sensation d’isolement qui en résulte paralysait ces femmes.
La téléphonie mobile représente donc un fort potentiel d’autonomisation économique, comme l’ont mentionné les musulmanes qui ont participé à l’étude, mais peut également être déstabilisante au niveau émotionnel. Elle peut apporter un sentiment d’isolement important dans les communautés très unies ou l’interdépendance est essentielle à la survie de la communauté. Les femmes étant le lien qui maintient les communautés rurales intactes, l’impact de cette technologie sur leur estime de soi et leur bien-être doit être pris en compte.
Les téléphones portables sont de plus en plus utilisés pour envoyer de petites sommes d’argent à des proches. Certaines participantes s’en servent pour envoyer de l’argent de poche et de l’argent pour les transports à leurs enfants qui vont à l’école loin de chez eux. Elles achètent des crédits de communication et leur envoient un code pouvant être échangé contre des espèces dans un kiosque de téléphonie mobile en bord de route.
Des vendeurs de voitures d’occasion étudient la possibilité d’utiliser le téléphone portable pour transférer de l’argent pour des achats plus importants afin d’éviter de transporter de grosses sommes d’argent sur eux. La société sans espèces semble arriver dans les zones rurales du Nigeria comme une conséquence imprévue de cette technologie.
Certaines participantes offrent des services téléphoniques contre paiement, ce qui constitue une source de revenus non superflue. Elles prennent également une commission sur les fonds transférés par leurs soins.
Assas a ainsi augmenté ses revenus en créant un service de téléphonie et en décidant quel type de téléphone utiliser pour ses activités. L’initiative d’Assas peut être attribuée aux communications téléphoniques gratuites offertes aux participantes au début de cette étude. Si nous donnions un téléphone aux femmes dans cette perspective, nous devions aussi leur offrir une connexion téléphonique. Il est important de souligner que ce n’est pas le caractère mobile du téléphone qui était testé, mais les conséquences de l’accès à n’importe quel téléphone. Cela a été démontré lorsqu’Assas a entendu dire que son concurrent s’était abonné à un nouveau service de téléphonie fixe. Elle a contacté la fondation Fantsuam pour négocier un nouveau prêt pour pouvoir s’abonner elle aussi à ce nouveau service. Plusieurs de ses clients se sont déjà tournés vers son concurrent, qui promet d’offrir des communications à des prix plus abordables grâce à son nouveau contrat de franchise.
Assas est le soutien de sa famille et doit s’occuper de ses cinq enfants et de ses parents. Elle gère son entreprise de téléphonie en plus d’offrir, pendant la journée, des cours d’initiation à l’informatique. Safia doit quant à elle parcourir un trajet long et difficile de 15 kilomètres en mototaxi pour passer et recevoir des appels dans un kiosque téléphonique en bord de route. Ces appels font partie de son emploi à temps partiel qui complète les revenus de ses travaux agricoles manuels. Le coût du transport et le temps qu’elle y passe, ainsi que la mauvaise qualité de la réception téléphonique au kiosque s’ajoutent aux dépenses de Safia pour satisfaire ses besoins de communication.
La fonction SMS, qui rend les téléphones portables abordables, n’était presque pas utilisée par les participantes, principalement à cause de leur faible niveau d’alphabétisation et de leur préférence culturelle pour les communications orales. Le nombre de langues parlées par ces communautés accentue le problème de l’analphabétisme. Alors que la langue la plus utilisée pour les échanges économiques quotidiens avec des membres d’autres communautés est le haoussa, la plupart des femmes discutent avec leurs familles et leurs amis dans leurs propres langues, comme le jju, l’atyap, le gworok ou le fantsuam. Les appels téléphoniques leur donnent donc la possibilité de parler dans leur langue maternelle alors que, pour les messages textes, elles doivent savoir lire et écrire en haoussa ou dans leur propre langue.
La simple possession d’un téléphone portable sans la possibilité d’utiliser l’option SMS dans leur propre langue fait que cette technologie est encore essentiellement inaccessible et coûteuse pour les femmes analphabètes des zones rurales du nord du Nigeria.
Nous avons focalisé notre étude sur la façon dont les femmes vivant dans les zones rurales du nord du Nigeria utilisaient le téléphone pour communiquer. L’essor mondial que connaît actuellement le téléphone portable représente un bienfait tout relatif pour l’autonomisation des femmes, car son utilisation contribue autant à l’unité qu’à la division des structures familiales.
L’étude a révélé les faits suivants:
• Les téléphones portables offrent une couverture dans des communautés qui n’ont pas de lignes fixes.
• La possession et l’utilisation d’un téléphone portable implique des frais élevés qui rendent son accès difficile.
• Les messages textes, qui sont une option abordable, sont hors de portée de la plupart des participantes.
• Cette technologie peut engendrer des conflits familiaux lorsque l’un des époux dépense de l’argent pour téléphoner plutôt que pour satisfaire d’autres besoins domestiques.
• L’accès au téléphone portable peut renforcer l’autonomisation économique des femmes.
• Le téléphone portable peut également affaiblir les liens dans des communautés traditionnellement très unies lorsqu’il remplace les communications en face à face.
Le caractère qualitatif de notre recherche – basée sur des entretiens approfondis, des réflexions sur les réponses transcrites et les réponses émotionnelles des femmes – était important pour ouvrir les yeux de l’équipe de recherche sur différents problèmes et révéler certains points sous un nouveau jour. Le combat quotidien pour obtenir des produits de première nécessité est devenu banal. Les populations locales ne le remettent pas en question, car elles ont toujours vécu ainsi. Le problème de l’accès aux téléphones portables est venu s’ajouter aux autres difficultés quotidiennes. Les techniques de recherche qualitative ont permis aux membres de l’équipe de prendre un peu de recul et de dégager cet élément supplémentaire du combat quotidien.
Comment et pourquoi un appareil qui pourrait faciliter la vie est-il devenu, dans certaines situations, un fardeau supplémentaire? Le téléphone portable, qui devrait simplifier les transferts d’argent pour les proches vivant dans les centres urbains, n’est pas immédiatement accessible, ou seulement à un prix élevé – et n’a pas que des avantages.
En matière de tarifs, certains opérateurs ne prennent pas en compte le coût que représentent les appels qui n’aboutissent pas. Cette situation peut être due à une configuration logicielle qui ne fait pas la distinction entre les appels réussis ou non. Les opérateurs devraient donc revoir leurs systèmes de tarification.
Il n’existe aucun groupe de pression national suffisamment puissant pour s’opposer aux pratiques abusives des opérateurs en matière de réception et de tarification. Une récente directive du tribunal demandant à ces derniers de rembourser leurs clients n’avait toujours pas été appliquée quatre mois après le jugement. Le groupe de défense des droits des consommateurs Consumer Affairs Movement of Nigeria (CAMON)1 a déclaré : «ce qui se passe actuellement au Nigeria concernant les services GSM, c’est que les opérateurs GSM exploitent les consommateurs vulnérables » (2004).
Notre étude confirme les propos de Mulama (2007), de Nairobi, au Kenya, qui remarquait: «les avantages des TIC se limitent principalement aux villages et aux villes, car la plupart des zones rurales n’ont pas les infrastructures, le matériel ni les compétences nécessaires aux communautés pour profiter pleinement de ces technologies ». On espérait que les téléphones portables permettraient de satisfaire certains besoins, mais le coût de leur accès rend ces espoirs difficilement réalisables.
L’indice sur l’inégalité entre les sexes dans le monde (Global Gender Gap Index), qui a évalué 115 pays, a placé le Nigeria au 94e rang (Hausmann et coll. 2006). Même si l’évaluation n’était basée que sur quatre domaines généraux (participation et opportunités économiques, niveau d’instruction, santé et survie et pouvoir politique), les résultats confirment l’expérience de la plupart des femmes ayant participé à cette étude. Pour ces femmes vivant en milieu rural, les rôles et responsabilités sexospécifiques entravent leur accès aux ressources et opportunités apportées par l’utilisation du téléphone portable. Il ne faut pas non plus sous-estimer l’impact d’autres facteurs culturels qui ne sont pas forcément liés directement au genre, comme la priorité donnée aux fêtes, aux dépens des besoins de communication, dans les maigres budgets domestiques.
Cette étude de la façon dont les Nigérianes vivant en milieu rural utilisent les téléphones portables pour communiquer a révélé, entre autres, comment les tendances mondiales et les technologies peuvent avoir un impact immédiat et notable à l’échelle locale. Elle a également permis de démontrer que les femmes placent leurs rôles et leurs besoins domestiques avant leur utilisation des TIC: si leur famille a besoin de temps ou d’argent et que ce sont des ressources qu’elles peuvent fournir, les femmes abandonnent leur téléphone portable.
1. Qui porte aujourd’hui le nom de Consumers Empowerment Organisation of Nigeria (CEON), NdT
Bien que les téléphones portables puissent être utilisés pour générer des revenus et, ainsi, contribuer à l’autonomisation économique des femmes, leur utilisation peut aussi affaiblir les liens dans des communautés traditionnellement très unies, lorsque les utilisateurs remplacent les éventuelles conversations en face à face par des communications téléphoniques. L’option SMS, qui rend le téléphone portable abordable, était peu utilisée par les participantes, notamment à cause du faible taux d’alphabétisation et de la préférence culturelle pour les communications orales.
Ainsi, notre étude a permis de démontrer que les TIC ne répondent pas forcément aux besoins de communication des femmes, surtout en milieu rural. Posséder un téléphone portable sans la capacité ou la possibilité de se servir d’une fonction économique comme le SMS rend cette technologie inaccessible et bien trop coûteuse pour les femmes des zones rurales du nord du Nigeria. Le téléphone portable a donc à la fois des avantages et des inconvénients. Il ne s’agit manifestement pas d’une panacée pour tous les besoins en communication, même si elle permet à certaines femmes de gravir l’échelle sociale et économique.
À la suite de cette recherche, nous souhaitons offrir une formation à plusieurs groupes de femmes pour qu’elles apprennent à envoyer et recevoir des SMS dans la langue de leur choix en simplifiant les messages. Cette formation aura pour but de renforcer l’autonomie des femmes qui ont un faible niveau d’alphabétisation pour qu’elles puissent utiliser les SMS pour communiquer.
L’effet déstabilisateur des téléphones portables au niveau émotionnel dans les communautés très unies devra faire l’objet de plus amples recherches.
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De nombreuses artisanes égyptiennes produisent des objets sans être impliquées dans le processus de vente: elles ne reçoivent qu’une maigre partie des profits issus de la vente de leurs produits. ArabDev (cf. www.arabdev.com), une organisation œuvrant en Égypte dans le domaine des technologies de l’information et de la communication au service du développement (TIC-D), fait campagne en faveur de l’utilisation d’Internet dans les groupes à faible revenu dans l’ensemble du pays et s’intéresse particulièrement aux femmes. Plusieurs participantes aux formations de l’organisation ont commencé à demander si ArabDev pouvait les aider à vendre leurs produits en ligne. Les femmes et plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) souhaitaient explorer cette option pour augmenter leurs revenus.
Depuis des années, les bailleurs de fonds et les organisations de développement qui soutiennent des activités génératrices de revenus privilégient les micro- et petites entreprises pour réduire la pauvreté en Égypte. Conformément à cette tendance, les spécialistes du développement pensent que les femmes ont avantage à devenir entrepreneures. Mais les conditions de ce modèle axé sur l’entreprenariat sont-elles réalistes? «L’esprit d’entreprise » est-il une compétence que la plupart des femmes peuvent acquérir? Les facteurs essentiels sont-ils tous réunis pour faire de ce modèle une réalité? L’esprit d’entreprise, l’autosuffisance et la croyance en ses capacités ne peuvent-ils être efficaces que si l’on reconnaît les contraintes auxquelles les femmes à faible revenu et peu éduquées sont confrontées (Mueller 2006; Ofreneo 2006)?
Par ailleurs, la mondialisation représente-t-elle une opportunité économique pour les Égyptiennes travaillant dans l’artisanat? Est-il réaliste de penser que les artisanes égyptiennes puissent vendre leurs produits sur les marchés internationaux? L’existence de ces marchés constitue-t-elle, au contraire, un obstacle qui accentue les inégalités socio-économiques auxquelles sont confrontées ces femmes?
Nous avons étudié l’utilisation potentielle d’Internet pour vendre les produits fabriqués par ces femmes en prévision de l’institutionnalisation du commerce électronique en Égypte au cours des prochaines années, bien que le gouvernement n’en ait pas encore fixé la date exacte. Actuellement, l’Agence pour le développement de l’industrie des technologies de l’information (ITIDA) est chargée de mettre en place les systèmes électroniques nécessaires à l’achat et la vente en ligne. Des systèmes de signature électronique ont été implantés en 2005, ouvrant ainsi la voie au commerce en ligne. L’authentification électronique des signatures est essentielle pour réaliser des transactions financières sur Internet.
Malgré l’intérêt que les artisanes portent au commerce en ligne, nous avons découvert que les participantes n’utilisaient pas beaucoup les TIC. En fait, il est devenu évident que les TIC impliquaient une nouvelle série de contraintes, d’inégalités et d’obstacles pour les artisanes. Nous avons aussi découvert que les TIC ne constituaient qu’une petite partie du cycle de commercialisation des produits d’artisanat et que d’autres paramètres essentiels du processus de production et de commercialisation freinaient l’exportation d’objets d’artisanat égyptiens. Le principal obstacle au succès des artisanes dans leurs micro-entreprises est la faible demande d’artisanat égyptien sur le marché national. Il serait plus réaliste pour les artisanes de créer des entreprises indépendantes s’il existait un marché national pour leurs produits. Les marchés locaux rendraient l’utilisation des TIC pour le commerce plus viable pour certaines artisanes.
Ce chapitre analyse la situation des artisanes et des organisations travaillant dans le secteur de l’artisanat. Pour obtenir une vue d’ensemble des conditions nécessaires au commerce en ligne, nous avons également étudié la question de la réglementation et du transport pour l’exportation d’artisanat et réalisé une courte étude de marché sur le commerce national et international d’objets d’artisanat fabriqués par des femmes égyptiennes. La principale question était de savoir si l’artisanat égyptien – et, dans le cas qui nous concerne, les produits fabriqués et vendus par des femmes – était commercialisable et compétitif à l’échelle mondiale et pouvait apporter un revenu suffisant pour couvrir les dépenses et générer des profits. Par ailleurs, nous voulions savoir si l’utilisation d’Internet pouvait éliminer certains obstacles au commerce et mettre fin au monopole des intermédiaires qui s’approprient actuellement une grande part des bénéfices de la vente d’artisanat au détriment des producteurs.
Nous ne prévoyions pas d’étendre notre étude au-delà des frontières égyptiennes, mais nous devions forcément comprendre les dynamiques d’ensemble du marché international de l’artisanat pour appréhender toutes les conditions nécessaires au succès du commerce électronique pour les Égyptiennes. Pour nous familiariser avec le marché mondial de l’artisanat, nous avons donc visité le New York International Gift Fair, un important salon mondial où sont exposées des œuvres d’artisanat.
Nous avons interrogé dix femmes de différentes régions d’Égypte en 2005 et 2006. Nous avons choisi diverses zones géographiques pour couvrir plusieurs des multiples cultures présentes dans la société égyptienne. Nous avons interrogé des habitantes du Caire, de la communauté des chiffonniers coptes (les Zabbalins) du Vieux Caire, de Siwa, d’Aswan et d’Helwan, un district industriel situé au sud du Caire. Outre les artisanes, nous avons interrogé des employées des ONG liées au secteur, notamment El Bashayer, des coopératives de femmes soutenues par COSPE (la Coopération italienne pour le développement des pays émergents, qui œuvre en Égypte), l’ONG Association for the Protection of the Environment (APE) et des associations d’artisans financées par ArabDev.
La société égyptienne est principalement musulmane, avec une minorité copte. Des artisanes de ces deux religions ont participé à l’étude. Leur situation était similaire en ce qui a trait à l’objet de ce chapitre: dans les deux communautés, les femmes sont soumises aux mêmes normes traditionnelles patriarcales. Nous avons également interrogé des femmes nubiennes et siwi, car elles ont des origines historiques et un artisanat traditionnel différents.
Les participantes avaient un niveau d’instruction allant des études universitaires aux diplômes obtenus par celles qui, grâce à des programmes d’éducation pour adultes, avaient surmonté leur analphabétisme. Elles étaient âgées de 18 à 53 ans et célibataires, mariées ou séparées, avec ou sans enfants. Certaines femmes contribuaient au revenu de leur foyer et l’une d’entre elles était la principale source de revenus pour elle et ses deux enfants.
L’artisanat et les TIC sont rarement associés
Peu d’artisanes égyptiennes commercialisent elles-mêmes leurs produits par Internet. Même le téléphone portable est rarement utilisé par les femmes pour leur commerce. Les femmes qui savent faire de l’artisanat et se servir des outils informatiques sont rares. Elles sont même l’exception.
Une femme qui faisait des travaux au crochet pour El Bashayer nous a dit qu’elle avait essayé Internet pour trouver de nouvelles idées de motifs pour ses produits. Une fabricante de bougies d’Helwan nous a dit qu’elle allait aussi chercher de nouvelles idées sur le Web. À Siwa, une professeure d’informatique d’une organisation de développement locale qui travaille dans une école de la communauté continue à réaliser des travaux de broderie traditionnelle le soir pour compléter ses revenus. Malheureusement, elle n’applique pas ses compétences en informatique à son activité d’artisanat. Dans l’ensemble, les exemples d’artisanes utilisant les TIC sont rares et ne représentent certainement pas la norme.
Abandon de l’artisanat pour des emplois de bureau utilisant les TIC
Nous sommes partie du principe que les TIC pourraient donner accès à des marchés plus vastes et à une plus grande part de bénéfices pour les artisanes égyptiennes. Notre étude a cependant révélé qu’il existait des disparités en matière d’esthétique, de production et de qualité, et que cellesci déterminaient la compétitivité (ou l’absence de compétitivité) de l’artisanat égyptien et avaient davantage d’impact sur les ventes que l’utilisation des TIC.
Internet est toutefois utile à certaines femmes avec lesquelles nous nous sommes entretenues. Parmi les participantes qui utilisaient des TIC, plusieurs étaient d’anciennes artisanes qui avaient poursuivi leurs études et appris à utiliser des ordinateurs et Internet et qui avaient par la suite changé d’emploi pour travailler dans un bureau. Lorsqu’une femme acquiert des compétences en TIC recherchées, elle abandonne souvent l’artisanat. Les emplois de bureau offrent un revenu supérieur par rapport à l’artisanat. Certaines artisanes qui ont «gravi les échelons » en poursuivant leur éducation supervisent maintenant d’autres artisanes, mais elles ne produisent plus directement des objets.
L’exportation d’artisanat égyptien
Les difficultés auxquelles sont confrontées les artisanes et les femmes travaillant dans le commerce d’artisanat en Égypte pour l’exportation de leurs produits sur les marchés internationaux sont, notamment, l’analphabétisme, le manque de compétences en langues étrangères et de savoir-faire, l’ignorance des règles et des aspects juridiques de l’exportation, le contrôle de qualité, les exigences du transport et l’absence de système de commerce électronique.
La mauvaise qualité des produits d’artisanat
La plupart des produits achetés aux artisanes ne peuvent pas être vendus directement à cause de la mauvaise qualité des finitions. Les commerçants retouchent de nombreux produits eux-mêmes et en profitent pour percevoir une plus grande marge. Par exemple, ils achètent un ouvrage de broderie fine effiloché, y ajoutent une doublure et des ourlets et revendent le produit à un prix bien plus élevé.
COSPE a montré à des artisanes siwi comment améliorer la qualité de leurs produits en leur enseignant notamment des techniques de finition, mais en vain. La plupart des femmes ont déclaré ne pas pouvoir peaufiner leurs broderies à cause des nombreuses tâches ménagères qu’elles doivent effectuer.
Faible demande du marché égyptien
En Égypte, il y a peu de demande quotidienne pour des produits d’artisanat fabriqués localement, à l’exception des objets simples et peu coûteux utilisés par les Égyptiens à faible revenu (tels que les pots en terre cuite pour transporter l’eau, les paniers en palme et en roseau et la ferronnerie utilisés en milieu rural). Ce genre d’artisanat n’est pas couvert dans ce chapitre, car il fait partie des objets utilisés quotidiennement par la majorité des Égyptiens. Ces objets offrent une faible marge bénéficiaire et ne sont pas commercialisables dans leur forme actuelle sur d’autres segments du marché. La plupart des femmes interrogées fabriquent des objets d’artisanat plus raffinés en termes de production et d’esthétique, mais qui ont perdu leur usage traditionnel à cause de la modernisation à l’occidentale et ont été relégués dans la catégorie des souvenirs.
Vente d’artisanat en ligne
Quels sont les problèmes et les difficultés auxquels une femme est confrontée lorsqu’elle veut monter un commerce de vente d’artisanat en ligne? Des outils TIC autres qu’Internet pourraient-ils aider les femmes à vendre leurs produits? Il existe quelques exemples de réussite. En voici deux:
Davis (2004) a mené un projet de vente de tapis appelé Women Weavers Online. Des tapis traditionnels tissés par des Marocaines étaient vendus sur un site internet sans que les femmes aient à quitter leur village, qui se trouvait parfois dans des zones reculées et isolées. Davis a démontré qu’il était possible de commercialiser et vendre des tapis par Internet. L’article montre cependant que la conception du site internet et la commercialisation des tapis n’ont été rendu possibles que grâce à l’auteure, une Américaine instruite qui a eu recours à ses relations et ses compétences linguistiques et technologiques pour créer ce point de vente en ligne. Davis ne tient pas compte de ses dépenses dans le bilan financier, qui montre un bénéfice marginal pour les tisserandes grâce à la vente internationale des tapis. L’article dresse un tableau irréaliste de la viabilité financière et technique de cette initiative, qui n’aurait pas pu avoir lieu sans l’auteure. Elle est elle-même pessimiste quant aux possibilités de formation et de recrutement d’une personne locale pour prendre sa relève dans cette initiative.
Suzanne, créatrice d’une entreprise d’artisanat en ligne
Afin de comprendre le contexte, les possibilités et les obstacles auxquels sont confrontés les Égyptiennes qui souhaitent associer les outils TIC à l’artisanat, nous avons réalisé une étude approfondie du cas d’une femme du Caire qui exporte de l’artisanat à l’étranger grâce à son site internet. Suzanne est une jeune célibataire de classe moyenne qui vit chez ses parents (comme c’est la coutume en Égypte). Elle a suivi des cours dans une école de langues privée et a obtenu un diplôme en finances. Après plusieurs années de petits boulots, elle a décidé de monter sa propre entreprise de vente de souvenirs égyptiens dans des foires et de créer un site internet pour vendre ses produits à l’échelle internationale.
Suzanne est passionnée d’Internet et surfe sur le Web pendant des heures pour dénicher des grossistes potentiels. Elle essaye même de promouvoir ses produits sur les forums de discussion. Elle a eu de bonnes et de mauvaises expériences avec ses méthodes, mais elle sait que la persévérance finit par porter ses fruits. C’est ainsi qu’elle a connu un commerçant en Californie qui souhaitait essayer certains de ses produits et lui a promis qu’il en commanderait davantage s’ils se vendaient bien.
Ses parents la réprimandent, car elle fait monter la facture téléphonique. Sa sœur et ses parents essayent de la dissuader de poursuivre son entreprise commerciale. Ils pensent qu’elle exige plus d’efforts et d’argent (notamment pour les services technologiques) qu’elle ne lui en rapporte, mais Suzanne persévère.
Elle possède un site internet qu’elle améliore constamment. Elle excelle dans la découverte de solutions pour l’administration de son entreprise électronique. L’une des principales difficultés qui se sont présentées à elle était l’absence de paiement par Internet en Égypte: il lui était impossible de réaliser des transactions en ligne pour débiter les cartes de crédit de ses clients. Elle a dû imaginer une solution, car, aujourd’hui, il faut absolument proposer une option de paiement par carte de crédit pour être compétitif dans le commerce d’artisanat sur Internet. Son site comporte un lien de vente vers une société américaine qui offre des possibilités de paiement en ligne à ses clients.
En plus de chercher des méthodes alternatives pour vendre ses produits, Suzanne a dû trouver des solutions de transport fiables et d’un bon rapport qualité-prix pour sa micro-entreprise. Elle s’est renseignée sur toutes les sociétés de transport maritime et aérien pour trouver des prix abordables et une société fiable en laquelle elle puisse avoir confiance pour transporter ses produits.
Suzanne avait également étudié la question des douanes avant de pouvoir exporter ses produits. Le système s’est révélé très complexe et elle a dû engager quelqu’un qui s’y connaissait. Elle passe maintenant par une société internationale qui s’occupe du transport et de la logistique. Elle lui offrait la solution la plus adaptée à sa micro-entreprise.
Les douanes sont un problème de taille pour la plupart des importateurs et exportateurs. Lors du New York International Gift Fair, un commerçant américain nous a dit que les règles douanières des États-Unis changeaient chaque année et que c’était un problème pour tous les exportateurs et importateurs: ils ne savent jamais quelles importations seront autorisées l’année suivante. Par exemple, quelqu’un peut s’engager à importer une cargaison de textiles avant de découvrir que les règles d’importation américaines ont changé et lui interdisent de le faire. Il est parfois possible de contourner ces règles en modifiant le nom du lot à importer, mais cela n’est pas garanti. La plupart des commerçants ont donc des contacts dans les bureaux des douanes pour être avertis des nouveaux règlements le plus tôt possible. Les problèmes liés à ces changements sont cependant fréquents.
Suzanne est un exemple de persévérance. Par essais et erreurs, elle a fini par élaborer des solutions qui lui ont permis de créer une entreprise prospère de vente d’artisanat en ligne. Mettre au point un tel site internet exige cependant une attitude très entreprenante ainsi qu’une formation et des compétences techniques ou de l’argent pour obtenir un soutien technique externe. Suzanne maîtrise parfaitement l’anglais. Pour la plupart des femmes interrogées, l’absence de connaissances linguistiques représente un obstacle de taille à leur utilisation d’Internet pour le commerce international. Suzanne a également bénéficié du soutien financier de sa famille. En tant que femme célibataire de classe moyenne en Égypte, elle est censée recevoir une aide financière substantielle, sinon totale, de la part de ses parents. Cela a permis à Suzanne de ne pas se préoccuper de ses frais de subsistance tels que le logement et la nourriture, qui auraient pu empiéter sur sa contribution à son projet d’entreprise. Suzanne dispose d’un ordinateur chez elle et a utilisé Internet pendant des années avant de lancer son entreprise. Elle possède de très bonnes compétences en informatique, ce qui lui permet d’utiliser Internet comme ressource commerciale.
Bien qu’Internet puisse être utilisé pour le commerce électronique de détail (comme le démontre le cas de Suzanne), dans la plupart des cas, ce genre d’entreprises n’est pas rentable et compétitif à cette échelle. Les TIC, comme le téléphone portable, peuvent servir d’outils de communication dans le processus de production et de commercialisation pour donner aux artisanes accès à des informations leur permettant de mieux vendre leurs produits. Ils constituent une solution pour les coopératives et les organisations de développement dont l’objectif est de renforcer l’autonomisation des artisans. Le commerce en ligne pourrait être envisagé pour une organisation rassemblant un nombre considérable de producteurs, créant ainsi un portail de produits. Pour l’artisanat, il faut cependant commencer par déterminer l’existence d’un marché pour qu’un tel portail commercial soit efficace.
Le marché mondial de l’artisanat est un domaine compétitif, tant en termes de prix que de qualité, et en ce qui concerne l’Égypte, l’exportation n’est pas une solution simple. La concurrence rude à laquelle est confronté l’artisanat égyptien sur le marché international est un problème pour tous les bailleurs de fonds, commerçants et ONG interrogés dans le cadre de cette étude. Ce problème inquiète davantage que la question de l’utilisation des TIC et notamment de l’informatique en tant que voie de commercialisation et de vente de nombreux produits à l’échelle internationale.
Comme le démontre l’exemple présenté dans ce chapitre, les TIC peuvent être un moyen pour les femmes dotées d’un esprit d’entreprise de commercialiser leurs produits. Mais il n’en va pas de même pour la plupart des femmes à faible revenu. La solution d’une entreprise collective qui se chargerait des différentes étapes, de la conception du produit à la commercialisation en passant par le contrôle de qualité, pourrait être envisagée.
Les exemples présentés dans cette étude montrent que le marché mondial n’est pas un objectif réaliste pour les artisanes égyptiennes. En fait, le marché le plus prometteur pour elles serait le marché national. Ainsi, si l’Égypte pouvait faire preuve d’une demande largement locale pour un style de design intérieur égyptien, de nombreux produits d’artisanat actuellement menacés de disparaître pourraient être intégrés dans la renaissance de ce style d’architecture. Pour qu’un tel marché puisse voir le jour, il faut créer de la demande et donner aux consommateurs égyptiens accès aux produits d’artisanat à différents niveaux de prix.
Les dirigeants et les leaders sociaux sont bien placés pour promouvoir une plus grande demande pour les produits d’artisanat égyptiens dans le design d’intérieur et la mode. Cela permettrait aux artisanes de commercialiser plus facilement leurs produits, individuellement, collectivement ou par le biais d’un intermédiaire, et les TIC seraient un outil prometteur pour cette activité.
La tendance actuelle consistant à chercher des marchés internationaux pour les artisanes égyptiennes par le biais d’Internet, d’autres outils TIC ou des techniques de commerce traditionnelles n’a pas été un succès. Il n’est pas éthique de continuer à présenter les marchés étrangers comme étant financièrement viables pour ces femmes. Par ailleurs, le recours aux nouvelles technologies telles que les TIC pour contourner les obstacles les empêchant de se faire une place sur les marchés mondiaux n’est qu’une façon d’ignorer l’écart qui se creuse dans le domaine du commerce et les possibilités limitées qui s’offrent aux femmes dans les circonstances actuelles.
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Au Zimbabwe, les expériences des femmes en matière de technologies de l’information et de la communication (TIC) sont étroitement liées au contexte social. «Mais vous n’êtes qu’une femme! » a été la réponse obtenue par une professeure participant à notre étude lorsqu’elle s’est portée volontaire pour prendre en charge le laboratoire informatique d’une école où elle enseignait comme professeure principale.
Ce chapitre porte sur les expériences et les réflexions des étudiantes concernant l’apprentissage en ligne à l’université du Zimbabwe (UZ). Son objectif est de faire la lumière sur les inégalités auxquelles sont confrontées les étudiantes dans leurs expériences quotidiennes d’apprentissage à l’université et sur la construction sociale du genre dans le contexte de l’accès aux laboratoires informatiques et de l’utilisation des ordinateurs.
Une étude récente a démontré que, dans les établissements d’enseignement supérieur tels que l’université du Zimbabwe, les hommes continuent de défendre leurs privilèges. Les étudiantes doivent lutter, parfois en vain, pour accéder à certains services, comme la cafétéria, les installations sportives, la bibliothèque ou d’autres services qui leur sont offerts au même titre qu’aux étudiants masculins (Ndlovu 2001). Cette même étude, réalisée par Ndlovu, confirme que le processus de socialisation détermine la perception que l’on a de son propre sexe. Les hommes et les femmes construisent leur masculinité et leur féminité en fonction de leur milieu, leur classe, leur âge et leur origine ethnique et religieuse. Ce sont ces facteurs sexospécifiques qui déterminent l’expérience d’apprentissage de ces étudiantes.
Gaidzanwa exprime ses inquiétudes concernant la question de la démocratie dans les institutions. Elle affirme que les femmes sont généralement sous-représentées dans les universités et dans la société en général (1996). À l’université du Zimbabwe, jusqu’en 1997, aucun des trois principaux postes du conseil de représentation des étudiants, le Student Representative Council (SRC), n’était occupé par une femme. Lorsque le conseil a engagé pour la première fois une femme au poste de secrétaire général, celle-ci a rapidement démissionné, en avril 1998, pour cause de harcèlement de la part d’étudiants masculins et de manque de soutien de la part des étudiantes (Mashingaidze 2006).
Ce chapitre repose sur une étude réalisée à l’université du Zimbabwe en 2005-2006. L’objectif était de déterminer dans quelle mesure l’apprentissage en ligne renforçait l’autonomisation des étudiantes universitaires. Avant de commencer nos travaux, nous avions déjà remarqué que la plupart des étudiants travaillant sur les ordinateurs de la bibliothèque et dans les laboratoires informatiques étaient des hommes. Cette enquête visait donc à en comprendre les raisons.
Nous espérons que les résultats de cette étude influencent les processus décisionnels. Les décideurs devraient en effet prendre conscience de l’existence de politiques indifférentes aux sexospécificités, en réduire les effets et chercher à favoriser le renforcement des capacités des étudiantes de façon à ce qu’elles puissent tirer pleinement parti des TIC dans le cadre de leurs études.
Une recherche qualitative approfondie a été menée pendant un an à l’université du Zimbabwe. Les personnes interrogées étaient des étudiantes de deuxième cycle en éducation, en droit, en sciences sociales et en agriculture. Ces étudiantes avaient donc déjà un diplôme de premier cycle et étaient inscrites à la maîtrise. Elles étaient dès lors plus familières de l’apprentissage en ligne que les étudiants de premier cycle. Certaines avaient eu l’opportunité de rédiger un mémoire de fin d’année dans lequel elles avaient dû défendre leur point de vue. Celles-ci étaient plus à l’aise pour parler de leur expérience. Vingt-sept étudiantes de deuxième cycle ont participé à l’étude. Certaines étudiaient à plein temps et d’autres à temps partiel. Au moment de l’enquête, les membres de notre équipe de recherche étaient bibliothécaires à plein temps à l’université.
L’université du Zimbabwe possède plusieurs salles d’informatique, appelées laboratoires, mises à la disposition des étudiants. Les ordinateurs de la bibliothèque se trouvent dans l’entrée et peuvent donc être facilement observés en entrant ou en sortant de la bibliothèque. La plupart des étudiants n’ont pas d’ordinateur personnel et dépendent donc de l’accès offert par l’université. Mis à part les laboratoires informatiques de l’université, la plupart des étudiants n’ont pas d’autres possibilités d’accéder à des ordinateurs et à des ressources d’apprentissage.
Nous avions remarqué que la plupart des étudiants qui travaillaient sur les ordinateurs de la bibliothèque étaient des hommes. Nous avons décidé d’étudier les habitudes d’utilisation des ordinateurs de la bibliothèque et des autres laboratoires du campus. Les données collectées comprenaient par ailleurs des notes d’entretiens informels et des transcriptions d’entretiens formels. Nous avons aussi analysé les feuilles de réservation mises chaque matin à la disposition des étudiants selon la règle du «premier arrivé, premier servi ».
Nous avons mis en place des groupes de discussion, car nous étions conscientes qu’ils favorisaient des interactions similaires à celles de la vie de tous les jours, mais de façon plus ciblée (Denzin et Lincoln 2000 : 15). Les groupes de discussion étaient essentiels pour s’accorder sur les objectifs de cette étude, créer une atmosphère transparente permettant de réduire les défiances et collecter des données sur les expériences des femmes en matière d’accès et d’utilisation des ordinateurs pour l’apprentissage en ligne. Les participantes ont eu la possibilité d’analyser leurs rêves et leurs attentes concernant les TIC en général et les ordinateurs en particulier.
Nous avons également mené des entretiens selon la méthode free attitude interview (Buskens 2005), car ils permettent aux chercheuses et aux participantes d’évaluer, de discuter et d’analyser l’idée qu’elles se font de leurs expériences sans être interrompues.
Quelques étudiantes utilisaient les ordinateurs de la bibliothèque, où prédominaient les hommes. Ces femmes ont été intégrées à l’étude et qualifiées de «sujets déviants ». On entend par ce terme, utilisé en recherche qualitative, toute personne qui s’écarte des normes. Les étudiantes qui, contrairement à la majorité, utilisaient les laboratoires informatiques étaient pour nous des «déviantes ». Quels avantages tiraient-elles de l’utilisation des laboratoires? Et qu’est-ce qui les poussait à se servir de ces TIC alors que la majorité des étudiantes ne le faisaient pas?
Le tableau ci-dessous présente les réservations faites par les étudiants et les étudiantes entre octobre 2005 et mars 2006.
Mois |
Hommes |
% |
Femmes |
% |
Total |
Octobre 2005 |
8 293 |
93 |
577 |
7 |
8 870 |
Novembre 2005 |
6 772 |
92 |
571 |
8 |
7 343 |
Décembre 2005 |
260 |
85 |
45 |
15 |
305 |
Janvier 2006 |
360 |
81 |
86 |
19 |
446 |
Février 2006 |
781 |
88 |
108 |
12 |
889 |
Mars 2006 |
4 721 |
84 |
897 |
16 |
5 618 |
Chaque mois, le nombre d’hommes inscrits était supérieur à celui des femmes. Les étudiantes représentaient 13 pour cent des utilisateurs, contre 87 pour cent pour les étudiants masculins. Le pourcentage de femmes inscrites à l’université est de 51 pour cent, contre 49 pour cent pour les hommes. L’analyse des feuilles de réservation confirme nos observations: les hommes sont plus nombreux à utiliser les ordinateurs des laboratoires informatiques. Même si les femmes passent moins de temps sur le campus, nous aurions pu nous attendre à ce que les statistiques de réservation reflètent les taux d’inscription.
Le plan stratégique de l’UZ pour 2003-2007 soutenait fortement l’introduction des TIC dans tous les domaines d’activité universitaire. La formation aux TIC a été rendue obligatoire pour tous les étudiants. Les étudiants connaissent et comprennent les TIC et ce qu’elles peuvent leur apporter, ainsi que les avantages de l’apprentissage en ligne. «Les TIC ont renforcé mon autonomisation, car elles m’ont permis d’acquérir de nouvelles compétences », a déclaré une étudiante de deuxième cycle en éducation.
Les étudiantes ne doutaient pas de leurs capacités, même par rapport aux étudiants masculins. «Il n’y avait aucune différence entre moi et mes camarades masculins. J’ai eu l’occasion de prouver, à certains moments, que je pouvais les battre, que même à un niveau plus élevé, je pouvais faire pareil », a affirmé une étudiante en aménagement rural et urbanisme.
La plupart des étudiantes reconnaissent la valeur des TIC. Comme l’a fait remarquer une participante:
Ça renforce vraiment notre autonomisation, car, il y a longtemps, je suis sûre que dans notre culture africaine, les femmes étaient isolées, elles n’étaient pas censées étudier, elles n’étaient pas censées toucher certains de ces gadgets électroniques parce qu’ils […] appartenaient aux hommes. Mais maintenant, nous avons facilement accès aux ordinateurs. Je pense que ça nous aide beaucoup, que c’est très efficace et que nous avons renforcé notre autonomisation, notamment grâce à Internet.
Leurs possibilités d’accès étaient cependant entravées par les contraintes socioculturelles régissant leur emploi du temps. Elles étaient censées rentrer chez elles à temps pour s’occuper des tâches domestiques. Elles ne pouvaient donc pas utiliser les ordinateurs après les cours, même si les laboratoires restaient ouverts tard. Une participante a d’ailleurs dit: «Peut-être qu’un homme peut continuer à travailler au laboratoire informatique jusqu’à huit heures du soir. Moi, en tant que femme, je ne peux pas. Je dois me dépêcher de rentrer à la maison. »
Les rôles sexospécifiques des femmes les empêchaient de rester dans les laboratoires autant qu’elles l’auraient voulu pour travailler sur les ordinateurs. Elles n’avaient pas le temps de rester sur le campus après les cours, car elles étaient étudiantes à temps partiel et avaient d’autres responsabilités. La plupart étudiaient, avaient un emploi à plein temps et une famille à charge. Elles étaient donc tiraillées entre toutes ces responsabilités et leur temps était compté. Comme le montre l’une des réponses mentionnées précédemment, les devoirs familiaux avaient la priorité sur l’apprentissage sur les ordinateurs du campus. «Si je reste le soir, on va m’accuser de tromper mon mari. Je dois donc rentrer chez moi et faire autre chose », a expliqué une étudiante en éducation.
«Lorsque vous travaillez avec des étudiants, ils vous font sentir comme si vous ne saviez pas ce que vous faites », s’est lamentée une étudiante en éducation.
Certaines étudiantes étaient persuadées qu’elles devaient se tourner vers les hommes pour demander de l’aide. Elles pensaient que les TIC étaient la chasse gardée de leurs camarades masculins. «J’ai sacrifié ma propre dignité pour demander à un étudiant de m’apprendre. Seul un étudiant pouvait m’enseigner », a affirmé une étudiante en sciences sociales.
Au moment de cette étude, la bibliothèque n’était pas équipée suffisamment d’ordinateurs pour répondre à la demande. Les ordinateurs de la bibliothèque étaient mis à la disposition des étudiants de toutes les facultés et certains départements n’avaient pas de laboratoire informatique. Même si l’accès à tous les laboratoires informatiques, y compris celui de la bibliothèque, était soumis à la règle du «premier arrivé, premier servi », le nombre de femmes à s’en servir était inférieur au nombre d’hommes. Certaines participantes trouvaient que la règle du «premier arrivé, premier servi » était juste puisque la première personne à se présenter aurait accès au laboratoire. Pour certaines, cette règle constituait un progrès par rapport au fait de ne pas y avoir accès du tout. En parlant de la situation dans son département, une participante a déclaré : «Il y a égalité, car […] il y a dix-sept ordinateurs dans notre groupe [et] nous ne sommes que quinze, donc [vous] pouvez y aller et avoir un ordinateur, [que] vous soyez un homme ou une femme. Nous sommes au même niveau. »
Des étudiantes ont pourtant signalé que, dans la plupart des cas, l’accès aux ordinateurs donnait lieu à des bousculades. «Lorsqu’ils sont sous pression, les étudiants poussent et bousculent pour accéder aux ordinateurs », a raconté une étudiante en aménagement rural et urbanisme en parlant de la situation dans son département. «Les hommes dominent dans les laboratoires informatiques, c’est la loi du plus fort », a fait remarquer une étudiante en sciences sociales. Ce comportement physique faisait fuir les étudiantes, car elles ne voulaient pas avoir de démêlés avec les étudiants.
Le nombre limité d’ordinateurs était un sujet de préoccupation majeur pour ces participantes. Elles affirmaient qu’un laboratoire avec 25 ordinateurs était insuffisant pour les quelque 300 étudiants de deuxième cycle en sciences sociales et que c’était la raison des bousculades pour l’accès aux ordinateurs. Les étudiants, plus forts, étaient donc favorisés par rapport aux étudiantes.
Certaines participantes ont choisi d’aller dans des cybercafés, bien qu’elles aient affirmé que cette solution était temporaire à cause des coûts engendrés. D’autres ont trouvé un accès dans d’autres institutions. «Je me suis inscrite à un cours d’introduction à l’informatique dans un collège en ville », a déclaré une participante lors d’un groupe de discussion. «Je me suis inscrite à un cours à l’université virtuelle africaine », a indiqué une étudiante en éducation.
Certaines participantes pensaient qu’un système de réservation plus méthodique garantirait l’accès aux étudiants qui ont d’autres responsabilités en dehors de l’université. Elles ont suggéré que, si un laboratoire pouvait leur être réservé, elles pourraient jongler entre leurs obligations et leur utilisation du laboratoire. Dans l’état actuel des choses, même si elles arrivent à moduler leur emploi du temps pour se rendre à la bibliothèque, elles ne trouvent pas d’ordinateurs disponibles, car ceux-ci sont toujours occupés par des étudiants. En outre, dans un laboratoire réservé aux femmes, il n’y aurait pas de bousculades avec les étudiants et elles auraient donc plus facilement accès aux ordinateurs.
Un nombre limité d’étudiantes réussissait à avoir accès aux ordinateurs de la bibliothèque universitaire.
Lors de notre étude, nous avons découvert que la plupart de ces étudiantes étaient déjà familières avec les TIC au moment de leur inscription à l’université et qu’elles étaient à l’aise avec les ordinateurs. Elles pouvaient rédiger leurs devoirs, communiquer en ligne et se créer un réseau facilement. Ces «sujets déviants » étaient des étudiantes de premier cycle, résidaient sur le campus et étaient plus jeunes que les étudiantes en deuxième cycle.
Elles ne se sentaient pas menacées par la prédominance des étudiants et étaient convaincues que le domaine des TIC devait être partagé équitablement entre les hommes et les femmes. Elles étaient conscientes que d’autres étudiantes restaient à l’écart. Dans un sens, ces sujets déviants «prennent d’assaut la tour »: elles vont travailler dans les laboratoires qui sont principalement occupés par des hommes. Bien qu’elles ne changent pas les règles du jeu, elles font figure de pionnières. Si davantage de femmes en faisaient autant, peut-être qu’une masse critique serait atteinte et que l’utilisation des laboratoires informatiques par les femmes deviendrait normale.
La pratique du «premier arrivé, premier servi » garantit-elle vraiment l’égalité de genre dans l’accès aux laboratoires informatiques? Cette règle est-elle juste?
Pour les étudiantes «normales » interrogées, la règle du «premier arrivé, premier servi » était acceptable. Pour nombre d’entre elles, comparé à l’absence d’accès qu’elles avaient vécu auparavant, elle constituait un progrès indéniable vers l’équité de genre et même vers une certaine autonomisation. Pourtant, même si elles voyaient que les hommes utilisaient davantage les laboratoires qu’elles, elles ne faisaient pas le lien entre l’application de cette règle et la réalité de fait qui les désavantageait en tant que femmes. Les étudiantes se heurtaient à des inégalités liées au genre, mais rejetaient leur interprétation de la réalité des laboratoires en adhérant à la règle du «premier arrivé, premier servi ».
Même si elles étaient conscientes du fait que les étudiants y étaient bien plus nombreux, les étudiantes ne se sentaient l’objet d’aucune discrimination liée à leur sexe pour l’accès aux laboratoires. L’idée qui prévalait dans leur esprit était que leurs autres responsabilités et contraintes «typiquement féminines » les empêchaient d’accéder aux laboratoires pendant les heures d’ouverture.
Le plan stratégique de l’UZ pour 2003-2007 mettait l’accent sur les compétences en matière de TIC. Il prévoyait que tout étudiant inscrit à l’UZ suive au moins un cours obligatoire en technologies de l’information et de la communication, quelle que soit sa discipline (université du Zimbabwe, 2003). Les diplômés de l’UZ étaient censés bénéficier d’un avantage concurrentiel indispensable grâce aux programmes de TIC. Notre étude a cependant révélé que cette orientation stratégique pouvait être entravée par l’inégalité de genre touchant l’accès aux TIC. Comme dans tous les établissements d’enseignement supérieur, les ressources d’apprentissage, y compris les ressources TIC, n’étaient pas attribuées en fonction du genre. L’université donnait un accès généralisé aux TIC sans tenir compte des inégalités de genre. Le principe du «premier arrivé, premier servi » néglige le fait que les étudiantes peuvent ne pas réussir à être là les premières à cause de leurs autres obligations. En outre, les ressources TIC étant limitées, la compétition pour y accéder implique souvent des confrontations physiques qui favorisent les étudiants les plus forts.
Cette étude fournit donc un argument en faveur d’une analyse de l’allocation des ressources – notamment des TIC – en fonction du genre. Une telle analyse permettrait de créer avec plus de discernement un modèle d’allocation de ressources tenant compte des sexospécificités. Au vu des exclusions résultant d’une politique d’accès indifférente aux sexospécifités, la mise en place d’un règlement sensible aux sexospécificités semblerait logique et juste.
Par ailleurs, nous remarquons avec inquiétude la «gratitude » des étudiantes pour leur accès limité et contraint aux ordinateurs. Elles se sentent «privilégiées » d’être incluses, du moins en apparence, dans la politique d’accès. Les étudiantes «normales » ne remettent pas en cause les limites du progrès dont elles bénéficient dans un contexte de prédominance masculine dans les laboratoires. La notion d’égalité d’accès semble prendre le pas sur leur expérience d’inégalité d’accès. Il est contre-intuitif de penser que leur expérience contredit l’objectif d’une politique d’égalité d’accès acceptée par tous. En effet, leurs idées sont régies par des valeurs et des significations sociétales avec lesquelles elles sont familières. Pour interpréter leur expérience différemment, pour y réfléchir sans adhérer aux points de vue dominants, il faut créer de nouvelles significations. Et pour que ces significations reflètent l’expérience des femmes, la réflexion doit transcender les concepts et images actuels qui ont été formés dans une société à prédominance masculine.
Nous sommes tous dépendants de ce qui nous est familier et nous nous fondons sur des notions que nous comprenons. C’est de cette façon que le patriarcat se perpétue. Les femmes comme les hommes intériorisent les valeurs de dominance et de privilèges masculins, les défendent et les reproduisent. De ce point de vue, il n’est pas surprenant que la majorité des participantes considèrent comme juste la règle du «premier arrivé, premier servi ». Si tous les étudiants pouvaient, en théorie, accéder aux laboratoires sur un pied d’égalité, cette règle serait équitable.
Mais pourquoi y a-t-il un décalage entre la façon dont les étudiantes «normales » et les «déviantes » perçoivent leur expérience d’une règle qui renforce théoriquement leur autonomie et la réalité qui en résulte? Si cette différence est due à la perception que les étudiantes ont de ce qui arrive et que leur réflexion sur ce que cela signifie (pour elles) dépend de leur conscience, de la façon dont elles ont intériorisé certaines idées, comment cette conscience est-elle devenue différente? Est-ce que l’expérience des ordinateurs et la confiance des «déviantes » concernant leur utilisation leur ont permis de faire abstraction des notions dominantes? Cela expliquerait pourquoi ces dernières saisissaient apparemment mieux le décalage entre la théorie et la pratique de la règle régissant l’accès aux laboratoires et comprenaient peut-être mieux qu’elles faisaient l’objet de discrimination.
Cette étude nous apprend qu’il faut tenir compte de l’écart entre ce que les femmes vivent et la façon dont elles perçoivent leur expérience. Elle met également en relief la réalité sociétale de l’accès aux ressources en fonction du genre ainsi que ses causes et ses conséquences.
Elle a permis de mettre en évidence que le fait de donner à tous l’accès aux TIC et aux ressources d’apprentissage peut ne pas répondre aux besoins des femmes. N’est-il pas temps, pour l’enseignement supérieur en général et l’université du Zimbabwe en particulier, de soumettre ses pratiques à une analyse comparée en fonction du genre? Une telle analyse fournirait des informations utiles pour mettre en place des interventions permettant un accès équitable, sans se limiter à une équité théorique dérivée de notions dominantes comme la règle du «premier arrivé, premier servi ».
Il serait en outre stimulant pour les étudiantes ayant donné un sens à leur expérience, en s’appuyant sur la notion socialement acceptée du «premier arrivé, premier servi », de réaliser comment ce processus d’attribution de signification les a en fait éloignées de la réalité de leur propre expérience. Le fait d’apprendre à remettre en question des normes sociales et des notions dominantes en les confrontant à leur propre expérience et à leurs sentiments pourrait leur offrir le bagage nécessaire pour apprendre à critiquer d’autres pratiques injustes et discriminatoires. Un programme d’éducation à l’autonomisation destiné à stimuler une telle prise de conscience chez les étudiantes de deuxième cycle leur donnerait des aptitudes qui pourraient les aider à protéger leur carrière et contribuer à son succès dans un contexte et une société patriarcaux.
Les participantes ont déclaré qu’un laboratoire réservé aux femmes faciliterait leur accès aux TIC. Un tel laboratoire devrait répondre aux besoins des étudiantes en étant ouvert à des horaires qui conviennent aux femmes et en offrant un soutien adapté pour leur permettre d’utiliser les TIC de façon efficace. Il est important que les étudiantes développent leur confiance et une bonne estime d’elles-mêmes grâce à une formation leur permettant d’utiliser au mieux les TIC, de prendre leurs propres décisions et de contrôler leurs ressources (Rowlands 2003). Ces étudiantes devraient être encouragées pour parvenir à réaliser des progrès concrets. Elles pourront ainsi découvrir, explorer, apprendre et partager.
Pour que les TIC renforcent l’autonomisation des femmes, il faut prendre conscience des obstacles qui limitent leur accès, les affronter et les éliminer. Le lien entre une utilisation confiante des TIC et la prise de conscience du fait que la règle du «premier arrivé, premier servi » ne garantit pas en soi un accès équitable laisse penser qu’un laboratoire réservé aux femmes pourrait représenter un important progrès vers une bonne utilisation des TIC pour l’apprentissage en ligne des étudiantes à l’université du Zimbabwe.
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À travers l’histoire et les cultures, l’organisation de l’espace a accentué les différences sociales entre les femmes et les hommes. Cette enquête s’intéresse à la question de l’espace et à la manière dont celui-ci est perçu à travers le prisme de genre. La séparation spatiale entre les femmes et les hommes limite l’accès des premières à la connaissance et aux sources de revenus et conforte leur condition inférieure par rapport aux hommes. Les «espaces genrés » isolent les femmes des connaissances auxquelles les hommes ont recours pour produire et reproduire leurs pouvoirs et leurs privilèges (Spain 1992 : 3; Folbre 2001).
En Égypte, les femmes sont officiellement encouragées à intégrer les espaces publics traditionnellement dominés par les hommes tels que les établissements scolaires et le milieu professionnel pour pouvoir apprendre et percevoir un revenu au même titre que leurs homologues masculins. S’intégrer à un espace public est cependant toujours difficile pour beaucoup de filles et de femmes. Même si elles peuvent bénéficier d’un enseignement et d’un emploi pendant quelque temps, cette situation est souvent temporaire et cesse lorsqu’elles fondent leur propre famille.
Ici, nous entendons «espace public » dans le sens du terme anglais commons, c’est-à-dire une zone géographique et sociale où les individus sont censés vaquer à leurs occupations quotidiennes. Cette définition diffère de celle de la «sphère publique » d’Habermas (Habermas 1989 [1962]), qui comporte une connotation plus politique et bourgeoise. Ce chapitre soutient la critique selon laquelle la sphère publique d’Habermas ne fait pas suffisamment référence au genre, mais, ici, le terme «espace public » est employé à un niveau plus élémentaire. En fait, le terme correspond davantage à la définition qu’Habermas donne de la «sphère privée » : le domaine économique au sein duquel les individus échangent des biens et des services.
La question de l’espace était un aspect inattendu d’une étude sur le rôle des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le commerce d’objets artisanaux fabriqués par des femmes. Au chapitre 5 de cet ouvrage, nous avons analysé les capacités limitées des artisanes égyptiennes dans l’utilisation des TIC. Les expériences de ces femmes ont cependant souligné l’importance pour elles d’avoir accès à des possibilités d’apprentissage et de travail flexibles afin de renforcer leur autonomisation.
Dans Une chambre à soi (1929), Virginia Woolf déclarait qu’il «manquait à celles qui étaient douées pour affirmer leur génie de quoi vivre, du temps et une chambre à soi ». Il semble que cela ne s’applique pas qu’aux auteures de fiction, mais également à l’Égyptienne moyenne, qui a besoin d’un revenu et d’un espace favorable pour pouvoir développer son propre potentiel.
Les participantes à cette étude ont souligné l’importance de disposer d’un «espace d’apprentissage » – en l’occurrence, les locaux d’une organisation non gouvernementale (ONG) – où elles peuvent acquérir des compétences professionnelles leur permettant d’avoir un revenu, d’obtenir une aide et des conseils et d’accéder à des informations qui les aident à changer leur vie. Cet espace est une combinaison entre la sphère privée et la sphère publique où les femmes sont initiées au monde de l’éduction et de l’emploi et où elles prennent conscience de leur capacité à modeler leur vie en fonction de leurs aspirations, tout en évitant ce qui serait considéré comme une véritable remise en question des conventions sociales (par exemple, dans certaines circonstances, poursuivre des études supérieures ou travailler à l’extérieur de la maison).
Dans le cadre des ces espaces, qui combinent le caractère privé exigé par la société et les avantages des espaces publics en matière d’éducation et d’information, plusieurs femmes ont atteint leur objectif d’accomplissement personnel en obtenant la possibilité de suivre une formation et d’acquérir des compétences. En fréquentant ces espaces, les participantes ont renforcé leur autonomie, tant au niveau privé que public. Certaines sont même devenues des défenseures des droits des femmes et toutes sont désormais indépendantes financièrement et ont atteint un niveau scolaire supérieur à celui de la moyenne des femmes de leur milieu.
Sur la base de ces résultats, cette étude vient confirmer que la création, le soutien et le développement d’espaces mixtes publics/privés favorables aux femmes pourraient aider les filles et les femmes à atteindre des objectifs socio-économiques, scolaires et de développement de compétences actuellement hors de portée. Rendre ces espaces d’apprentissage et de travail plus accessibles aux femmes profiterait à la société dans son ensemble et supprimerait d’importants obstacles qui entravent l’accomplissement personnel de nombreuses femmes.
De par leur nature, les TIC sont tout à fait adaptées à la création, au soutien et au développement de tels espaces. À en juger par leur usage actuel en Égypte, les TIC ne sont pas suffisamment utilisées pour créer un cadre d’apprentissage et de travail flexible au niveau spatial, ce qui est pourtant indispensable et pourrait apporter des avantages productifs et sociaux aux femmes, aux hommes et à leurs familles. Ce chapitre donne des exemples tirés d’entretiens et d’observations d’Égyptiennes travaillant dans le secteur de l’artisanat.
La Coopération italienne pour le développement des pays émergents (COSPE) a facilité le contact avec les participantes de l’étude à Siwa, une oasis proche de la frontière entre l’Égypte et la Libye, où l’organisation mène plusieurs projets en collaboration avec la Community Development and Environmental Protection Association, une ONG locale. La société siwi est très différente du reste de la population égyptienne. D’origine berbère (la langue locale est l’amazigh), les Siwi s’identifient davantage aux Libyens.
Il est difficile pour un étranger de communiquer directement avec des femmes siwi. Les femmes et les filles sont recluses et n’apparaissent en public que complètement couvertes. COSPE travaille avec des ONG locales et, par leur intermédiaire, avec des femmes siwi. L’une d’entre elles, Lamia (les noms ont été changés pour cause de confidentialité), âgée de 18 ans, est diplômée en arts visuels et est professeure de technologies de l’information à l’école secondaire de Siwa. Lamia a suivi, avec d’autres filles de Siwa, une formation aux technologies de l’information organisée par l’ONG et a été choisie pour enseigner à l’école. Le seul contact étranger de Lamia est une employée italienne de COSPE. Le directeur de l’association l’a encouragée à nous rencontrer pour qu’elle connaisse d’autres étrangers.
Nous l’avons rencontrée à l’école, où elle travaillait avec une classe dans le laboratoire informatique. Conformément aux traditions locales, elle était vêtue d’une robe noire et d’un niqab qui ne laissait voir que ses yeux et utilisaient les applications Internet les plus récentes. Elle a complété par une formation aux technologies des réseaux offerte par Cisco et est devenue qualifiée pour former les habitantes de Siwa aux technologies de l’information.
Outre son emploi de formatrice en technologies de l’information, Lamia maîtrise parfaitement la broderie traditionnelle siwi, comme la plupart des femmes de l’oasis. «Même si j’ai à peine le temps de broder, je travaille sur la robe de mariée d’une voisine », nous a expliqué Lamia en nous montrant son magnifique ouvrage enveloppé dans des couches de gaze blanche en coton.
Après le cours, nous nous sommes rendues au cours d’alphabétisation qu’Iman, la sœur de Lamia, donnait dans une résidence privée. Nous sommes entrées dans la maison d’une famille de classe moyenne supérieure dans laquelle une pièce avait été réservée pour l’ordinateur et quatre terminaux posés sur une tableya, une table basse ronde traditionnelle utilisée pour les repas en milieu rural. Iman faisait cours à quatre femmes. L’une des élèves nous a montré le logiciel d’alphabétisation conçu par le gouvernement, «Fahima », qui est facile d’emploi, avec des images et des sons. Le centre informatique d’alphabétisation sur tableya est mobile et circule de maison en maison, partout dans la ville, afin que les femmes n’aient pas à parcourir de longues distances à pied pour se rendre aux cours d’alphabétisation. Les cours sont offerts chez des familles respectées de la communauté. Les femmes n’assisteraient pas aux cours s’ils étaient dispensés dans des espaces publics tels que des écoles.
Il sera difficile pour Lamia, Iman et les autres filles actives de Siwa (en Égypte, seules les femmes mariées sont qualifiées de «femmes », d’où la distinction faite ici) de continuer à travailler à l’extérieur lorsqu’elles seront mariées. Selon la tradition siwi, une femme mariée vit avec la famille de son époux et n’est pas autorisée à travailler en dehors de la maison. De nombreuses femmes ont tiré un revenu de la broderie au cours des dernières décennies, depuis que l’oasis s’est ouverte au monde extérieur1.
Lamia a une sœur mariée qui vit avec son mari en Libye, où il travaille. Elle peut travailler là-bas, car elle n’est pas à Siwa. «J’aimerais me marier et aller vivre en Libye moi aussi, comme ça je pourrai continuer à enseigner les technologies de l’information. Si je reste à Siwa, je ne pourrai pas continuer à enseigner à l’école », nous a dit Lamia. Nous lui avons demandé si elle ne pourrait pas mettre sur pied un groupe de formation à domicile plus avancé, sur le même modèle que les cours d’alphabétisation. Elle a répondu que c’était une possibilité à envisager.
1. Siwa est devenue une destination touristique après la construction, dans les années 1980, d’une route entre l’oasis et une autoroute. L’ouverture de l’oasis au monde a entraîné de nombreux changements. Siwa s’est notamment convertie à la vente d’argent ancien et au commerce d’artisanat traditionnel.
Abeer, 35 ans, est mère de deux enfants. Elle subvient seule à leurs besoins grâce à son emploi de responsable du département des stocks de l’ONG El Bashayer. Afin de pouvoir évoluer dans sa vie professionnelle, elle étudie le soir pour terminer ses études en finances. La famille d’Abeer n’habite pas loin et sa mère s’occupe de ses enfants après l’école.
Quand les enfants d’Abeer étaient petits, ils allaient à l’école maternelle d’El Bashayer, ce qui lui a permis de continuer à travailler pour l’ONG. Cela fait 14 ans qu’elle travaille pour El Bashayer. Elle a commencé par enseigner à l’école maternelle de l’ONG avant d’occuper, quelques années plus tard, le poste de directrice: «L’enseignement m’a donné une expérience de la pédagogie qui me sert pour élever mes enfants. Comme j’avais un diplôme en finances, j’ai travaillé pendant quelque temps au service de comptabilité de l’ONG. J’ai ensuite pris la tête du département des stocks. »
Abeer a commencé à utiliser un ordinateur il y a environ dix ans. Dans le cadre de son travail, elle a suivi une formation afin d’apprendre à utiliser un logiciel de comptabilité numérique pour le système d’inventaire. El Bashayer avait engagé un programmeur pour créer une base de données adaptée pour la gestion de son inventaire, mais le programme donnait des résultats erronés et l’ONG a vite cessé de l’utiliser. Abeer voudrait suivre une formation sur Excel afin de réaliser ses feuilles de calcul par ordinateur. En attendant une meilleure solution, cela faciliterait la gestion des inventaires. Les applications informatiques peuvent ne pas être très perfectionnées, mais elles doivent être réalistes et utiles pour augmenter la productivité.
Abeer a raconté :
Avant, j’avais un ordinateur à la maison, ce qui m’a permis de me familiariser avec les technologies de l’information. Mon mari et moi vivons séparés depuis deux ans et, lorsqu’il a déménagé, il a emporté l’ordinateur avec lui. Pour l’instant, je n’ai pas les moyens de m’en acheter un autre, mais j’espère pouvoir me le permettre un jour.
Abeer a décidé de se séparer parce que son mari la battait. Sa famille a essayé de la persuader que cela passerait et que les choses iraient mieux entre eux, mais Abeer a refusé d’accepter les coups. Même pendant leur vie commune, Abeer était la principale source de revenus du foyer et cela représentait pour elle une raison supplémentaire pour ne pas tolérer les mauvais traitements. Malgré le pouvoir que lui confère son salaire, Abeer n’aime pas être le principal soutien de sa famille. Apporter un revenu additionnel pour améliorer la situation de sa famille ne la dérange pas, mais elle aurait préféré avoir un mari plus responsable financièrement:
De nos jours, les hommes n’ont pas de problème avec le fait que leurs femmes gagnent plus d’argent. Cela [leur] rend la vie plus facile. Ils conservent leurs anciens droits et s’en octroient de nouveaux. Ça ne me dérange pas d’être mariée sur papier: c’est plus facile pour moi de faire face à la société en temps que femme mariée qu’en tant que divorcée. C’est aussi plus facile pour les enfants. Je ne demanderai le divorce que s’il se remarie. Je n’accepterais jamais qu’il ait une deuxième femme.
Son revenu lui donne une liberté indispensable. Sans son éducation et son emploi, elle n’aurait pas pu quitter son époux. L’ONG l’a aidée avec la garde de ses enfants et la poursuite de ses études, ce qui était très important pour qu’Abeer puisse conserver son indépendance financière.
Vivian et Salma proviennent d’une communauté marginalisée qui vit de la collecte et du recyclage des déchets: les Zabbalins. Il s’agit d’un groupe social distinct dont les membres se marient entre eux et conservent les coutumes strictes de la région de Haute-Égypte dont ils sont originaires. Leur tradition professionnelle se transmet de père en fils et les filles travaillent avec leur père et leurs frères jusqu’à ce qu’elles atteignent la puberté2. Salma et Vivian ont passé leur enfance à aider à ramasser les ordures et à les trier. Comme elles contribuaient au revenu de la famille, elles n’avaient pas le droit d’aller à l’école de peur que cela interfère avec leur travail.
Vivian nous a raconté son enfance avec tristesse:
Depuis mes six ans, je travaille dans le recyclage des déchets, car c’était le travail de mon père et toute la famille y participait. Je ne suis jamais allée à l’école, pourtant je voulais vraiment y aller. J’observais les écoliers et leurs vêtements propres avec envie, amère de les voir se rendre tranquillement à l’école alors que moi je devais accompagner mon père au travail sur sa charrette de collecte.
2. La communauté zabbaline a récemment été ébranlée par la décision du gouvernement de moderniser le système de collecte des déchets en le confiant à des entreprises espagnoles et italiennes. Un accord a été négocié pour permettre aux Zabbalins de se charger de certaines étapes du cycle de ramassage des ordures.
J’ai toujours attendu beaucoup de la vie. J’étais une enfant obstinée et difficile. Lorsque j’ai entendu parler des cours d’alphabétisation à l’église locale, je n’ai pas arrêté de demander à ma famille de me laisser y assister. Ils ont fini par céder à condition que je finisse le recyclage et les tâches ménagères de la journée avant de m’y rendre. J’ai suivi le cours pendant trois mois et mes résultats étaient excellents. Je n’allais pas en rester là.
À la fin des années 1980, l’ONG Association for the Protection of the Environment (APE) a commencé à offrir aux filles zabbalines des cours de tissage et d’alphabétisation et un salaire pour les produits tissés. Salma et Vivian voulaient s’inscrire au cours de tissage, mais leurs parents ont refusé. Après de longues discussions avec sa mère, Vivian a obtenu son autorisation en acceptant de contribuer aux dépenses du ménage grâce aux revenus tirés de la vente des produits tissés.
Après la formation, les filles recevaient des métiers à tisser pour travailler chez elles à la fabrication des tapis. Lorsqu’elles finissaient un tapis, elles le remettaient à l’APE en échange d’un salaire. Si elles n’avaient pas pu utiliser de métier à tisser chez elles, la plupart de ces filles n’auraient pas pu fabriquer de tapis, car elles n’auraient pas été autorisées à travailler dans un lieu public indéfiniment.
Encouragées par la formation et le salaire, Vivian et Salma ont poursuivi leur développement personnel en assistant à des cours d’alphabétisation et se sont ensuite inscrites à un programme d’études secondaires sur une période de sept à dix ans. Aujourd’hui, elles sont cadres à l’APE: Vivian est secrétaire de direction et Salma est responsable des stocks.
La vie de Salma a changé du tout au tout:
Grâce à mon travail dans une ONG, j’ai visité Paris en 1993 et la Chine en 1995. Voyager à l’étranger m’a donné de l’assurance et a élargi mes perspectives et ma compréhension de la vie. Avant de voyager, je ne serais jamais sortie de chez moi le soir. Maintenant, je n’ai pas peur de sortir après la tombée de la nuit pour acheter des produits de première nécessité.
Salma prévoit de se construire une chambre sur le toit de la maison de son frère. Elle vit avec lui depuis que ses parents sont décédés. Salma a quarante ans et elle est célibataire. Elle aide ses neveux a faire leurs devoirs, car la femme de son frère est analphabète. Salma s’occupe peu des tâches ménagères. Elle contribue financièrement aux dépenses du ménage, ce qui lui donne un statut supérieur au sein de la famille. Elle a souffert de problèmes de santé tout au long de sa vie, mais son revenu et ses contacts professionnels lui ont permis d’avoir accès à des soins de meilleure qualité.
Le niveau d’éducation de Vivian et son salaire lui confèrent une certaine influence au sein de sa famille et de sa communauté. Ils lui permettent d’intervenir contre l’excision et de payer pour ses dépenses de santé et d’éducation et pour ses besoins essentiels. Vivian a été victime de l’excision et a fait pression sur ses frères et sœurs, ses amis et ses proches pour qu’ils épargnent leurs filles. La fille de Vivian ne sera pas excisée. Vivian paye l’inscription de sa fille à la garderie. Elle était enceinte de neuf mois lors de l’entretien et nous a dit qu’elle avait déjà accouché d’un enfant mort-né à l’hôpital public et qu’elle paierait, cette-fois, pour accoucher dans un hôpital privé.
Aida a elle aussi participé au programme de tissage de l’APE. Elle vit avec les Zabbalins même si sa famille n’est pas originaire de cette communauté. Sa mère s’y est installée, car les logements étaient moins chers. Après le décès de son mari, la mère d’Aida a élevé ses deux filles en offrant des services de nettoyage. Elle a toujours encouragé ses filles à poursuivre leurs études jusqu’à ce qu’elles soient toutes deux diplômées. Aida a eu une jeunesse difficile car elle percevait le manque de soutien, voire l’hostilité de la société environnante envers un foyer uniquement constitué de femmes. C’est pourquoi elle a concentré son attention sur la sécurité, qui passe, pour elle, par une maison familiale sûre. La maison dans laquelle elle a grandi était modeste et nécessitait de nombreuses réparations qui ont été bâclées par les prestataires. Aida attribue cela au fait que les travailleurs ne prenaient pas les femmes au sérieux. Elle veut reconstruire la maison de sa mère et y vivre avec son nouveau mari et sa mère. Elle avait mis de l’argent de côté dans ce but, mais ses économies sont toutes passées dans ses frais de mariage. Elle recommence à économiser et est déterminée à construire une maison belle et solide. Comme elle nous l’a expliqué :
Il est difficile de vivre sans pouvoir compter sur la présence d’un père, d’un frère ou d’un proche. Un voisin a essayé d’agrandir sa maison en prenant possession d’un espace public situé dans la ruelle. Lorsque je me suis plainte, il a cherché à nous attaquer à trois heures du matin en état d’ivresse. J’ai porté plainte au poste de police, mais ce qui m’a vraiment aidée, c’est le soutien des membres de l’ONG. Avec leur aide, nous avons pu empêcher le voisin de nous attaquer à nouveau.
À cause de sa situation difficile, Aida voulait arrêter sa scolarité alors qu’elle terminait l’école intermédiaire (middle school) et travailler comme tisseuse auprès de l’APE pour apporter un revenu à sa mère. L’ONG et sa mère l’ont encouragée à travailler à la maison tout en continuant ses études. Elle a obtenu son diplôme en finances et a été embauchée par l’APE. Aida est maintenant l’une des quatre femmes responsables du service de recyclage de papier qui fabrique des cartes, du papier d’emballage, du papier pour écrire et d’autres articles de papeterie. Les produits finis sont vendus aux hôtels, aux écoles et aux entreprises et mis en vente sur place, dans le magasin de l’ONG.
Les exemples de formation et d’emploi des femmes siwi et zabbalines vont à l’encontre de la priorité donnée par les systèmes éducationnels et professionnels égyptiens à la participation des femmes dans le domaine public. Mais une femme doit sortir dans la sphère publique pour bénéficier du système. La dichotomie entre les espaces public et domestique est un élément central du développement des femmes (Gilman 1917) et n’a, jusqu’à ce jour, pas été résolue de façon satisfaisante en tenant compte des obligations et des restrictions quotidiennes auxquelles les femmes doivent actuellement faire face (Valian 1999; Waring 1988).
L’opposition entre le «travailleur idéal » et la vie familiale prévalait et prévaut toujours dans le débat sur la participation des femmes à l’économie. Selon Williams (2000 : 1–6), La notion de «travailleur idéal » fait référence au travailleur à plein temps, qui fait souvent des heures supplémentaires et n’est soumis à aucune obligation familiale. À l’origine, le «travailleur idéal » était un homme, aidé par une femme qui restait à la maison pour s’occuper du foyer et de la famille. La vie familiale comprend tous les éléments de la vie qui ne font pas partie des attributions du «travailleur idéal », comme l’éducation des enfants, les tâches ménagères, les obligations sociales qui interfèrent avec le travail rémunéré, etc (Stone 2007; Swiss et Walker 1993; Hirshman 2006).
Les histoires de Lamia, Iman, Abeer, Salma, Vivian et Aida montrent comment le développement des femmes est facilité par la prise en compte des défis et des obstacles auxquels elles doivent faire face. Il était plus facile pour elles de sortir du schéma social en renforçant tout d’abord leurs capacités dans des cadres prenant en considération les difficultés sociales auxquelles les femmes sont confrontées. À l’inverse, lorsque les femmes doivent d’abord aller à l’encontre des contraintes imposées par la société pour atteindre leurs objectifs dans le domaine public, nombre d’entre elles sont découragées et leur développement en pâtit.
À l’heure actuelle, aucun pays n’a créé de tissu urbain ni de culture urbaine favorables aux hommes et aux femmes, sur un pied d’égalité, en tant que citoyens et travailleurs (Hayden 2002). Il faudrait expérimenter des schémas de vie et de travail offrant plus de possibilités d’accès à l’éducation, à l’acquisition de compétences et à la productivité et donnant de meilleurs résultats. Les TIC semblent être l’outil idéal pour un modèle de développement en faveur des femmes, mais ces technologies n’ont pas encore été utilisées hors des structures dominantes, qui ne tiennent pas compte des sexospécificités. Cette étude soutient la recherche créative d’un modèle de vie, de travail et d’autonomisation plus adapté aux femmes qui utilisent les technologies à leur disposition (notamment les TIC) et qui pourrait servir à promouvoir et à développer des systèmes alternatifs d’éducation et d’emploi.
Les programmes de formation pour adultes et à temps partiel ont porté leurs fruits pour Vivian, Salma et Abeer, même si ces systèmes d’éducation parallèles sont considérés par la population égyptienne comme étant de moins bonne qualité. Cette attitude s’est reflétée dans les entretiens. Asmaa, une participante d’Aswan diplômée d’un cursus de deux ans en commerce et qui voulait obtenir un diplôme universitaire pour un emploi administratif, n’a pas réussi ses examens, même à la deuxième tentative, car sa formation à temps partiel était insuffisante:
J’ai abandonné au bout de deux ans. La formation que je suivais pendant l’année n’était pas assez bonne pour que j’obtienne les notes nécessaires aux examens de fin de semestre. J’ai déposé mon CV au service de placement du gouvernement à Aswan et j’espère obtenir un emploi avec mon diplôme.
Asmaa ne pense pas que sa formation en informatique constituera un atout pour obtenir un emploi au gouvernement. Elle dit qu’elle a oublié une grande partie de ses connaissances faute de les utiliser3. Asmaa vit dans un village et sa famille ne l’autorise pas à se rendre au collège ou dans les télécentres.
Lors de cette recherche, nous avons étudié l’importance de schémas alternatifs pour l’autonomisation des femmes au sein d’un échantillon choisi d’artisanes égyptiennes. Les entretiens ont révélé des points communs dans ce qui, selon les femmes, améliore leur qualité de vie. Ces schémas d’apprentissage et de travail mettent en évidence le caractère essentiel des facteurs spatiaux et géographiques pour le développement des participantes.
3. La connectivité est si mauvaise dans le village que les ordinateurs de l’ONG ne servent presque jamais à naviguer sur Internet.
Il ressort de cette étude que:
• Les femmes tirent un bénéfice de leur participation aux activités des ONG locales, qui sont sensibles aux coutumes et s’adaptent aux restrictions auxquelles les femmes font face.
• Leur relation constante avec une organisation qui les soutient (une ONG locale, par exemple) a permis à ces femmes de maintenir et de conforter leurs progrès.
• Presque toutes les participantes ont affirmé qu’elles rêvaient d’avoir un diplôme universitaire, même si les opportunités d’emploi sont limitées pour les femmes diplômées. L’importance que les Égyptiennes accordent à l’éducation est due à la mobilité sociale que donnait un diplôme universitaire sous le régime de Nasser. Il serait bénéfique d’offrir aux femmes une éducation et des formations qui reflètent de façon réaliste les opportunités d’emploi rémunéré de l’Égypte actuelle.
• De meilleures alternatives et des systèmes d’éducation parallèles doivent être mis en place en Égypte. Actuellement, l’apprentissage en dehors du circuit classique et des horaires habituels est généralement de moins bonne qualité et moins valorisé. En dehors des structures conventionnelles, les TIC constituent un excellent outil de formation pour adultes.
• Il faut faire connaître aux décideurs des exemples de réussite de femmes qui, en trouvant des espaces d’éducation et d’emploi adaptés aux réalités de leur vie (tâches ménagères et restrictions de leur participation au domaine public), ont pu atteindre un niveau élevé de leur développement personnel. Les TIC sont particulièrement appropriées pour faire le lien entre les espaces publics et privés, car ils permettent la création d’espaces virtuels auxquels les femmes et d’autres membres de la société (actuellement) isolés, comme les handicapés, peuvent accéder. Pour l’instant, le potentiel des TIC dans l’éducation et l’emploi n’a pas encore été entièrement exploré en Égypte. Au lieu de servir à construire et rendre accessible à l’Égyptien moyen un modèle d’apprentissage et de productivité offrant une meilleure flexibilité spatio-temporelle, les TIC sont, à l’heure actuelle, principalement utilisées dans les modes de travail et d’enseignement traditionnels.
• Cette étude propose d’intégrer les espaces traditionnellement féminins dans une structure socio-économique reposant sur les TIC. Cette structure pourrait permettre aux femmes d’éviter d’avoir à se rendre dans un lieu public pour étudier ou travailler. Bien que les TIC offrent des alternatives en matière de connexion et de communication, le schéma traditionnel vie/travail est encore au goût du jour et prive l’économie égyptienne de ressources humaines importantes.
• Si nous voulons renforcer la participation des femmes au développement de l’Égypte, les décideurs devront examiner leurs besoins d’un œil plus attentif. Les investissements réalisés jusqu’à présent dans l’éducation des Égyptiennes pourraient être augmentés en intégrant l’éducation et la formation dans les espaces féminins. En renforçant et en modifiant la conception des structures alternatives d’éducation, de formation et d’emploi grâce aux moyens technologiques disponibles (dont, principalement, les TIC), les femmes pourraient développer leur potentiel et en tirer davantage profit qu’elles ne le font actuellement dans un domaine public dominé par les hommes.
Folbre, N. (2001) The Invisible Heart: Economics and Family Values, New York: New Press.
Gilman, C. P. (1917) «The housekeeper and the food problem », Annals of the American Academy of Political Science, 123 : 127.
Habermas, J. (1989 [1962]) The Structural Transformation of the Public Sphere: An Inquiry into a Category of Bourgeois Society, Cambridge (MA) : MIT Press.
Hayden, D. (2002) Redesigning the American Dream: The Future of Housing, Work, and Family Life, New York: Norton.
Hirshman, L. (2006) Get to Work: A Manifesto for Women of the World, New York: Viking.
Spain, D. (1992) Gendered Spaces, Chapel Hill: University of North Carolina Press.
Stone, P. (2007) Opting Out? Why Women Really Quit Careers and Head Home, Berkeley: University of California Press.
Swiss, D. J. et J. P. Walker (1993) Women and the Work/Family Dilemma: How Today’s Professional Women are Finding Solutions, New York: Wiley.
Valian, V. (1999) Why So Slow? The Advancement of Women, Boston (MA) : MIT Press.
Waring, M. (1988) If Women Counted: A New Feminist Economics, New York: Harper & Row.
Williams, J. (2000) Unbending Gender: Why Family and Work Conflict and What to Do about It, Oxford: Oxford University Press.
Woolf, V. (2001) Une chambre à soi, Paris: Éditions 10/18.
Changement, espoir, recommencement, désespoir, échec, force, défi et engagement: ce sont les termes que nous utilisons lorsque nous parlons de nos entretiens avec les victimes de violences et les femmes responsables des centres d’écoute et d’orientation juridique des femmes victimes de violence vers lesquelles elles se tournent pour demander de l’aide.
Le changement fait partie du refus des victimes d’accepter la violence en tant que réalité frustrante qui porte atteinte à leur dignité humaine. Il y a aussi l’espoir d’un avenir meilleur et d’un monde différent où règnerait la paix et où la dignité des femmes serait respectée. Malgré le fait qu’une partie de leur vie soit brisée, certaines femmes ont réussi à s’ouvrir à nouveau au monde et à s’engager avec confiance et courage dans une nouvelle expérience pour recommencer à zéro. D’autres ont cependant connu le désespoir et l’échec et ont été terrassées par la pauvreté et la violence.
Les employées des centres d’écoute et d’orientation juridique manifestent la force et le désir de relever des défis, de faire face à la culture dominante qui autorise et légitime la violence et la discrimination et de lutter contre les mentalités et les discours qui considérent les femmes inférieures aux hommes. Elles s’engagent à créer de nouvelles méthodes pour défendre les femmes et croient aux technologies de l’information et de la communication (TIC) qui sont, selon elles, les outils les plus efficaces pour dénoncer les violences et gérer les centres. Les TIC représentent pour elles une révolution médiatique, une ouverture et un atout essentiel pour le développement et la communication.
Lorsque nous avons eu l’idée de mener une recherche sur les TIC du point de vue de leur utilisation par les centres d’écoute et par les femmes victimes de violences au Maroc, celle-ci semblait être de nature générale et descriptive. Cependant, en préparant et en examinant les aspects hypothétiques et méthodologiques de cette recherche, plusieurs questions nous sont venues à l’esprit:
• Comment pouvons-nous aborder cette étude sur la violence de genre dans un contexte où elle est acceptée comme faisant partie de la vie privée et n’est pas considérée comme une violation des droits de la femme ni comme un phénomène social devant être étudié et analysé en profondeur?
• Quelle approche théorique et méthodologique devons-nous adopter pour étudier l’utilisation des TIC par les femmes victimes de violence conjugale?
Nous avons rapidement dû nous rendre à l’évidence: la problématique à la base de cette étude engendrait elle-même des débats concernant le rôle des TIC en tant qu’outils utiles aux femmes dans leurs efforts pour lutter contre toute forme de discrimination. À l’heure actuelle, les associations de défense des droits humains et des femmes au Maroc accordent une grande importance à «la violence à l’égard des femmes ». Par ailleurs, en raison de l’attention portée actuellement aux TIC, la question de la violence envers les femmes a été intégrée au discours sur le changement et le développement à travers les TIC.
Dans un monde où les technologies de l’information sont devenues un outil de travail, un instrument d’autonomisation et une façon de pénétrer dans de nombreux univers, de réduire les distances et de nouer des relations, la question suivante mérite d’être posée: comment et pourquoi les femmes victimes de violences et les employées des centres d’écoute et d’orientation juridique utilisent-elles les TIC pour lutter contre la violence basée sur le genre? La réponse à cette interrogation pourrait permettre de savoir si les femmes victimes de violence tirent un réel avantage de l’ouverture du Maroc aux TIC.
Nous savons qu’au Maroc, nous vivons et travaillons dans un environnement marqué par les inégalités entre les hommes et les femmes et par une ignorance des questions de genre. Cet environnement est également caractérisé par un manque de participation des femmes aux processus décisionnels et par l’absence d’efforts pour mettre fin à l’illettrisme numérique et lever les barrières imposées aux femmes par leur triple rôle (Smyth et coll. 1999 : 14).
Les Marocaines sont confrontées à de nombreuses difficultés économiques, sociales et culturelles qui les empêchent d’utiliser les TIC (et donc d’en tirer profit). Le secteur des TIC se caractérise par les disparités entre les hommes et les femmes et ne prend pas en compte le genre et l’équité dans le développement au moment d’aborder les problèmes sociaux. En outre, le secteur des TIC limite les possibilités d’intégration sociale et professionnelle des femmes, notamment des femmes pauvres et analphabètes. Cela s’explique par le fait que l’utilisation des TIC requiert un niveau d’éducation au moins égal à la moyenne, des moyens financiers pour se procurer le matériel et du temps pour suivre la formation (notamment pour les femmes qui ont des responsabilités familiales). Ainsi, l’une de nos participantes nous a dit:
Moi, je voudrais apprendre comment utiliser [les TIC], mais ce n’est pas possible actuellement. Elles rendent beaucoup de services. Elles sont devenues une nécessité et celui qui ne sait pas comment les utiliser est illettré. Je me considère comme illettrée. J’avais commencé à apprendre pendant quelque temps, mais j’ai abandonné. Il faut y passer de nombreuses heures par jour.
Le fond du problème est le statut des femmes dans la sphère publique marocaine. Lorsqu’une femme sort de chez elle, elle doit se soumettre aux normes publiques de contrôle moral et social patriarcal et perd toute «souveraineté ». Cela contribue au fait que les femmes et les hommes n’ont pas la même existence dans les espaces Internet, ce qui élargit le fossé numérique entre les genres dans la société marocaine (Centre National de Documentation du Maroc 2003 : 104). La présence des femmes dans certains espaces publics (cybercafés) n’est pas acceptée par l’ensemble de la société, car de tels lieux sont considérés comme étant réservés aux hommes (surtout en ce qui concerne l’utilisation d’Internet, car certains hommes l’utilisent pour la pornographie). Lamia, de Meknès, nous a raconté :
Dans les cybercafés, les hommes ne sont pas surveillés. Ils consultent parfois des sites Internet de pornographie […] et personne n’y prête attention. Mais les femmes se sentent gênées, car elles sont observées par les autres clients et même par le propriétaire du cybercafé, qui gardent un œil sur ce qu’elles écrivent ou ce qu’elles regardent. Elles n’ont aucune vie privée.
Notre étude a coïncidé avec l’ouverture du débat public marocain sur des questions longtemps restées taboues. La plus importante est la question du droit des femmes, qui est maintenant au centre des discussions politiques et de la société civile. Cette situation nous a obligées à prendre clairement position. En tant que chercheuses et féministes, nous sommes des actrices du changement qui s’opère autour de nous, avec tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons acquis en termes d’autonomisation. Cette étude sur l’utilisation des TIC par les femmes dans la lutte contre les violences liées au genre représentait une double opportunité pour nous, en tant que chercheuses et en tant que femmes intéressées par l’autonomisation de leurs pairs. Elle nous offrait la possibilité de renforcer notre propre autonomie en développant rapidement des capacités, ce qui revenait en quelque sorte à faire l’analyse de nos compétences, et de renforcer l’autonomie des femmes avec lesquelles nous travaillions en les impliquant dans ce processus de recherche.
Les femmes qui ont participé à notre recherche étaient des responsables des centres d’écoute (qui supervisent le travail et s’occupent de la coordination avec l’association dont font partie les centres); des conseillères et des assistantes juridiques dont le travail consiste à écouter les femmes, les aider et communiquer avec d’autres parties prenantes s’intéressant au phénomène de la violence; et des femmes victimes de violences qui s’étaient rendues dans les centres pour demander des informations, des conseils juridiques et de l’aide psychologique et judiciaire.
Pour choisir les femmes victimes de violences que nous allions interviewer, nous avons demandé l’aide des responsables des centres, qui pouvaient les contacter. Ces victimes étaient des femmes d’âges différents, qui n’appartenaient pas à la même classe sociale et n’avaient pas le même niveau d’éducation. Dans ce chapitre, nous citons quatre victimes (sous des noms d’emprunt, pour les protéger) qui reflètent la diversité des personnes qui se tournent vers ces centres pour obtenir de l’aide. Notre compréhension globale du sujet est cependant fondée sur les conversations que nous avons eues avec quarante femmes qui avaient eu recours aux services des centres et avec les directeurs des six centres juridiques situés à Rabat (deux), Fès, Meknès, Marrakech et Oujda.
Nous avons découvert qu’il était à la fois facile et difficile de mener une étude sur les relations entre les violences de genre et l’utilisation des TIC. D’un côté, la disponibilité des données et des outils de travail nous facilitait la tâche, de même que l’idée claire que nous avions de la méthodologie à adopter pour aborder notre problématique. De l’autre, nous avions affaire à des femmes en situation de crise et très différentes les unes des autres. Elles étaient venues spécialement dans ces centres pour trouver une solution à leur problème. Il était donc difficile pour nous d’obtenir des réponses à nos questions sur un sujet (les TIC) qu’elles ne considéraient peut-être pas comme une priorité à ce moment-là.
Notre recherche était guidée par le rêve d’un avenir meilleur pour les Marocaines. Ce rêve implique que l’accès à l’information soit un droit pour tous et que les victimes de violence puissent faire valoir leur droit de vivre dans un environnement économique, social et psychologique sûr et d’accéder à l’information et à sa production.
Nous ne considérons pas les participantes comme des objets d’étude et nous ne nous adressons pas à elles seulement comme à des sujets d’interprétation qui donnent un sens à leur vie quotidienne et la rationalisent. Nous les voyons comme les coréalisatrices de leur réalité et, partant, comme les principales contributrices au changement social dans les domaines qui ont trait à leur vie. Ce point de vue nous a conduites à adopter une approche de terrain interactive et une attitude critique envers le processus de développement de connaissances en tenant compte du fait qu’il devient encore plus complexe d’analyser la situation des participantes vivant dans des conditions difficiles lorsqu’elles ont perdu leurs moyens de s’exprimer. Notre but était également de développer des plans d’action efficaces à partir de cette étude et de passer ensuite à l’étape suivante, au rêve suivant.
Nous avons réussi à tisser des liens avec les femmes victimes de violences, ainsi qu’avec les employées des centres et associations avec lesquelles nous avons continué à travailler pour élaborer des stratégies et des programmes destinés à dénoncer la violence à l’égard des femmes et à briser le tabou et le silence qui encouragent les agresseurs à récidiver.
Lors de notre étude de terrain et de nos réunions avec les participantes, nous avons essayé de nous ouvrir à elles et, à la fois, de rester réfléchies, en associant professionnalisme et intimité. Nous avons fini par mieux connaître nos interlocutrices grâce à leur capacité à s’exprimer. Le droit de parole ne se donne pas, il se prend.
Les employées des centres juridiques sont conscientes de leur importance, de leur rôle en faveur du changement et de la valeur de leurs compétences pour faire pression, négocier et promouvoir la solidarité. En appartenant à des groupes travaillant et luttant pour un même objectif et un même idéal au Maroc et à l’étranger, elles ont acquis du pouvoir et des compétences. Cela leur donne confiance en elles et les encourage à continuer quand le désespoir surgit. Elles utilisent diverses technologies de l’information (téléphone, courrier électronique, Internet) de manière efficace et cet usage des TIC a un impact positif sur la lutte contre les violences conjugales en facilitant les communications et les prises de décision.
Les TIC favorisent l’expression de soi et l’action collective. Fatiha, de Rabat, est responsable d’un centre juridique. Elle a déclaré :
[Les TIC] facilitent sans aucun doute le travail. Avant, nous établissions les statistiques à la main. Maintenant, grâce au réseau, nous n’avons aucune difficulté à obtenir un résultat particulier selon l’âge, la région ou tout autre critère. Pour ce qui est des victimes, nous nous servions de leur adresse et de leur numéro de téléphone fixe, mais la plupart d’entre elles nous donnent maintenant leur numéro de téléphone portable. Nous pouvons aussi chercher le nom de la victime dans l’ordinateur pour obtenir son dossier complet et d’autres informations.
Quelles que soient leurs tâches, qu’elles soient conseillères, directrices ou assistantes, les employées des centres juridiques considèrent que les TIC jouent un rôle important, notamment dans la sensibilisation au phénomène de la violence et l’ouverture de nouvelles perspectives de travail. Les TIC permettent en effet d’améliorer les techniques et de faciliter les échanges d’information avec les autres centres d’écoute. Selon Zakia, de Marrakech:
[Les TIC] ont facilité de nombreuses choses. Au lieu d’aller à Marrakech ou à Rabat pour une journée, on peut utiliser la messagerie électronique. Je peux répondre aux courriels tout en travaillant. Je peux faire de nombreuses choses à la fois, [utiliser] le fax, Internet et le téléphone au lieu d’envoyer une lettre qui prendrait trois jours à se rendre à destination. Avec le courrier électronique, on reçoit une réponse immédiatement. Au lieu de faire un travail en un mois, je le fais en une journée.
Les femmes victimes de violences qui se sont ouvertes à nous nous ont raconté leur vie, avec ses hauts et ses bas, et, pour ne pas oublier, les violences qu’elles avaient subies. Certaines victimes nous ont également parlé de leur nouvelle vie: elles se sentaient comme des adolescentes qui s’éveillaient à la vie.
Lorsque nous avons demandé à ces femmes de nous parler brièvement des TIC, nous ne nous attendions pas à une telle force et une telle profondeur. Certaines participantes considéraient le téléphone portable comme «un ami qui est là quand vous en avez besoin, un frère, une mère et un père », «une solution aux problèmes » qui «rapproche les gens » et procure «une protection parfois » ou comme «une nécessité ». D’autres ont dit d’Internet: «nous ne l’utilisons pas seulement pour dénoncer des violences, mais aussi pour acquérir des connaissances, entretenir nos relations et apprendre ». Ces mots simples et profonds peuvent être interprétés à la lumière des conditions et circonstances dans lesquelles ces femmes utilisent ces technologies.
Sanaa, de Meknès nous a raconté : «J’ai été chassée de chez moi et j’ai appelé mon père pour lui demander de venir me voir. J’ai appelé ma famille à l’aide. Si le téléphone portable n’existait pas, ils ne seraient pas venus me voir. »
Lamia, elle aussi de Meknès, nous a expliqué :
Avant, la situation était différente. La violence avait lieu dans un certain contexte. Les gens vivaient dans des familles élargies. Si le mari était violent, les membres de la famille intervenaient et apportaient leur protection. Maintenant, un crime peut être commis et personne n’est là pour protéger la victime. Il y a Dieu et le téléphone portable.
Les femmes victimes de violences qui étaient prêtes pour un changement semblaient pleines de vie et de dynamisme. Ces femmes, qui avaient confiance en elles et en leur propre pouvoir, avaient retrouvé leur estime de soi et s’étaient réconciliées avec elles-mêmes en prenant une décision à propos d’une situation déplaisante, malgré les conséquences sociales, économiques, psychologiques et familiales que cette décision supposait. Elles avaient pris le contrôle de leur vie et de leur destin et de ceux de leur famille et de leurs enfants. Elles refusaient la violence et militaient pour lutter contre celle-ci. Ces femmes avaient échangé leur rôle de victime de violences contre celui d’actrices de leur propre vie et de militantes.
Lorsque ces femmes possédaient des outils TIC tels que le téléphone portable, elles étaient conscientes du rôle stratégique que jouaient ces technologies dans leur protection et leur ouverture à ce qui se passait à l’extérieur de leur environnement restreint. Selon elles, le téléphone portable remplace la famille dans sa fonction de dénonciation. Comme l’a indiqué une victime de la violence: «Avant, quand votre mari vous battait, vous demandiez de l’aide à votre famille, qui vous disait d’être patiente. Maintenant, vous pouvez contacter un centre juridique qui peut faire connaître votre problème. Vous aidez ainsi d’autres femmes à rejeter la violence. »
Certaines de ces femmes utilisent Internet, qui est manifestement devenu un espace important de créativité, de diffusion et d’information permettant aux femmes d’établir des liens et de partager leurs expériences avec des femmes du monde entier. Ces femmes sont déterminées à apprendre et se former afin de suivre le rythme des évolutions technologiques. Elles refusent l’exclusion et n’acceptent pas de manquer des occasions. Ces femmes victimes de violences ont pris le contrôle de leurs ressources et n’ont besoin de la permission de personne pour acquérir ou utiliser ces outils.
D’autres femmes refusaient leur condition, mais restaient «soumises » et n’avaient pas encore atteint l’étape de la rébellion et du rejet. Certaines avaient perdu leur détermination. Elles étaient paralysées par la peur et le manque de confiance en elles, mais gardaient espoir. Elles n’avaient pas encore réalisé qu’elles n’étaient pas responsables de ce qu’elles vivaient et dont elles souffraient et qu’elles n’y étaient pas prédestinées. Certaines de ces femmes possèdent des outils TIC, mais considèrent qu’ils augmentent les disparités entre pauvres et riches, tout en sachant qu’elles peuvent attendre plus de ces technologies. Certaines possèdent des moyens technologiques, notamment le téléphone portable, mais n’ont aucun contrôle sur ceux-ci, car elles peuvent en être privées à tout moment, notamment lorsque leur mari se fâche. «Je dois prévenir mon mari, nous a expliqué Aicha, car il doit donner son accord. L’homme considère le téléphone portable comme un ennemi. Si l’homme a le droit d’avoir un téléphone portable, la femme aussi a le droit d’en avoir un et en a besoin. »
Ces femmes ne se sentent pas outillées pour participer à l’avenir prometteur que laissent présager les TIC en donnant accès au savoir et en améliorant les conditions de vie. Une habitante de Fès nous a expliqué :
Je ne suis pas convaincue. L’aspect financier n’est pas la raison pour laquelle je n’ai pas de téléphone portable. J’ai de l’argent, mais je ne sais pas comment utiliser un téléphone portable. Mon frère me dit que je dois aller à l’école, car je n’ai pas eu l’opportunité d’apprendre.
Certaines femmes supportaient encore leur situation difficile, mais étaient incapables de la changer. Pourtant, le fait d’exprimer leur désespoir en pleurant, comme le faisaient certaines, peut être interprété comme un rejet de l’acceptation patiente considérée comme la meilleure façon d’entretenir une relation supportable avec leur mari. Ainsi, l’expression de leur chagrin et de leur rage peut être considérée comme un progrès important dans la lutte contre le désespoir.
Les conseillères et les assistantes des centres d’écoute estiment, en se basant sur leur expérience de travail quotidienne et leur contact direct avec les femmes victimes de violences, que les principaux obstacles à l’utilisation des TIC par ces femmes sont l’analphabétisme, la pauvreté, le manque d’information et l’autorité exercée sur elles par leur mari.
Pour les employées des centres, l’absence de formation est la principale entrave à l’utilisation d’Internet. L’approche adoptée par les associations les a cependant obligées à engager des spécialistes en traitement de données. Les responsables des centres considèrent leur budget limité comme un obstacle de taille à l’utilisation de ces technologies. Il est vrai que l’État marocain a commencé à reconnaître le rôle de ces associations (notamment les associations de femmes et les centres d’écoute) dans le développement et la sensibilisation de la population, mais cette reconnaissance ne s’accompagne d’aucun soutien financier. Les centres dépendent d’organisations internationales pour financer leurs projets et sont constamment à la recherche de fonds pour assurer leur maintien.
À travers notre étude et nos rencontres avec les participantes, nous avons compris que nous ne pouvions pas parler de l’accès des femmes aux TIC dans un contexte caractérisé par l’absence d’approches prenant en compte le genre et les besoins des populations défavorisées.
L’expression «toutes les femmes sont égales face à la violence » s’est avérée exacte, indépendamment de leur âge, de leur éducation, de leur condition sociale et économique et de leur situation géographique (rurale ou urbaine). Nos groupes de discussion comprenaient des femmes d’âges et de milieux culturels, économiques et sociaux différents. Il y avait des adultes, des jeunes femmes, des analphabètes, des femmes instruites, des employées, des travailleuses, des enseignantes, des célibataires, des femmes mariées et divorcées. Il est devenu évident pour nous que les TIC jouent un rôle dans la sensibilisation à la violence liée au genre, qu’elles représentent un outil d’expression, d’ouverture à de nouvelles perspectives professionnelles et d’amélioration des méthodes de travail et qu’elles permettent de gagner un temps précieux.
Pourtant, entre le tableau noir où l’on apprend à lire et écrire et les technologies contemporaines, il existe un fossé historique qu’une grande proportion de femmes ne peut apparemment pas franchir. Il est impossible pour beaucoup d’entre elles de retourner à l’école ou de se lancer dans l’aventure des mondes virtuels. Elles n’entretiennent donc qu’une relation d’ignorance avec les TIC. En quoi cela est-il lié avec l’autorité des hommes? Peut-on parler de «phallo-technologie »? Comme nous l’a dit une participante: «C’est le mari, le père ou le grand frère qui contrôle la télécommande. »
Le développement des TIC offre d’immenses opportunités pour l’autonomisation des femmes. Une étude menée par l’UNESCO en 2003 réaffirmait cependant l’existence d’un fossé numérique entre les genres. Elle indiquait également qu’outre les interventions en faveur d’une utilisation égale des TIC par les hommes et les femmes, il fallait favoriser en priorité la participation des femmes aux processus décisionnels, la lutte contre l’analphabétisme et l’élimination des contraintes liées au triple rôle des femmes.
En nous appuyant sur l’opinion des responsables des centres d’écoute, nous avons conclu que les TIC étaient un outil essentiel pour enrayer le phénomène de la violence en contrôlant et en traitant les informations à ce sujet. L’accès des victimes de violences aux TIC est, cependant, déterminé par leur situation socio-économique, leur niveau d’éducation, leurs conditions de vie et leur autonomie. Cela soulève la question de la démocratisation et de la généralisation de l’utilisation des TIC et de la nécessité d’adopter des mesures pour favoriser l’accès des femmes à ces technologies. Nous pensions que ces femmes pourraient suivre le rythme des progrès technologiques dont nous sommes témoins au Maroc, mais la féminisation de la pauvreté et de l’analphabétisme semble n’avoir jamais été aussi élevée (Association Démocratique des Femmes du Maroc 2007).
Il faut que les politiques en faveur de l’autonomisation des femmes considèrent les TIC comme un outil essentiel pour surmonter le fossé numérique auxquelles les femmes, et principalement les victimes de violences, sont confrontées et briser le silence qui entoure ce phénomène.
Alors que de nombreuses femmes victimes de violences ne peuvent apparemment pas profiter des opportunités liées aux progrès numériques auxquels nous assistons dans le monde, nous avons toutefois été témoins d’expériences d’utilisation des TIC qui donnent espoir, nous rendent optimistes et augmentent notre croyance et notre confiance dans la capacité des femmes à utiliser ces technologies pour améliorer leur vie et amorcer un changement.
Association Démocratique des Femmes du Maroc (2007) Rapport parallèle des ONG au 3e et 4e rapports périodiques du gouvernement marocain.
Centre National de Documentation du Maroc (2003) L’implantation d’Internet au Maroc: enjeux et perspectives.
Groupe de travail des Nations Unies sur les TIC (2003) Tools for Development: Using Information and Communications Technology to Achieve the Millennium Development Goals, document de travail.
Smyth, I., C. March and M. Mukhopadhyay (1999) Guide to Gender Analysis Framework, Oxfam Publishing, version arabe.
Pendant longtemps, les femmes ont formé des groupes et des organisations au sein de leurs communautés pour résoudre les problèmes communs de façon collective, socialiser, partager des expériences et militer pour le changement. Ces groupes sont composés de personnes physiques rassemblées autour d’associations religieuses, d’initiatives communautaires et de quartier et d’intérêts professionnels. L’arrivée du téléphone portable a modifié la façon de communiquer de ces groupes de femmes de différentes manières qui méritent d’être étudiées.
Il est difficile de mettre à profit le potentiel des communications par téléphone portable pour recueillir du soutien en faveur de la défense des droits des femmes. Ainsi, le coût prohibitif des prestations de service, l’absence d’une intégration régulière et efficace du téléphone portable dans les initiatives de gestion en réseau, et les entraves (traditionnelles et pratiques) à la liberté des femmes d’utiliser les services de communication de façon indépendante constituent autant d’obstacles à surmonter.
Ce chapitre se base sur une étude menée à Lusaka en 2007 et 2008. Nous avons entrepris d’analyser comment l’utilisation du téléphone portable a modifié ou influencé les communications en faveur de la défense des droits et du changement au sein des groupes de femmes (créés dans ce but).
Nos principales sources d’information sont cinq responsables de groupes de femmes qui se consacrent à l’autonomisation (et qui participent activement à des réseaux comprenant ou étant associés aux membres du Comité de coordination des organisations non gouvernementales – NGOCC1), des employés de l’organe de surveillance du gouvernement responsable des prestations de services de téléphonie mobile et des représentants des opérateurs de téléphonie mobile. Nous avons mené des entretiens qualitatifs approfondis avec ces individus.
Les communications par téléphone portable sont possibles partout en Zambie, indépendamment de l’éloignement, car elles fonctionnent grâce à la technologie sans fil qui, contrairement au système de communication téléphonique fixe «traditionnel », n’exige qu’un minimum d’infrastructures. Les femmes ou les groupes de femmes qui possèdent un téléphone portable communiquent avec d’autres femmes et avec des hommes sans être soumises à un quelconque contrôle. Le contenu se développe au fur et à mesure de la conversation et aucune personne étrangère à la conversation n’y apporte de modifications.
Les utilisateurs individuels de téléphones portables semblent se trouver à portée de toute personne figurant dans leur répertoire téléphonique. Grâce à ces répertoires, les utilisateurs sont sûrs de pouvoir contacter d’autres utilisateurs, indépendamment des distances. Les militants en faveur de l’autonomisation des femmes ont utilisé ce potentiel pour transmettre les messages de leurs campagnes aux utilisateurs de téléphones portables. Des réseaux se sont ainsi formés, connectant des individus entre eux en fonction d’intérêts militants communs. Ces réseaux se sont transformés en communautés virtuelles où les utilisateurs peuvent transmettre des informations concernant leurs propres centres d’intérêt aux autres membres de la liste afin d’obtenir du soutien. Tout comme les utilisateurs individuels, les organisations telles que le NGOCC ont un potentiel de communication illimité grâce aux listes de femmes figurant dans les répertoires de leurs membres.
1. Le NGOCC est une organisation non gouvernementale (ONG) qui chapeaute des organisations de défense des droits des femmes. Il coordonne et renforce l’action des ONG et organisations communautaires membres dans les domaines du genre et du développement en augmentant leurs capacités et leurs réseaux.
Les organisations et les réseaux de militants en faveur des droits des femmes sont les éléments structurels utilisés par le NGOCC pour provoquer d’importants changements afin de faire évoluer la situation des femmes, non seulement au sein de l’organisation, mais à travers tout le pays. Les membres du réseau général du NGOCC, tels que Priscilla Mpundu2, ancienne directrice générale de l’Association zambienne pour la recherche et le développement, participent aux campagnes du NGOCC quelle que soit leur situation géographique. Elle nous a expliqué :
J’ai quitté Lusaka et je suis maintenant dans la province de Copperbelt [au nord de la Zambie]. Je reçois des informations actualisées du NGOCC concernant ses campagnes par courrier électronique et sur mon téléphone portable, mais je trouve que les messages par téléphone sont plus rapides et je suis plus vite au courant des événements qu’avec Internet, que je ne regarde pas tous les jours. Je transmets ensuite les messages aux membres de la nouvelle organisation que je suis en train de former ici.
En nous expliquant comment le NGOCC utilise le téléphone portable pour mobiliser du soutien, Leah Mitaba, spécialiste en communication pour le NGOCC, nous a dit: «Nous appelons généralement nos membres pour les tenir au courant des mesures visant à défendre des intérêts communs. Nous envoyons des messages textes à nos membres concernant des événements tels que les procès qui nous concernent et nous les incitons à se réunir au tribunal pour apporter leur soutien aux femmes. »
La Chipata District Women Development Association utilise également le téléphone portable pour échanger au sujet du développement des femmes. Cette association communautaire a mis en œuvre un projet de téléphonie mobile dans le district rural de Chipata, dans la province Orientale, avec l’aide de Oneworld Africa. Son utilisation des téléphones portables repose sur trois éléments stratégiques: la sensibilisation, la subsistance et l’entreprenariat. En basant son utilisation du téléphone portable sur ces trois éléments, l’association mène des campagnes en faveur d’un changement progressif de la situation des femmes dans leur communauté3. Pour améliorer leurs moyens personnels de subsistance et utiliser le téléphone portable de manière durable, les femmes génèrent un revenu en créant des entreprises de prestations de services de communication au sein de leur communauté.
2. Les personnes interrogées dans ce chapitre ont accepté de révéler leur vrai nom.
3. Les femmes animent, en collaboration avec leur station de radio locale, une émission de radio avec appels d’auditeurs. Elles invitent les dirigeants locaux à participer et créent un lieu de dialogue pour poser des questions sur le développement et y répondre. Elles utilisent également les téléphones portables pour établir des liens entre les réseaux au sujet du développement en faveur de l’autonomisation des femmes dans leur communauté.
S’il est vrai que des communautés peuvent se créer au travers d’échanges verbaux et de données par le biais du téléphone portable, il reste que le prix est un facteur à considérer. La situation économique des femmes prédétermine leur position par rapport aux réseaux virtuels fonctionnant grâce aux téléphones portables. Cette considération a des conséquences sur la capacité des femmes à communiquer. Selon Leah Mitaba, du NGOCC, seules les femmes disposant de crédits de communication peuvent être des membres privilégiées de la communauté mobile, car elles peuvent engager des conversations et ont le pouvoir de choisir quand appeler. Celles qui n’ont pas de crédit ne sont intégrées qu’à la discrétion de celles qui en ont. Si rien n’est fait à ce sujet, les effets négatifs de ces réseaux pourraient être exacerbés et les inégalités risqueraient de s’aggraver.
Après quelque temps, les femmes à faible revenu qui font partie du réseau virtuel téléphonique d’autonomisation des femmes commencent à perdre leur «voix ». Elles deviennent des auditrices silencieuses et de simples destinataires des textes et alertes envoyés par des membres plus à l’aise financièrement. Elles deviennent la «classe inférieure » du réseau virtuel. Brenda Zulu, journaliste spécialisée en technologies de l’information et de la communication travaillant à Lusaka, déplore cette situation:
Lorsque vous avez des noms de personnes pauvres dans votre répertoire, votre téléphone ne facilitera pas vraiment votre propre épanouissement. Il est plus avantageux d’avoir des noms de personnes bénéficiant de moyens financiers dans son répertoire. Ainsi, vous pouvez les appeler lorsque vous avez des problèmes et elles vous aideront. Les personnes pauvres ne vous rappelleront pas lorsque vous le leur demandez, car elles ne peuvent généralement pas se permettre de passer des appels.
Biper (c’est-à-dire appeler un utilisateur et raccrocher avant qu’il ne réponde pour éviter les frais de communication) et envoyer des messages textes (les SMS, qui permettent aux utilisateurs de communiquer avec d’autres par le biais de courts messages écrits) représentent des méthodes alternatives dans des situations où les utilisateurs veulent éviter les frais. En effet, biper ne coûte rien et les SMS sont très abordables. Ces méthodes sont devenues de plus en plus courantes, car les utilisateurs évitent ainsi les coûts prohibitifs des appels classiques. Un système de classes virtuel apparaît, comme en témoigne une utilisatrice: «Les membres de la Beepers and Pagers Association4 sont une menace. Ils vous dérangent en vous bipant jusqu’à ce que vous les rappeliez, sans tenir compte du fait que vous dépensez votre propre argent pour les appeler. »
Cette hostilité à l’égard des «utilisateurs défavorisés » illustre l’irritation liée aux coûts d’utilisation des téléphones portables. Ces pratiques peuvent déranger les destinataires, mais elles représentent une possibilité d’obtenir de l’aide pour les personnes dans le besoin ou en détresse. Généralement, les femmes sont les plus touchées par la pauvreté en Zambie et nous pouvons supposer que, parmi les utilisatrices de téléphones portables, un grand nombre sont des «utilisatrices défavorisées ».
Des institutions officielles comme le NGOCC utilisent des réseaux de téléphonie mobile, mais ne s’adaptent que lentement aux dépenses de budget qu’impliquent ces systèmes. D’après Leah, du NGOCC, l’intégration des coûts des communications téléphoniques dans les budgets des organisations pourrait renforcer l’autonomie des membres de ces réseaux qui sont réduits au silence à cause de leur manque de moyens. Les institutions faciliteraient en effet les communications par téléphone portable entre leurs employés et les membres du réseau. Elle nous a expliqué :
Dans le département de sensibilisation, nous utilisons souvent nos propres téléphones portables, car les membres nous appellent en composant nos numéros personnels et nous avons tendance à les rappeler pour accélérer les échanges d’information. L’inconvénient, c’est que contrairement aux entreprises qui donnent à leurs employés des avantages pour les communications par téléphone portable, notre organisation n’a pas mis en place ce genre de mesure.
À moins qu’une utilisatrice «pauvre » ne passe des appels qui aient plus de valeur pour elle que le coût de la communication en termes de réconfort, de bénéfice économique ou d’information, ces appels par téléphone portable accentuent la pauvreté. Le risque d’augmentation de la pauvreté des membres des réseaux de défense des droits est réel, car la défense des droits ne génère pas directement de revenu. Les stratégies mises en œuvre pour s’assurer que les «membres réduits au silence » (à cause de leur faible revenu) soient impliqués de manière durable dans les conversations liées au développement permettent d’espérer que l’on puisse défendre les droits de manière équitable grâce au téléphone portable, comme dans le cas du projet de téléphonie mobile de la Chipata District Women Development Association de Oneworld Africa. Kelvin Chibomba, de Oneworld Africa, nous a dit en faisant référence à ce projet:
4. Cette association n’est mentionnée nulle part ailleurs. L’utilisatrice fait peut-être de l’ironie. En outre, l’auteur utilise indifféremment, en anglais, les termes beeper et pager. Nous avons choisi d’utiliser «biper » parce que c’est le terme qui correspond le mieux à la définition qu’il donne, NdT.
Les femmes utilisent activement le téléphone portable pour militer en faveur des droits de la femme et des services sociaux. Elles ont développé des solutions collectives permettant d’assurer le paiement des crédits de communication grâce à d’autres activités collectives génératrices de revenus destinées à financer les activités de sensibilisation à but non lucratif.
Les disputes liées au genre à propos de l’utilisation du téléphone portable constituent un obstacle supplémentaire au fonctionnement des réseaux téléphoniques de défense des droits. Les médias zambiens (Chakwe 2007; Batista 2002) ont fait allusion aux tensions liées au genre en traitant de la communication par téléphone portable entre conjoints hétérosexuels. Les articles faisaient remarquer comment les valeurs culturelles avaient influencé la façon dont les femmes communiquent et avaient, dans une certaine mesure, entravé leur liberté d’expression et leur liberté de se constituer un réseau de relations. Les femmes avec lesquelles nous nous sommes entretenu abondaient dans le même sens.
Au cours de nos conversations, les conflits liés au genre étaient fréquemment mentionnés comme conséquence de l’utilisation du téléphone portable. Les disputes ont généralement lieu à cause de soupçon concernant l’interlocuteur de l’un des conjoints (homme ou femme). Les femmes doivent composer les numéros de leurs contacts avec prudence de crainte de contrarier leur mari. Leah Mitaba nous a expliqué :
Conformément à certains principes culturels, traditionnels et religieux, la plupart des couples mariés en Zambie croient que les époux ne font qu’un. Ce principe contredit le modèle d’appartenance promu par les opérateurs de téléphonie mobile selon lequel le téléphone portable est un bien personnel et privé appartenant à son utilisateur.
Dans les foyers possédant un téléphone portable, les limites de propriété sont souvent franchies par curiosité, pour cause de soupçons et par mépris de l’indépendance des femmes. Les époux ont tendance à se méfier de l’identité des interlocuteurs de leur conjoint(e) et, à cause du principe «d’unité », ils revendiquent généralement le droit de savoir. Les disputes éclatent lorsque l’un des époux défend son indépendance. Certaines femmes ayant défendu leur indépendance et leur autonomie pour l’utilisation du téléphone portable ont été victimisées (Chakwe 2007). Cette situation a, dans des cas extrêmes, mené à des mauvais traitements, des divorces et même des décès.
La constitution de réseaux de relation par le biais des téléphones portables crée des communautés virtuelles et produit un «capital social », c’est-à-dire des réserves de confiance, de normes et de réseaux sociaux auxquels les femmes peuvent avoir recours pour résoudre des intérêts communs (Sirianni et Friedland n.d.; Sinha 2005). Dans le contexte de l’utilisation du téléphone portable, les réserves de confiance, de normes et de réseaux sociaux sont virtuels et amorphes, car ils se trouvent dans le répertoire du téléphone, qui rassemble les contacts de son utilisateur. Ces contacts sont individuels, mais peuvent être constitués en réseaux à des fins particulières. Une fois délibérément constitués, les réseaux d’engagement civique en faveur du changement élaborés par les femmes sont une forme essentielle de capital social. Plus ces réseaux sont denses, plus les membres de la communauté et les décideurs seront susceptibles de tenir compte de leurs recommandations (Sirianni et Friedland n.d.).
Selon Sinha (2005), les appels téléphoniques renforcent les réseaux virtuels et génèrent à leur tour du capital social. De même, les réseaux formés par des groupes ou des organisations de femmes dans un but particulier peuvent s’associer les uns aux autres par téléphone et donc collaborer en faveur de la promotion des femmes. Pour ces organisations, ce «capital social » a été nécessaire pour influencer les politiques et militer avec succès dans un certain nombre de projets pour lesquels elles ont fait appel au téléphone portable5.
5. Le NGOCC utilise également le téléphone portable dans les programmes suivants:
a) Seize jours d’action contre la violence liée au genre: les membres envoient des messages textes pour rappeler cette campagne à leurs contacts et sensibiliser le public à la défense des droits des femmes.
b) Élection de femmes à des postes de dirigeants: le nombre de femmes élues à des postes de dirigeants a augmenté régulièrement, notamment grâce aux campagnes de SMS organisées par les membres du NGOCC pour conseiller au public de penser à voter pour des femmes.
c) Comparutions au tribunal: l’organisation soutient les femmes victimes de violations des droits humains et alerte ses membres pour qu’ils assistent en masse aux audiences en signe de solidarité avec les victimes et pour sensibiliser le public.
d) Diffusion et réception d’informations générales: l’organisation utilise de plus en plus le téléphone portable comme outil de diffusion d’informations générales liées au bien-être des femmes (Leah Mitaba, NGOCC, janvier 2008).
Le «système de classes virtuel » qui sépare les personnes bénéficiant de crédits de communication de celles qui n’en ont pas a des conséquences négatives sur la promotion de l’autonomisation des femmes, car il exclut de ces campagnes les femmes privées d’autonomie. Pour les femmes disposant de crédits de communication, le répertoire est un moyen réaliste d’accéder à des services sociaux tels que de l’information, un bien-être émotionnel ou des ressources, tandis que pour les utilisatrices défavorisées, le potentiel est moindre, car elles n’ont pas les moyens de communiquer quand bon leur semble. Ce potentiel limité est en soi un signe de pauvreté. Selon Amartya Sen, dans Un nouveau modèle économique: développement, justice, liberté (2000), la pauvreté peut être identifiée au manque de «capabilité » (capability). Les pauvres peuvent être victimes d’exclusion sociale et ils ne peuvent pas participer normalement à la vie de la communauté ni, dans le cas présent, à la vie de la communauté virtuelle.
Un revenu suffisant est donc un moyen de développer ses capacités. Le coût de l’utilisation du téléphone portable réduit les possibilités des utilisateurs défavorisés, car leurs ressources économiques diminuent à chaque achat de crédit de communication. Il est important de remarquer que les campagnes efficaces réalisées par téléphone portable reposent sur une communication constante, qui nécessite d’acheter continuellement des crédits de communication. En réalité, pour un membre d’un réseau virtuel défavorisé qui ne dispose pas de moyens suffisants, l’achat de crédits de communication risque d’accroître sa pauvreté. Les réseaux virtuels qui militent en faveur de l’autonomisation des femmes par le biais des téléphones portables ne peuvent être efficaces s’ils impliquent des femmes ne bénéficiant pas des moyens nécessaires, à moins que des mesures soient prises pour renforcer leur autonomie économique.
Pour les utilisateurs «pauvres », cette réflexion remet en cause la notion de «liberté » associée à l’utilisation du téléphone portable. Les frais de communication élevés rendent ces concepts «d’accès téléphonique libre » et de «communication téléphonique libre » irréalistes et trompeurs.
Les conflits de genre liés à l’utilisation du téléphone portable ont également une influence négative sur les réseaux téléphoniques de défense des droits des femmes, car ils limitent la liberté des femmes à communiquer et à s’exprimer. Dans un essai intitulé Culture beyond gender, publié dans le livre Is Multiculturalism Bad for Women? (1999), Saskia Sassen décrit les droits des groupes comme des droits culturels et souligne qu’ils sont considérés comme une façon de protéger la culture. Dans ce contexte, nous observons que les droits de l’utilisatrice individuelle peuvent contredire le principe culturel selon lequel les couples mariés ne font qu’un. Sassen insiste sur le fait que, dans la plupart des cultures où les femmes manquent d’autonomie, il est difficile pour elles d’exercer à la fois leur perception individuelle d’elles-mêmes et de vivre une expérience enrichissante dans le respect des normes et des rituels. C’est cette perception d’elles-mêmes qui est en conflit avec l’exigence culturelle de subordination des femmes et de collaboration au statu quo patriarcal. Les conflits qui touchent les femmes éclatent souvent lorsqu’une femme sacrifie les droits du groupe, qui soutiennent généralement les valeurs patriarcales, au profit de ses droits individuels.
Les conflits de genre actuels liés à l’utilisation du téléphone portable exposent la résistance des femmes à des restrictions culturelles qui limitent leur liberté d’expression et leur liberté d’établir des réseaux de relations. Les femmes qui sont en situation de conflit à cause de l’indépendance liée à l’utilisation du téléphone portable font face à un dilemme: doivent-elles adapter leur utilisation du téléphone portable à leur constante subordination culturelle et traditionnelle, ou l’adapter à leur émancipation souhaitée ou autodéclarée? En réalité, le téléphone portable est un outil culturellement révolutionnaire: il ramène au premier plan des injustices qui existent depuis longtemps mais n’ont jamais été résolues.
Plus les réseaux de défense des droits des femmes par téléphone portable sont denses, plus les résultats de leurs efforts sont immédiats. En fonction de cette densité, des réseaux sociaux peuvent être créés et un capital social potentiel en faveur du changement peut être réalisé. Ce capital social peut jouer un rôle dans l’évolution progressive de la situation des femmes.
L’incapacité économique des femmes défavorisées, qui ne peuvent participer aux campagnes de développement par téléphone portable, témoigne de la pauvreté et des inégalités chez les femmes. À cause de cette incapacité, les activités de sensibilisation par téléphone portable risquent de ne pas tenir compte de l’opinion des femmes «pauvres » si des mesures ne sont pas délibérément mises en place afin de les intégrer en reconnaissant leur absence et les circonstances qui en découlent. Par ailleurs, les femmes doivent choisir de défendre leurs droits individuels et collectifs en tant que femmes vivant dans une société patriarcale et résister aux normes traditionnelles liées au genre qui limitent leur liberté d’expression et leur liberté d’établir des réseaux de relations.
Ce n’est que lorsque ces deux obstacles auront été surmontés que «le carnet d’adresses » aura une réelle signification pour les réseaux de défense des droits des femmes en Zambie.
Batista, E. (2002) «Cell phones: the marriage breaker », Wired, www.wired.com/gadgets/wireless/news/2002/06/53452, consulté en septembre 2008.
Chakwe, M. (2007) «Marriages in a cell phone era », The Post, 22 avril, postzambia.com/post-read_article.php?articleId=25563, consulté en mars 2008.
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L’évolution des technologies de l’information et de la communication (TIC) bouleverse les paysages socio-économique et culturel des sociétés humaines qui prévalent depuis longtemps. Ces technologies repoussent les limites de l’action humaine et sont souvent considérées comme une panacée pour certains maux de l’humanité, notamment dans le Sud, où elles sont source d’espoirs et de craintes. Les TIC modifient l’architecture de notre monde à une vitesse et avec une intensité sans précédent dans l’histoire des sociétés humaines.
De nos jours, il est bien reconnu que la qualité des TIC influence le développement économique et social tant dans le Nord que dans le Sud. Il est urgent de trouver des moyens adaptés pour combler le fossé technologique qui sépare le continent africain des pays développés (Mottin-Sylla et coll. 2004).
Aujourd’hui, l’influence des TIC soulève plusieurs questions. Ces technologies alimentent toutes sortes de fantasmes et font rêver des millions de femmes et d’hommes dans le monde entier. Certains analystes vont même jusqu’à leur attribuer le pouvoir de changer la société. D’autres sont d’avis que les TIC n’ont pas cette capacité, mais qu’elles accompagnent simplement un mouvement généralisé et étendu: l’évolution des échanges économiques et culturels à l’échelle planétaire. Dans la littérature, les points de vue les plus optimistes semblent être les plus répandus (Flichy 1991).
Longtemps négligées par les théoriciens du développement économique, les TIC en tant que facteur de transformation des relations socio-économiques sont désormais considérées comme un outil pouvant contribuer à la création de richesse pour les nations. Elles peuvent servir de levier de croissance et de développement en facilitant les échanges sociaux et les activités économiques. Cette théorie «expansionniste » du progrès par les TIC est désormais perçue par tous les pays africains comme une façon de résoudre les graves problèmes de sous-développement et de pauvreté constatés chez leurs citoyens (Commissariat général du Plan 1991).
Au Sénégal, l’intérêt pour les TIC concerne surtout Internet et les téléphones portables (Chéneau-Loquay 2001). Ici, l’utilisation du téléphone portable prédomine, mais le manque de moyens financiers, les taux d’analphabétisme élevés et le faible niveau de scolarité en français font obstacle à un usage plus généralisé des TIC.
Avec l’arrivée massive des femmes dans l’économie populaire – connue ailleurs sous le nom (incorrect) d’économie «informelle » et appelée ici « économie populaire et solidaire » – au Sénégal comme ailleurs en Afrique, nous sommes témoins d’une augmentation sans précédent de l’utilisation des téléphones portables1. Ce processus est indissociable des changements socio-économiques à l’origine des nouveaux comportements associés à l’économie capitaliste mondiale, qui oblige les femmes et les hommes à se faire une place dans le tissu économique du pays. Comme les pressions économiques affectent un grand nombre de personnes, de plus en plus de femmes se consacrent à des activités génératrices de revenus. À travers l’entreprenariat, les femmes tendent à renforcer leurs capacités créatrices tout en revendiquant leur autonomie financière. Elles enclenchent ainsi un processus de remise en question du pouvoir traditionnel des hommes dans les foyers sénégalais.
Les TIC jouent un rôle important dans les efforts réalisés par les femmes pour renforcer leur autonomie. Les poissonnières et les ouvrières au traitement du poisson de Dakar – auxquelles nous nous intéressons dans ce chapitre – privilégient les téléphones portables pour leurs transactions commerciales. Cette technologie facilite leur activité, car elle leur permet de mieux gérer leur temps et leurs déplacements.
1. Nous remettons en question les termes d’économie informelle ou souterraine. Contrairement au secteur dit «moderne », c’est-à-dire officiel, ce nouveau secteur rassemble la plupart des travailleurs actifs. L’économie populaire et solidaire combine les domaines marchand, non marchand et non monétaire (voir Ndiaye 2005).
L’objectif de ce chapitre est de faire la lumière sur les efforts de ces entrepreneures sénégalaises (et, partant, d’augmenter leur visibilité) dans le processus de libération de leur potentiel de création à des fins de changement social. Autrement dit, notre travail s’intègre au discours sur le genre et le développement dont l’objectif est de transformer les relations sociales entre les sexes.
Il peut être utile de souligner ici, ne serait-ce que sommairement, les hypothèses qui sous-tendent ce chapitre. Face à toutes les difficultés auxquelles les États africains font face en essayant de moderniser leur pays à l’aide de schémas de développement importés, nous avons, dès le début de notre étude, convenu que notre contribution s’effectuerait dans un cadre de développement économique et de changement social endogène. Nous justifions cette position par notre refus d’avoir recours à des théories de développement générales dont les abstractions ne tiennent pas compte des points de vue des acteurs sociaux touchés par ces changements ni des relations de genre entrant en ligne de compte (ce qui explique sans aucun doute pourquoi ces modèles de développement importés n’ont pas atteint les résultats escomptés).
Afin de rassembler les informations scientifiques nécessaires à cette étude, nous avons d’abord organisé une série de réunions avec les responsables des principales structures nationales chargées de la pêche: le Service régional d’Océanographie et la Direction des Pêches maritimes. Ces organismes sont impliqués dans le domaine de la production halieutique (c.-à-d. des poissons), dominé par des agents économiques tels que les sociétés de pêches, les poissonnières, les femmes propriétaires de micro-poissonneries et les ouvriers et ouvrières au traitement du poisson. Nous avons également dû demander à ces structures une autorisation et de l’aide pour rencontrer des femmes sur les lieux de notre étude et déterminer avec elles un cadre de discussion2.
Nous avons ensuite organisé une série de réunions préparatoires avec les femmes travaillant dans le secteur de la pêche sur les principaux sites de débarquement de poissons de la région de Dakar: Soumbédioune, Hann-Yarakh, Penthium Sénégal à Thiaroye et le Marché central au poisson.
2. Les femmes ont recours aux services publics. Il était donc important d’informer les autorités afin que nos entretiens avec elles se déroulent dans les conditions appropriées.
Après avoir discuté une première fois avec les entrepreneures, nous avons pu obtenir qu’elles participent à notre étude et mettre au point avec elles les conditions de la recherche. Il était également utile d’expliquer notre projet aux responsables des groupes de femmes que nous avons rencontrées.
Nous avons éprouvé quelques difficultés liées au fait que notre étude avait lieu en hiver. En effet, de nombreux habitants avaient fui les inondations et s’étaient installés ailleurs, dans des logements temporaires. Notre enquête nous a permis de nous intéresser à deux groupes de personnes: les femmes membres du Groupement de Promotion Féminine (GPF), qui possèdent un téléphone portable et s’en servent pour leurs transactions commerciales, et celles qui n’en ont pas ou ne l’utilisent qu’occasionnellement. À partir de là, nous avons pu déterminer qui nous devions interroger afin d’obtenir un échantillon crédible et conforme aux principes de saturation.
Nous avons interrogé soixante personnes au total, en wolof, la principale langue officielle du Sénégal, au sujet des conditions de vie et de la situation économique des Sénégalaises, de l’entreprenariat chez les femmes et de l’utilisation du téléphone portable. Trois groupes de discussion ont été formés avec des participantes d’âges variés et appartenant à différents groupements d’intérêt économique (GIE). Au sein de ces groupes de discussion, les femmes ont parlé de leur environnement socioculturel, des relations sociales entre les sexes, des relations familiales (mari, femme et proches), du travail et de l’impact des groupes sur la promotion des femmes et des GIE, de l’utilisation du téléphone portable et des besoins de formation. Nous avons également pris note du parcours de certaines participantes et observé leur comportement.
Au fur et à mesure que nous nous familiarisions avec la situation des poissonnières et des ouvrières en traitement du poisson de Dakar, nous avons essayé d’améliorer leur réussite professionnelle grâce à l’utilisation du téléphone portable. Nous refusions de nous considérer comme des «touristes » extérieurs au phénomène qui faisait l’objet de notre étude. Nous avons déterminé notre position par rapport aux principes de participation et de distanciation et nous nous sommes efforcés, tout au long de notre séjour auprès des participantes, d’«objectiver l’objectivation ». En réalité, étant donné la complexité du secteur de la pêche (célèbre pour ses rites et traditions), seule une immersion totale dans cet environnement, anthropologiquement parlant (c’est-à-dire en participant et en partageant des intérêts communs), nous permettait d’éviter les écueils généralement rencontrés par les observateurs extérieurs. Ces obstacles sont souvent liés au manque de confiance, peut-être à cause des réticences des femmes à fournir des informations considérées comme taboues (concernant, par exemple, les relations sociales entre les sexes). En créant des conditions réellement conviviales, nous avons pu nouer des relations étroites avec les poissonnières et les ouvrières au traitement du poisson, à tel point que notre présence est progressivement devenue invisible à leurs yeux.
Le choix de cette méthodologie nous a permis d’assister à des phénomènes (tels que la dure réalité de leur commerce) moins biaisés par notre présence et de mieux saisir le sens que ces protagonistes donnent à leurs actions entrepreneuriales. En évoluant progressivement d’une connaissance limitée des faits étudiés vers une meilleure compréhension de ceux-ci, nous avons tenté d’éviter les pièges et les préjugés communs aux méthodes de recherche classiques. Celles-ci ont tendance à favoriser parfois la notion d’Homo economicus, un individu totalement rationnel, égoïste et calculateur, et parfois celle d’un Homo sociologicus, un individu qui conserve des normes presque immuables. Nous avons privilégié l’idée de l’Homo situs, qui s’insurge contre un tel réductionnisme de la science ordinaire. Ce dernier «opère à l’aide d’une “rationalité située et composite” dont le déchiffrage demande des modèles plus complexes que celui qu’affiche la rationalité économique ordinaire » (Zaoual 1998).
Nous nous sommes montrés sensibles aux conditions de travail difficiles des poissonnières et des ouvrières au traitement du poisson qui, selon les arrivages ou les commandes, doivent travailler de quatre à vingtdeux heures par jour dans des lieux où l’insécurité, le crime organisé et le manque de matériel approprié sont monnaie courante. Nous avons également été impressionnés par leur forte détermination à assurer le bien-être de leur famille face aux dures conséquences de la crise économique qui touche la plupart des Sénégalais depuis l’imposition, dans les années 1980, de programmes d’ajustement structurel.
Malgré la méthode de recherche choisie, qui alternait entre la participation et la distanciation, nous étions conscients des déformations qu’aucun chercheur ne peut éviter complètement, comme la distorsion des données collectées, les partis pris émotionnels et l’extrapolation.
Lorsqu’on analyse la société sénégalaise en termes de rapports de genre, on peut discerner deux courants de pensée. Le premier souligne l’invisibilité des activités essentielles des femmes en matière d’économie et d’environnement, leur absence des statistiques sur le travail liées à l’économie et la production alimentaire, leur marginalisation et le manque de considération de ces activités, indépendamment de leur importance au niveau économique, et la dévalorisation de leur statut et de leurs rôles dans une économie basée sur la notion de revenu monétaire. Le deuxième courant de pensée insiste sur la nécessité de prendre en compte les rôles que jouent les femmes (Sow 2004 : 50).
Nous avons tenté d’identifier les principaux facteurs qui sous-tendent les inégalités entre les sexes au Sénégal. Une étude de la société sénégalaise révèle que la caractéristique la plus visible des relations de genre est l’organisation hiérarchique des rapports sociaux, qui place les femmes dans une situation inférieure aux hommes. Dans la société sénégalaise traditionnelle, l’autorité est présentée comme un attribut masculin. Cela se traduit par une séparation des domaines, des activités et des caractéristiques entre les sexes (Diop 1981).
C’est dans ce contexte profondément marqué par l’influence omniprésente des structures séculaires sur la situation des hommes et des femmes que l’État sénégalais a tenté de construire, depuis 1960 (année de son indépendance), une modernité endogène qui demeure illusoire. En fait, les politiques de développement économique et social mises en œuvre – inspirées de modèles étrangers aux réalités de ce pays – ont montré leurs limites, voire même échoué.
Afin de redresser la situation économique et de repartir à zéro, l’État s’est vu obligé, depuis les années 1980, de faire appel à des institutions financières internationales comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. L’application des programmes d’ajustement structurel reposait donc sur des emprunts à l’étranger, ce qui revenait à une confiscation de la souveraineté économique de l’État.
Selon Ndiaye et Tidjani (1995) les programmes d’ajustement structurel sont essentiellement fondés sur la recherche d’un ordre sociopolitique qui favoriserait la logique de marché et le désengagement de l’État des principaux secteurs de l’économie nationale (eau, électricité, agriculture, industrie, etc.) (voir aussi Duruflé 1988; Diouf 1992). Ces programmes ont accéléré la détérioration des conditions de vie et de travail et ont eu de multiples conséquences: licenciements, fermetures d’entreprises, restructuration de l’économie selon un modèle purement libéral, baisse des revenus, diminution du pouvoir d’achat des travailleurs et gestion élastique des ressources humaines.
Dans l’ensemble, tout semble indiquer que les programmes d’ajustement structurel ont été contreproductifs et ont augmenté l’appauvrissement et la marginalisation d’un grand nombre de femmes et d’hommes, tant en milieu rural qu’urbain. Par conséquent, la situation désastreuse de l’emploi au Sénégal a affaibli la position dominante des hommes et contribué à la précarité de nombreuses familles. Dans ce contexte, les associations féminines et les GPF jouent un rôle important dans la mobilisation des femmes afin d’alléger les contraintes économiques et sociales qui pèsent lourdement sur les familles. Dans cet objectif, ils investissent massivement dans l’économie populaire et solidaire.
Depuis la proclamation de la Décennie des Nations Unies pour la femme, en 1975, les GPF se sont développés et étendus année après année. Ils sont animés par une philosophie basée sur l’idée qu’il est plus facile pour les femmes de développer des activités communes et de trouver des financements de façon collective plutôt qu’individuelle. Le principal avantage de cette approche est le changement de perspective: la politique de genre actuelle favorise une stratégie solide de réduction (et même de suppression) des disparités entre les sexes.
Les nouvelles entrepreneures sénégalaises doivent faire preuve d’une réelle capacité d’initiative et s’appuyer sur des réseaux associatifs actifs comme des unions communautaires ou des groupes professionnels qui les touchent de près. D’une part, ces structures organisationnelles permettent d’atténuer les effets matériels et psychologiques de la crise; d’autre part, elles favorisent l’autonomie financière des femmes en leur offrant des opportunités pour mieux subvenir aux besoins de leur famille, résoudre certains problèmes personnels ou réaliser certains désirs. Ces structures atténuent les contraintes liées au rôle et au statut de la femme et renforcent par le fait même la mobilité de leurs membres en leur permettant de tisser des liens socio-économiques en dehors du cercle familial. En un mot, ces groupes donnent à leurs membres l’opportunité d’exprimer leur individualité grâce à de nouveaux espaces plus ouverts à leur désir d’émancipation.
La dynamique de ces structures permet à un nombre croissant d’entrepreneures, grâce aux GIE, de s’affranchir, lentement mais sûrement, des contraintes socioculturelles qui freinent le développement d’un mouvement destiné à libérer les forces créatrices des femmes afin qu’elles acquièrent une plus grande autonomie et davantage de libertés. Les entrepreneures sont confrontées à diverses épreuves tout au long de leur parcours professionnel, notamment à la discrimination, aux difficultés d’accès à des financements et à des conditions de crédit peu avantageuses.
Les TIC ne sont que des outils, des moyens d’information et de communication. Ils ne peuvent, en soi, résoudre les problèmes sociaux (Mottin-Sylla et coll. 2004).
L’État sénégalais considère les télécommunications comme un élément stratégique des mesures d’intervention économiques et politiques adoptées dans le cadre de la lutte en faveur du développement. Le facteur «communications » joue un rôle significatif dans l’affectation et l’optimisation des ressources mobilisables et dans la coordination des activités. Les TIC sont donc en plein développement et ce, presque partout en Afrique. Le téléphone portable est de loin la technologie la plus utilisée, ce qui s’explique par l’importance de la culture orale dans les sociétés africaines.
Les participantes à notre étude ont quant à elles affirmé que le téléphone portable leur permettait de gagner du temps et d’augmenter nettement leur volume d’activité. Selon elles, le téléphone portable règle le problème des distances. Une participante de 44 ans, mère de six enfants, nous a expliqué :
«J’ai acheté mon téléphone portable pour mes activités. Parfois, mes clients ont besoin de moi, mais n’arrivent pas à me contacter. Maintenant que j’ai [un téléphone], je n’ai plus besoin de me déplacer pour résoudre mes problèmes. Le téléphone portable est une nécessité. »
Une autre participante âgée de 41 ans, mariée et mère de neuf enfants, partage son point de vue:
«J’ai acheté un téléphone portable par nécessité. Parfois, j’ai des clients qui m’appellent pour avoir des nouvelles du marché… Souvent, celui qui me fournit en poisson frais m’appelle tard le soir. Il arrive aussi que je doive rester au port de pêche jusque très tard le soir et c’est avec mon téléphone portable que j’appelle mon mari pour l’avertir. Parfois, j’ai aussi des besoins urgents et j’utilise mon téléphone portable pour y répondre. Je suis plus mobile avec mon portable et je n’ai pas peur que ma famille ne sache pas où me joindre s’ils ont besoin de moi. Je sais composer des numéros et répondre aux appels. Mais je ne sais pas lire ou envoyer des SMS [messages textes]. »
Une mère divorcée de deux enfants âgée de 39 ans est, elle aussi, du même avis:
«Avant, quand je sortais de la maison, je ne me sentais pas très bien jusqu’à mon retour. Maintenant, avec mon téléphone portable, on peut me joindre assez rapidement. Au marché, je fais de meilleures affaires avec mes clients. Je n’ai pas à me déplacer ou annoncer que j’ai la marchandise demandée. En plus, il arrive parfois que l’Association nous informe au dernier moment d’une réunion. Dans ce cas, pour ne pas inquiéter ma famille, je les avertis grâce à mon téléphone portable. Avec le portable, je suis plus libre et je ne m’inquiète plus pour ma famille. En plus, je sais comment lire et écrire des SMS. »
Les témoignages recueillis au cours de notre étude prouvent que le téléphone portable a eu de nombreux effets positifs pour les femmes. Le développement exponentiel de la téléphonie mobile au Sénégal depuis 1996 démontre clairement que cet appareil fait désormais partie intégrante des outils de travail des entrepreneures. Il contribue largement à l’augmentation des transactions commerciales et améliore la qualité des rapports avec les fournisseurs et les clients. Dans le cadre de l’économie populaire et solidaire, la vitesse à laquelle cette nouvelle forme de communication se développe offre de nombreux avantages. L’une des participantes à l’étude a d’ailleurs dit:
«Si le téléphone portable n’existait pas, il faudrait l’inventer afin de satisfaire les besoins, affirmés ou non, d’un grand nombre de femmes et d’hommes du monde entier ».
Une chose est évidente: le téléphone portable est devenu un outil nécessaire dans la vie quotidienne d’un grand nombre de femmes et d’hommes. S’agit-il d’une simple mode ou d’un instrument de travail? Les deux à la fois, sans aucun doute. Au Sénégal, l’utilisation du téléphone portable par des personnes appartenant à toutes les catégories sociales, des hauts dirigeants aux pêcheurs, prouve qu’il ne s’agit pas d’un phénomène secondaire. Des recherches plus approfondies seraient cependant nécessaires pour mieux comprendre le phénomène.
Dans le secteur du commerce de produits halieutiques, nos résultats révèlent plusieurs avantages liés à l’utilisation du téléphone portable:
• une réduction importante du nombre de déplacements
• un nouveau rapport au temps
• la possibilité d’établir des contacts rapidement
• une fidélité accrue de la clientèle
Les femmes ont également fait part de la nécessité pour elles de suivre des formations dans divers domaines afin d’acquérir les compétences nécessaires pour exercer leur profession efficacement (Sané et Traoré 2008). Il est particulièrement urgent qu’elles apprennent à utiliser leur principal outil de travail, le téléphone portable, ainsi qu’Internet. Selon les participantes, cette technologie pourrait leur offrir de nouvelles opportunités d’exportation au-delà des pays frontaliers. Étant donné leur niveau élevé d’analphabétisme en français, elles souhaitent acquérir des connaissances plus fonctionnelles et adaptées à leurs besoins et s’initier à la comptabilité et à la gestion financière.
Le développement de zones urbaines au Sénégal a commencé avec l’implantation de l’administration et de l’économie coloniale et s’est accéléré après l’indépendance du pays, en 1960. Afin de favoriser le développement économique et social, le nouvel État sénégalais a mis en œuvre une série de réformes et essayé de rompre avec le modèle politique, économique et institutionnel colonial. La réforme foncière (1964), la réforme de l’administration locale et territoriale (1972) et le code de la famille (1973) ont établi de nouvelles structures de production.
La prolifération des zones urbaines entre 1960 et 1980 s’explique par l’émergence de nouvelles opportunités (emploi, commerce, industrie) offertes par les villes, notamment dans la région de Dakar. En réponse à l’érosion de l’économie rurale traditionnelle, caractérisée par la culture d’arachide, des hommes et des femmes des milieux ruraux ont afflué dans les centres urbains afin d’y trouver un emploi. Il ne faut pas oublier que la migration des populations rurales vers les villes est l’un des aspects de la rupture progressive des valeurs sociales, culturelles et morales, prises en tension entre tradition et changements sociaux.
Afin de mieux comprendre le dynamisme actuel des Sénégalaises, il faut souligner que l’organisation hiérarchique des sociétés traditionnelles du Sahel repose davantage sur les rapports de descendance que de conjugalité, qui sont caractéristiques des sociétés modernes. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’organisation traditionnelle privilégie la séparation des fonctions de production, de consommation et de résidence. Dans un tel contexte, les hommes et les femmes ont accès à des ressources distinctes et assument différentes responsabilités.
C’est ce genre de modèle social (actuellement reconstitué) qui, à divers degrés, est source d’autonomie pour les femmes. Dans les pays du Sahel en général et au Sénégal en particulier, les conjoints restent individuellement propriétaires de leurs biens. Ils partagent rarement des biens ou des capitaux et assument différents rôles et responsabilités en matière de dépenses. Le sentiment d’autonomie que cela engendre pour les femmes est une autre raison qui permet d’expliquer le développement de l’entreprenariat féminin. Cette coutume sage contraste violemment avec la généralisation actuelle des normes patriarcales.
Aujourd’hui, les femmes endossent de nouveaux rôles avec la reconstitution du modèle familial traditionnel, la nucléarisation de la famille, les changements dans les systèmes de valeurs et la remise en question de la prépondérance du lignage et des rapports hiérarchiques qui en découlent. Cette marche vers la «libération » de la femme a eu pour conséquences l’augmentation du taux de divorce et l’émergence de femmes chefs de famille, tant à la campagne qu’en ville.
Comme nous l’avons indiqué précédemment, la crise du modèle de développement importé et son incapacité à créer des solutions alternatives convaincantes face à la situation actuelle de sous-développement des forces productives ont conduit à une saturation absurde du marché de travail «officiel » et un volume insignifiant d’offres d’emploi pour absorber l’abondante main-d’œuvre. Cela explique pourquoi un grand nombre d’hommes et de femmes essayent de fuir l’insécurité et la pauvreté en essayant de gagner leur vie grâce à l’économie populaire et solidaire.
La crise socio-économique qui sévit actuellement touche fortement les familles sénégalaises en général et, plus particulièrement, les femmes et les jeunes. Nous observons, dans ce contexte, une incapacité croissante des chefs de famille (hommes) à satisfaire seuls les besoins essentiels de leur foyer (Antoine et coll. 1995). C’est cette situation de rupture avec un passé plutôt récent qui explique pourquoi les femmes doivent sortir de leur univers domestique pour s’impliquer dans l’univers économique et trouver de nouvelles opportunités génératrices de revenus. À partir de là, le travail des femmes en dehors du foyer devient une nécessité vitale.
Les récits de vie que nous avons rassemblés montrent que les poissonnières et les ouvrières au traitement du poisson jonglent quotidiennement entre vie familiale et vie professionnelle. Comme d’autres femmes impliquées dans l’économie populaire et de solidarité, elles occupent des rôles traditionnellement incompatibles. Elles sont ainsi à la fois l’épouse et la remplaçante de leur mari, dans le sens où ce sont elles qui subviennent aux besoins de leur famille. En milieu urbain, cette tendance est encore plus accentuée et bouleverse la structure familiale traditionnelle. Cette situation inattendue remet profondément en question la supériorité masculine dans la gestion des affaires du foyer. Presque toutes les participantes à l’étude étaient obligées de subvenir à la majeure partie des besoins de leur famille parce que leur mari était sans emploi ou qu’il avait dû se mettre à la retraite.
Ainsi, de tels changements socio-économiques, qui affectent profondément la structure de la société, contribuent au pouvoir social des femmes impliquées dans l’économie populaire et solidaire. Face aux conditions de vie de plus en plus difficiles (tant en milieu rural qu’urbain), les femmes ont fait preuve d’une grande capacité d’auto-organisation et d’adaptation. Elles ont créé des structures polyvalentes (GPF, GIE, tontines, etc.) dont l’objectif est de promouvoir des activités à la fois lucratives et solidaires. Cette évolution est sans aucun doute plus visible en milieu urbain en raison d’une meilleure intégration dans l’économie capitaliste. De nombreuses femmes sont ainsi encouragées à rechercher l’émancipation sociale et politique en dehors des structures socioculturelles patriarcales. Elles aspirent à davantage d’éducation et de formation afin de monter dans l’échelle sociale. Cette détermination croissante des femmes à sortir de la sphère domestique (Mbow 2005) tout en cherchant un nouvel équilibre entre les sexes dans une société en pleine mutation est parfois source de tensions.
L’idéologie traditionnelle de la dépendance et de la soumission de la femme à l’homme (et en particulier à son mari) dictée par l’islam, la religion prédominante au Sénégal, est souvent évoquée afin de limiter le mouvement pour l’émancipation de la femme. Ceux qui s’opposent à cette émancipation soutiennent généralement que les activités en dehors du foyer éloignent les femmes de leurs responsabilités domestiques et éducatives et leur donnent une liberté qui peut conduire à l’infidélité. Malgré la résistance des hommes, l’évolution vers une véritable redistribution des rôles se poursuit.
En enquêtant sur ce processus de changement économique, social et sociétal, nous voulions montrer comment les Sénégalaises du secteur de la pêche cherchent à atténuer les contraintes qui font obstacle à leur plein épanouissement personnel grâce à l’entreprenariat. Comment utilisent-elles un outil de travail comme le téléphone portable pour maximiser leurs transactions commerciales? Comment des facteurs comme l’analphabétisme, la pauvreté et les difficultés techniques et matérielles entravent-ils leur profond désir de rompre avec un modèle de société appartenant à une autre historicité (tradition) et dont les principes fondateurs (discrimination, marginalisation, etc.) ne correspondent pas aux aspirations actuelles des femmes (autonomie, égalité des droits, responsabilité, etc.)?
Pour elles, mais aussi pour de nombreuses autres femmes impliquées dans l’économie populaire et solidaire, il est urgent de mettre en œuvre des mesures économiques et sociales capables d’améliorer sensiblement leurs conditions de vie et de travail. De telles initiatives pourraient avoir une influence décisive sur les futurs comportements et attitudes de ces femmes et leur permettre ainsi de participer pleinement au processus de modernisation endogène qui se déroule actuellement au Sénégal.
Compte tenu des données mentionnées précédemment, nous recommandons:
• Qu’outre les efforts en cours pour encourager le développement de l’entreprenariat féminin et les organisations qui œuvrent en faveur de la promotion des femmes, l’État sénégalais contribue davantage en tant que modérateur afin d’assurer que l’entreprenariat féminin devienne une réelle structure de promotion et d’émancipation.
• Que les progrès sociaux des femmes soient soutenus par une politique multidimensionnelle des pouvoirs publics agissant à la fois sur le système scolaire, l’emploi et l’environnement socioculturel.
• Que les rôles des hommes et des femmes soient redéfinis. Cela exigerait une réévaluation de l’image de la femme plus conforme à l’orientation de la société sénégalaise, qui s’inspire de plus en plus des nouvelles valeurs de la modernité et utilise notamment le téléphone portable pour faire place à davantage de libertés et de progrès.
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À travers le monde, des milliards de personnes achètent des téléphones portables. En 2007, l’Union internationale des télécommunications a publié un rapport selon lequel 3,305 milliards de téléphones portables seraient utilisés. L’adoption rapide de cette technologie a permis d’espérer que les habitants des pays en développement en tirent avantage (Gamos 2003).
Au Kenya, la demande de téléphones portables est élevée et continue d’augmenter. De nombreux utilisateurs ne possèdent pas de ligne fixe chez eux ni sur leur lieu de travail. Selon le rapport annuel 2005/06 de la Commission des communications du Kenya (Communications Commission of Kenya, CCK), les abonnements au réseau de téléphonie fixe ont continué à baisser, avec moins de 300 000 abonnés, tandis que le nombre d’utilisateurs du téléphone portable est passé, cette année-là, de 4,6 millions à 6,4 millions. «Une part importante des petites entreprises utilise le téléphone portable comme unique moyen de communication » (Vodafone 2005 : 51). Ces statistiques viennent confirmer que le téléphone portable est souvent utilisé, en Afrique, en remplacement plutôt qu’en complément du téléphone fixe (Donner 2007). Les téléphones portables semblent apporter plus d’avantages que les lignes fixes.
Selon une étude sur les femmes entrepreneures au Kenya, le téléphone portable a une incidence sur l’efficacité et la rentabilité des entreprises appartenant à des femmes (Wanjira Munyua et Mureithi 2008). L’utilisation du téléphone portable pour améliorer le succès des entreprises contribue-t-elle également à l’autonomisation des entrepreneures? Ce chapitre analyse les choix professionnels de ces femmes d’affaires, qui dirigent des entreprises appartenant à différentes catégories, en termes de capacité et de taille1 et étudie comment l’utilisation du téléphone portable a amélioré leur efficacité dans la gestion de leur micro-entreprise et dans leurs responsabilités domestiques et ce que cela implique pour l’autonomisation des femmes.
1. Une étude de l’Organisation internationale du travail sur les femmes entrepreneures au Kenya (Stevenson et St-Onge 2005) établit un profil empirique de ces femmes. Selon cette étude, les entrepreneures kenyanes ne constituent pas un groupe homogène. Elles peuvent être classées en trois catégories, chacune possédant un profil démographique propre lié à l’expérience professionnelle, aux capacités, aux besoins, à l’accès aux ressources (crédits, locaux) ainsi qu’aux perspectives de croissance. Les femmes de la première catégorie sont les micro-entrepreneures «jua kali ». Elles sont propriétaires de leur entreprise, qui n’est souvent pas inscrite au registre des sociétés et fait partie de l’économie informelle. Elles sont peu instruites (elles ne sont pas allées plus loin que le secondaire) et sont limitées par leur manque de savoir-faire entrepreneurial et commercial, d’accès au crédit et de connaissance des marchés et des opportunités. Elles emploient souvent quelques membres de leur famille, travaillent dans une échoppe située à domicile (ou jua kali – terme swahili signifiant «soleil brûlant » et se référant aux conditions de travail en plein air) et ont peu de perspectives de croissance. Pour obtenir des crédits, elles ont tendance à adhérer à une tontine féminine, c’est-à-dire un groupe de cinq ou six femmes qui rassemblent leurs économies sur une période de six mois et commence ensuite à faire des prêts à très court terme à ses membres. Pour leurs communications, elles s’en remettent généralement au bouche-à-oreille et à un téléphone portable dont elles rechargent le crédit aux tarifs les plus bas (Wanjira Munyua et Mureithi 2008).
La deuxième catégorie comprend des femmes propriétaires de très petites entreprises (employant généralement de six à dix salariés), qui sont peu instruites (niveau secondaire) et ont une expérience préalable d’employée dans le secteur public ou privé. Leur entreprise est généralement inscrite au registre des sociétés et installée dans des locaux prévus à cet effet. Ces femmes ont généralement accès à un certain niveau de formation et de microcrédit pour exercer leurs activités, mais leur accès au financement est tout de même limité. Les banques commerciales kenyanes préfèrent faire des prêts aux clients qui déposent d’importantes sommes d’argent et ces femmes sont peu susceptibles d’avoir des titres leur permettant de répondre aux exigences de sûreté. Elles possèdent généralement un téléphone portable et l’utilisent pour gérer leur entreprise. Cette catégorie d’entreprise a des perspectives de croissance et peut même avoir accès aux marchés internationaux.
La troisième catégorie est composée de femmes qui peuvent avoir suivi des études universitaires. Elles sont parfois issues d’une famille d’entrepreneurs ayant occupé des postes de direction. Elles ont généralement une petite, moyenne ou grande entreprise avec des perspectives de croissance et l’opportunité d’exporter. Elles disposent d’un téléphone portable et d’une ligne fixe pour gérer leurs affaires et utilisent aussi généralement un ordinateur et Internet.
La plupart des entrepreneures kenyanes avec qui nous avons parlé ont dit que les principales raisons qui les avaient poussées à monter une entreprise étaient le besoin de réussite, d’autonomie et de flexibilité, ainsi que le souhait de subvenir aux besoins de leurs enfants et leur permettre d’aller à l’école (Wanjira Munyua et Mureithi 2008). Notre étude, réalisée à Nairobi en 2008 auprès de 33 femmes, a révélé que la création d’entreprise devenait un choix de carrière de plus en plus populaire au Kenya. Nous avons découvert que, bien que certaines d’entre elles créent leur entreprise pour satisfaire leur besoin d’indépendance, la plupart le font en réponse à des situations externes comme un licenciement, une frustration concernant leur travail et leur salaire ou le besoin de davantage de flexibilité dans leur vie.
Depuis quelques années, les micro et petites entreprises (MPE) du secteur informel jouent un rôle de plus en plus important au Kenya. Selon Ikiara (2001) et un rapport de la Banque mondiale (2001), les MPE semblent offrir une voie alternative vers la croissance économique, notamment dans un contexte de pauvreté et de chômage accrus et de réformes en faveur de la libéralisation de l’économie.
Selon une étude menée par Wolf (2001) en Afrique du Sud, au Kenya et en Tanzanie, les MPE emploient plus de 50 pour cent de la population active. Selon la même étude, les petites entreprises kenyanes génèrent de 12 à 14 pour cent du produit intérieur brut. La situation économique kenyane témoigne également de la prédominance des MPE comme élément le plus dynamique du secteur privé (ibid.).
Une caractéristique notable du secteur est qu’en se développant, il a intégré une bonne partie de la main-d’œuvre féminine du pays. Selon une enquête de référence menée en 1999 par le Kenya Rural Enterprise Programme et le Central Bureau of Statistics (CBS)2, le nombre de propriétaires d’une micro-entreprise au Kenya était presque le même chez les hommes (670 727) que chez les femmes (612 848). On remarque cependant une grande disparité quant au type d’entreprise choisi par les hommes et les femmes et en ce qui concerne les revenus générés. Les femmes possèdent principalement des entreprises communautaires, sociales et spécialisées dans les services aux particuliers (République du Kenya 1998, 1999, 2000). L’enquête semble suggérer que les femmes choisissent ce genre d’entreprises à cause du peu de nouvelles compétences, de capital et de matériel nécessaire pour exercer dans ce domaine.
2. Ancien nom du Kenya National Bureau of Statistics, NdT.
Gakure (2004) a quant à lui constaté que les femmes qui pratiquent des activités de production travaillent essentiellement dans des micro-entreprises correspondant aux rôles qui incombent traditionnellement à leur genre, tels que la transformation des aliments et la fabrication de vêtements. Selon l’enquête de référence du CBS (République du Kenya 1999), alors que le nombre d’entreprises appartenant à des hommes est presque égal au nombre d’entreprises appartenant à des femmes, ces dernières sont plus nombreuses que les hommes dans le secteur des services (55,7 pour cent), mais moins nombreuses dans le secteur manufacturier (65,7 pour cent d’hommes) et de la construction (91,2 pour cent d’hommes). Le choix du secteur semble également déterminant pour la rentabilité des entreprises. Les micro-entreprises appartenant à des hommes ont un revenu 75 pour cent supérieur à celles appartenant à des femmes. Les femmes propriétaires de micro-entreprises gagnent un revenu de 4 344 shillings kenyans, contre 7 627 pour les hommes.
Selon une étude du CBS kenyan réalisée pendant la même période, davantage d’entreprises appartenant à des femmes (5 585) que d’entreprises appartenant à des hommes (4 045) ont fermé leurs portes (Kibas et K’Aol 2004). Parmi ces entreprises, le manque de fonds était une raison de fermeture partagée par les femmes et les hommes. La faible clientèle et la dure concurrence étaient responsables de la fermeture dans 26,8 pour cent des cas pour les femmes, contre 12,5 pour cent pour les hommes. Les femmes invoquaient également des raisons personnelles, comme le fait de devoir s’occuper des enfants, qui les empêchaient de plus en plus de conjuguer le travail et les responsabilités familiales. La maladie d’un membre de la famille était responsable de 33,1 pour cent des fermetures d’entreprises pour les femmes, contre 20,3 pour cent pour les hommes (ibid.). Selon Mincer (1978) et Polachek (1981), les femmes sont généralement désavantagées lorsqu’elles sont en concurrence avec des hommes pour des opportunités professionnelles. La plupart des sociétés s’attendent à ce que les femmes quittent le marché du travail pour avoir des enfants, s’en occuper et se charger des responsabilités domestiques. Ces compétences sont sous-valorisées et considérées comme incompatibles avec des opportunités en entreprise et sur le marché du travail. Bien que les statistiques nationales indiquent que le nombre de sociétés appartenant à des femmes et employant des salariés a augmenté ces dernières années, les femmes restent sous-représentées dans les entreprises en forte croissance.
Comme le fait remarquer Gakure (2004), la plupart des entrepreneures kenyanes ont tendance à utiliser leurs compétences domestiques dans leur micro-entreprise. Comme leurs compétences initiales semblent déterminer leur choix professionnel, elle en conclut donc que celui-ci est déjà fortement lié au genre. Cet état de fait reflète l’impact des préjugés culturels véhiculés par l’éducation et la formation sur les choix de carrière. D’après Connell (2002), la plupart des constructions de genre inculquées dans les écoles kenyanes créent des notions très différentes de ce que signifie être un homme ou une femme, avec des caractéristiques de féminité et de masculinité opposées. À l’école, la socialisation fait partie du programme informel, qui représente une dimension déterminante de la scolarité et à travers lequel le système d’enseignement peut introduire des changements dans les perceptions sociales, mais qui continue généralement à reproduire les valeurs et attitudes traditionnelles. Cette socialisation est favorisée par toute une série de pratiques, allant de l’attitude de l’administration et des professeurs et leurs attentes aux messages transmis par les manuels scolaires, en passant par les interactions entre les élèves et les dynamiques de classes. Les élèves font également face à certaines attentes en ce qui concerne le rôle qu’ils seront censés jouer à l’avenir, ce qui influence leurs attitudes et leur comportement à l’intérieur et à l’extérieur de l’école.
Selon une étude réalisée en 2005 dans l’ensemble des pays en développement par «Population Council », environ 10 pour cent des garçons et 40 pour cent des filles de six à onze ans n’ont jamais été inscrits à l’école. Cette situation est particulièrement marquée dans des régions où les perspectives d’emploi et l’éducation des mères sont plus faibles et où les filles ont davantage de responsabilités. Dans la plupart des foyers kenyans à revenu intermédiaire ou à faible revenu, celles-ci doivent parfois s’occuper des tâches ménagères et des autres enfants ou même exercer des activités génératrices de revenus afin de contribuer au budget familial.
Selon Connell (2002), par le biais de la socialisation, les hommes adoptent le rôle de soutien économique du ménage et s’identifient aux stéréotypes masculins, tandis que les femmes assument le rôle de femme au foyer et s’identifient aux stéréotypes féminins. Par conséquent, les hommes et les femmes privilégient les emplois et les compétences liés aux rôles et aux stéréotypes associés à leur genre. En outre, si les femmes ont acquis la conviction qu’elles ne sont pas, en soi, dignes d’intérêt et de ce fait leur contribution professionnelle potentielle n’est pas intéressante, cela peut les conduire à croire qu’il est plus important et utile de répondre à la demande sociétale que de satisfaire leurs rêves et désirs personnels et, plus précisément, que réaliser leurs propres rêves n’est pas une véritable option.
De nombreuses femmes finissent par adopter des valeurs sexospécifiques établies par la société qui les dévalorisent et les empêchent de reconnaître leur propre identité, leurs rêves et leurs aspirations dans le cadre des normes sociales. Selon Chege (2003), la femme kenyane est l’exemple parfait d’une femme qui se conforme aux normes sociétales liées au genre. Celles qui réussissent leur carrière ou dirigent une entreprise prospère sont par conséquent considérées comme des femmes ayant endossé des rôles masculins.
Les femmes qui renvoient cette «image de femme forte » peuvent quand même, dans leur vie professionnelle, adopter et véhiculer des mythes sociétaux concernant les femmes entrepreneures, ce qui influence leur attitude et la façon de chercher à assurer le succès et la croissance de leur entreprise (Brush et Hisrich 1999). De plus, la socialisation des femmes peut avoir agit sur leur jugement concernant leur préparation à la création d’une entreprise. Brush (1997) remarque que «le point de vue sexospécifique du fondateur influence le processus d’organisation et la nouvelle organisation qui en résulte, que ce soit dans une perspective de forte croissance ou non. Ce point de vue engendre des préjugés inconscients en matière de capacités et de potentiel ». Notre étude a elle aussi confirmé cette notion selon laquelle, indépendamment de la croissance des entreprises dirigées par des femmes, une grande majorité d’entre elles ont commencé à petite échelle et ne se sont pas développées. Elles n’emploient ainsi jamais plus de dix salariés.
Dans une étude réalisée au Kenya, Gakure (2004) a cherché à déterminer les facteurs sociaux qui influencent la croissance et le développement des entreprises dirigées par des femmes. Cette étude a révélé que la majorité d’entre elles sont peu performantes. Le contrôle des choix concernant le type d’entreprise à créer et la décision de se lancer en affaires influe-t-il sur l’efficacité et la rentabilité de ces entreprises? La décision ne vient généralement pas des femmes elles-mêmes (dans 68,6 pour cent des cas). Elle émane de leur mari (24,6 pour cent), de leurs parents (27,4 pour cent) ou de leurs amis (13,1 pour cent) (ibid.). Les femmes qui ont participé à l’étude de Wanjira Munyua et Mureithi (2008) souhaitaient généralement créer leur entreprise pour contribuer au revenu familial. Pour certaines, il s’agissait d’une nécessité, car elles étaient le seul soutien économique de leur foyer. Pour les femmes qui avaient choisi leur entreprise, le besoin de conjuguer vie professionnelle et responsabilités domestiques était un facteur déterminant dans leur choix.
La motivation pour entrer dans le monde des affaires et le type d’entreprise choisie influencent le choix de la technologie de l’information et de la communication (TIC) pouvant être utilisée pour faciliter les affaires et leur permettre de s’occuper simultanément de leur foyer (ibid.). La plupart des femmes choisissent de créer une entreprise qui leur donne la flexibilité nécessaire pour élever leurs enfants et privilégient un outil de communication – le téléphone portable – qui leur permet de répondre aux exigences de leur double rôle.
Les ordinateurs sont un investissement encore relativement dispendieux pour les MPE (Wolf 2001). Dans son étude, Wolf remarque que les MPE sont confrontées à un environnement relativement instable et que les entrepreneurs ont une vision à court terme. La décision d’utiliser des TIC dépend de l’intuition de l’entrepreneur, qui est influencée par sa formation et son expérience. Cela pourrait expliquer pourquoi tous les utilisateurs potentiels n’ont pas recours aux différents outils TIC malgré leurs avantages.
Pour la plupart des Kenyans, la décision d’acquérir un téléphone portable plutôt qu’une ligne fixe dépend de nombreux facteurs, allant de l’incapacité de la compagnie téléphonique kenyane à respecter son obligation d’accès universel à un cadre réglementaire plus libéral, en passant par une concurrence accrue dans le secteur des télécommunications (Mureithi 2005) et le fait que les utilisateurs considèrent le téléphone portable comme plus pratique et plus abordable. Au Kenya, le taux de pénétration du téléphone portable dans les MPE est élevé. Mureithi (ibid.) a découvert que 93,8 pour cent des entrepreneurs d’une zone industrielle de Nairobi possédaient un téléphone portable et 29,7 pour cent utilisaient une ligne fixe. Les facteurs déterminant la décision d’acquérir un téléphone portable plutôt qu’une ligne fixe sont, entre autres, la possibilité de communiquer partout et en tout temps et, par conséquent, l’opportunité de vendre plus rapidement des produits. Le statut juridique de l’entreprise semble également déterminer les besoins en information et les outils TIC à utiliser. Selon Tandon (2002), les petites entreprises sont souvent obligées de rester dans le secteur informel pour éviter les difficultés liées à la fiscalité, à la comptabilité et aux autorisations de mise sur le marché. Dans son étude, Tandon remarque que les propriétaires d’entreprises n’envisagent d’utiliser d’autres moyens de communication que les téléphones portables que lorsqu’ils considèrent que leur entreprise s’est développée.
La plupart des participantes à l’étude de Wanjira Munyua et Mureithi (2008) ont l’impression que le téléphone portable a amélioré la performance de leur entreprise, car il leur permet de concilier vie professionnelle et vie familiale. Elles peuvent aussi organiser des réunions sociales, avec des groupes de femmes, par exemple, grâce à des fonctions comme le calendrier et le système d’alerte de leur téléphone. Le téléphone portable leur donne une sensation de contrôle, même lorsqu’elles se trouvent hors des locaux de leur entreprise. Il permet également d’améliorer les relations avec les amis et les clients et de transférer de l’argent grâce au nouveau service appelé sambaza (transfert de crédit entre abonnés).
La plupart des participantes ont indiqué que c’était leur conjoint, leur mère ou leurs amis qui les avaient encouragées à acheter un téléphone portable. Parmi les problèmes liés à l’utilisation du téléphone portable, les entrepreneures ont cité les coûts de communication élevés au Kenya ainsi que les préoccupations concernant des situations où les conjoints cherchent à découvrir le contenu de certaines conversations téléphoniques. Certaines femmes considéraient cependant que les avantages du téléphone portable étaient contrebalancés par les intrusions dans leur vie privée. Lorsqu’une telle technologie entre dans la sphère domestique, elle peut y entraîner le monde entier.
Le téléphone est un outil formidable pour le réseautage et le partage des informations. Il peut toutefois inciter son utilisateur à ignorer les frontières de la vie privée, ce qui peut devenir une nouvelle source de tensions dans des relations inégales entre les genres. D’après Huyer et Sikoska (2003), les hommes considèrent souvent que la liberté que confère la possession d’un téléphone portable déstabilise leurs rapports conjugaux. Dans la plupart des cas, les hommes contrôlent l’usage que leur femme fait du téléphone portable et d’Internet. Selon une autre étude sur les femmes et l’utilisation du téléphone portable en Zambie (Wakunuma 2007), celui-ci, bien qu’ayant des conséquences positives pour les femmes, semble contribuer aux conflits au sein des couples: les hommes veulent en effet contrôler l’utilisation que leur conjointe fait du téléphone portable et, parfois, décider si elle peut continuer à disposer d’un téléphone portable et à l’utiliser.
La plupart des études semblent mettre de l’avant les avantages du téléphone portable pour les entrepreneures, mais on peut se demander si les inégalités liées au genre ne sont pas perpétuées en ce qui concerne l’accès des femmes au téléphone portable et leur utilisation de cet outil et si l’utilisation du téléphone portable contribue réellement à l’autonomisation des entrepreneures.
Lillian, l’une des entrepreneures ayant participé à l’étude de terrain sur l’utilisation du téléphone portable chez les entrepreneures kenyanes, réalisée par Wanjira Munyua et Mureithi en 2008, dirige un salon de coiffure et de beauté familial qui emploie neuf salariés. Son entreprise et sa situation correspondent à des paramètres observés dans deux catégories d’entrepreneures (voir note 1), et son histoire nous a donné l’opportunité d’étudier les dynamiques entre les TIC et l’autonomisation des femmes, d’améliorer notre compréhension du sujet et de poursuivre nos recherches dans un contexte concret.
Lillian voulait faire une carrière médicale. Elle a commencé ses études de médecine et complété sa première année au Canada. Elle s’est cependant sentie obligée d’abandonner ses études pour aider sa famille à surmonter les difficultés financières auxquelles elle était confrontée. Sa mère lui a demandé de rentrer à la maison pour l’aider à monter son salon de coiffure et de beauté, tandis que les frères aînés et cadets de Lillian poursuivaient leurs études à l’étranger. Lillian a donc décidé d’abandonner ses rêves pour satisfaire les besoins de sa famille. Elle croyait qu’en tant qu’unique fille de la famille, elle était censée aider sa mère à élever ses frères. Elle l’a expliqué ainsi: «Je n’avais pas encore ma fille Wanjiku à l’époque et, étant la seule fille de la famille, j’étais censée rentrer à la maison. C’est comme ça que ça se passe. »
Lorsque Lillian a fait le choix de rentrer chez elle pour aider sa mère à monter et diriger son entreprise, elle était enthousiaste à l’idée d’aider sa famille. Elle sentait cependant qu’elle avait perdu une opportunité d’étudier la médecine, ce dont elle rêvait et qu’elle pensait pouvoir appliquer à son entreprise de coiffure et de beauté pour vivre son rêve et aider sa famille. L’exemple de Lillian illustre comment la peur de décevoir la famille et de ne pas être à la hauteur des attentes de la mère, alimentée par les schémas de pensée et d’action habituels ainsi que par la faiblesse de leurs propres aspirations, influence le choix de nombreuses femmes et limite leurs rêves d’avoir une vie à elles (Blau et coll. 1998).
Le comportement de Lillian semble être en contradiction avec la foi qu’elle a en elle-même et en ses capacités, mais il va dans le sens des attentes de la société. Lillian est cependant très contente de ses choix. Même si elle trouve que le salon de beauté ne satisfait pas tous ses besoins financiers et professionnels, elle ne regrette rien. Elle a accepté d’aider sa famille et de gagner, par la même occasion, un peu d’argent pour élever sa fille. À cette époque, le bien-être de Lillian dépendait de son évaluation de sa situation, qui semblait se fonder sur des choix influencés par la société. Elle semble s’être adaptée à sa situation sexospécifique et son analyse reflète sa compréhension de ce qui est bon pour elle-même et pour sa famille. Mais cela se traduit-il par une autonomisation?
Pour Lillian, le fait de posséder un téléphone portable (par opposition à une ligne fixe) offre plusieurs avantages, notamment de pouvoir communiquer avec quelqu’un où qu’il soit et gérer ses affaires à toute heure du jour ou de la nuit ou vérifier à tout moment que tout va bien à la maison. Le téléphone portable lui offre ainsi contrôle et flexibilité, deux éléments dont elle a besoin dans l’exercice de ses responsabilités personnelles et professionnelles (Wanjira Munyua et Mureithi 2008). Elle a reçu son premier téléphone portable comme cadeau de Noël et l’utilise pour gérer ses activités professionnelles. Elle reste en contact avec ses clients, organise le recouvrement de ses créances et coordonne les activités du salon, tout en planifiant la supervision des occupations quotidiennes et des déplacements de sa fille et en maintenant le contact avec ses amis et les membres de sa famille.
Pour Lillian, les avantages économiques et sociaux de l’utilisation du téléphone portable pour son salon de coiffure et de beauté et pour ses besoins privés semblent évidents. On peut cependant se demander si les schémas de socialisation sexospécifique sont perpétués et reproduits dans l’utilisation des nouvelles technologies et dans les choix professionnels en soulignant à nouveau le fait que les innovations technologiques et l’opportunité de devenir entrepreneure ne garantissent pas l’autonomisation des femmes ni ne viennent à bout des obstacles au développement social, politique et économique des femmes.
Au Kenya, le concept contemporain d’autonomisation repose sur l’hypothèse selon laquelle un plus grand accès des femmes à des ressources telles que l’éducation, l’argent et les TIC transformerait significativement leur vie et, par extension, celle de l’ensemble de la société. Cette idée ne tient pas compte du fait que la pauvreté, les préjugés de classe, les divisions traditionnelles du travail, les traditions et attentes sociales, le racisme et la xénophobie influencent souvent l’accès des femmes et que cet accès ne peut que renforcer l’autonomie d’une minorité de femmes. Elle néglige également le fait que, dans de nombreux cas, bien que les choix jouent un rôle important, ils sont souvent déterminés par les normes sociales et ce qui est attendu d’une femme ou d’une fille. Bien des décisions ne servent donc pas forcément les intérêts et les ambitions des femmes. Le choix de Lillian de rentrer chez elle pour aider sa mère avec le salon de coiffure et de beauté répondait à la demande de cette dernière, qui voulait qu’elle revienne pour contribuer au revenu familial.
Selon Nussbaum (2008), de nombreuses préférences sont le résultat d’une adaptation aux traditions de privilège et de subordination. Dans cette perspective, une approche se basant sur les préférences aurait tendance à renforcer les inégalités. Lorsque Lillian a pris la décision de rentrer chez elle, elle a raté l’opportunité de réaliser son rêve. Elle a choisi de se soumettre à ce qu’on attendait d’elle en tant que femme et fille, conformément aux traditions, plutôt que de résister aux normes de son environnement et poursuivre ses propres objectifs.
L’idée de préférences adaptatives défendue par Nussbaum remet en cause la vision selon laquelle une compréhension de ce que signifie l’autonomisation pour les femmes fondée sur la culture et le contexte suffirait pour lutter en faveur de la justice sociale et de l’autonomisation. La capacité pour les individus de faire ce qu’ils ont des raisons de souhaiter est un concept beaucoup plus important. Ainsi, plutôt que d’évaluer l’égalité d’un accès à des ressources comme le revenu et la richesse, il faudrait idéalement recentrer l’analyse sur la capacité d’agir des individus (Sen 2000). Selon Sen, les besoins des individus en matière de ressources varient notamment en fonction des circonstances sociales et physiques et des obstacles particuliers auxquels ils sont confrontés. Ainsi, même lorsque des personnes disposent des mêmes ressources, elles peuvent ne pas avoir la même capacité à réaliser des fonctions humaines utiles.
La plupart des participantes à l’étude de Wanjira Munyua et Mureithi semblent s’être adaptées à leur situation, qui leur demande de gérer à la fois leur entreprise et leur foyer. Les hommes d’affaires peuvent généralement consacrer plus de temps au succès de leur entreprise. Harkim (2006) remarque que la plupart des hommes ayant participé à son étude sont mariés, ont des enfants et semblent être physiquement et mentalement capables de travailler plus, car leur femme est à la maison avec les enfants. Ainsi, même si les femmes se lancent de plus en plus dans les affaires, elles doivent souvent continuer de s’occuper des travaux domestiques non-rémunérés.
D’un point de vue féministe, cette division du travail en fonction du genre est hiérarchique et patriarcale et constitue donc une question de justice (Knobloch 2002). Knobloch identifie trois caractéristiques de la division du travail en fonction du genre. Premièrement, les hommes exercent des activités rémunérées, tandis que les femmes sont responsables des tâches non-commerciales et non-salariées. Deuxièmement, la plupart des emplois sont «féminins ou masculins » et le revenu des activités rémunérées exercées par des femmes est souvent inférieur à celui des activités «masculines ». Troisièmement, les femmes sont souvent considérées comme étant responsables (à cause des normes socioculturelles et des relations inégales entre les sexes) des tâches ménagères, même lorsqu’elles travaillent à l’extérieur ou qu’elles dirigent une entreprise. Les femmes travaillent donc deux fois plus que les hommes, exerçant à la fois des activités marchandes et nonmarchandes et effectuant souvent ce qu’elles appellent une «double journée » de travail (ibid.). Par conséquent, les femmes choisissent souvent une activité leur permettant de concilier leur emploi rémunéré et leurs responsabilités domestiques.
Afin de définir l’autonomisation des femmes, nous devrions peut-être aborder leurs individualités, leur permettre de préciser quelles fonctions sont importantes pour elles et analyser leurs besoins concernant ces fonctions. Il est nécessaire de faire un examen critique (Fraser 1997) de la vision de la femme en tant qu’aidante universelle et de l’acceptation infondée et décontextualisée des préférences et des désirs des femmes, selon le principe que «ce qui est bon pour l’individu est bon pour la société ». Cette approche fondée sur les préférences a tendance à renforcer les inégalités, notamment celles qui ont été si profondément assimilées qu’elles se sont infiltrées dans les rêves et les désirs des femmes, comme en témoignent le choix de Lillian de rentrer chez elle pour endosser des responsabilités domestiques et professionnelles dans un secteur traditionnellement féminin et d’adopter un outil TIC pour assumer correctement ce double rôle sexospécifique. Les efforts déployés en faveur de l’égalité des sexes et de l’autonomisation des femmes dans le domaine des TIC semblent exiger des réflexions et des actions qui vont au-delà des normes sexospécifiques admises, même lorsque ces normes sont préservées et valorisées par les femmes elles-mêmes.
Les TIC ont joué un rôle positif dans la promotion du développement de l’entreprenariat chez les femmes kenyanes. Le téléphone portable, en particulier, a apparemment eu un impact considérable sur l’efficacité et la rentabilité des micro-entreprises appartenant à des femmes. Le téléphone portable ne semble cependant pas avoir modifié les rapports de genre. Au contraire, les schémas de socialisation et de ségrégation liées au genre s’appliquent toujours.
Les TIC redéfinissent encore les rapports de genre d’une façon complexe et multidimensionnelle. L’étude de Wanjira Munyua et Mureithi a donné un aperçu de la façon dont le téléphone portable peut par exemple être utilisé de façon à conforter les conceptions traditionnelles concernant les comportements des femmes et des hommes et, simultanément, ouvrir la voie à une remise en cause des normes liées au genre.
L’étude apporte également la preuve que les innovations technologiques ne sont pas une garantie d’autonomisation. Une grande majorité de la population kenyane reste étrangère à la révolution de la téléphonie mobile. Par ailleurs, les infrastructures matérielles et les connexions ne rendent pas forcément bien compte de l’usage réel, car cet usage est influencé par des facteurs socioculturels et économiques.
Les TIC peuvent sans aucun doute contribuer considérablement au développement, mais la technologie doit être mise au service des rôles sociaux grâce à une participation et une médiation humaines actives. Certaines participantes à l’étude de Wanjira Munyua et Mureithi ont fait part de l’amélioration de leur efficacité et de leur confiance en elles lorsqu’elles utilisaient un téléphone portable pour gérer leurs affaires, ce qui semble généralement se vérifier dans différents contextes socioculturels (Hafkin 2002; Gurumurthy 2004). Cette efficacité et cette confiance en soi accrues que ressentent les femmes lorsqu’elles assument des fonctions sexospécifiques traditionnelles peuvent-elles entraîner des changements dans les rapports de genre existants?
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Selon les estimations de la Banque africaine de développement pour 2005/2006, les femmes entrepreneures possèdent environ 38 pour cent des 7 100 petites et moyennes entreprises (PME) enregistrées au Cameroun. Un grand nombre de ces PME de la région de Douala et une partie de celles de Yaoundé emploient entre dix et quinze salariés.
Ces entrepreneures œuvrent principalement dans le secteur du prêtà-porter et de la confection textile. Ce secteur est le principal employeur du Cameroun. Il englobe trois modes de production: la production industrielle en série, le prêt-à-porter et la confection traditionnelle (tailleurs indépendants et vêtements sur mesure). Les participantes à notre étude travaillent dans le secteur du prêt-à-porter.
Ce chapitre cherche à déterminer si les femmes chefs d’entreprise utilisent les services d’accès à Internet offerts par les centres multimédias de la Chambre de commerce, dans quel but et pourquoi certaines ne le font pas.
Afin de permettre aux entreprises de profiter des multiples opportunités offertes par ce domaine – la libéralisation du commerce textile mondial, les stratégies mises en place pour atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement, la Loi sur la croissance et les opportunités en Afrique (AGOA) et les programmes de la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique – la Chambre de commerce, d’industrie, des mines et de l’artisanat (CCIMA) du Cameroun a mis en place un centre multimédia financé par plusieurs partenaires du développement. Ce centre propose aux agents économiques des services de formation, de conseil et d’information sur le milieu socio-économique et facilite leur accès aux marchés internationaux. Il met également à leur disposition un espace Internet avec trente ordinateurs et une bande passante de 128 méga-octets (Mo). C’est dans ce centre qu’un programme de soutien pour les femmes entrepreneures dans le secteur textile et vestimentaire est en train d’être mis en place en vue de les préparer à conquérir le marché nord-américain dans le cadre de l’AGOA.
L’accord de l’Organisation mondiale du commerce de 1995 sur les textiles et les vêtements était accompagné d’un système de quotas s’appliquant au commerce international de ces produits. Avec l’abrogation de cet accord en 2005, les pays en développement comme le Cameroun, qui n’exportent généralement pas de grandes quantités de vêtements, allaient avoir de plus en plus de difficultés à s’introduire ou rester sur les marchés internationaux.
La reconduction de l’AGOA de 2001 ouvre cependant la voie à certaines opportunités. En effet, la production de textile dans les pays concernés par cette convention continuera d’être exemptée de droits de douane. Selon le Washington Post, la valeur des exportations de textile vers les États-Unis est passée, grâce à l’AGOA, de 600 millions de dollars en 1999 à 1,5 milliard de dollars en 2003. Cette même année, les importations en provenance de 37 pays, dont le Cameroun, ont augmenté de 55 pour cent par rapport à l’année précédente.
Plusieurs programmes vont être mis au point afin de renforcer la capacité des entrepreneurs et d’aider ceux qui travaillent dans le secteur de l’habillement à s’organiser pour mieux prendre pied sur le marché américain. Ces programmes accordent une place toute particulière aux entreprises appartenant à des femmes ou dirigées par elles. Les opportunités abondent. Les modèles africains sont beaux et recherchés par certains détaillants. Des études de marché ont révélé que les Afro-américains sont plus sensibles aux produits qui représentent leur patrimoine ethnique. Ce marché, d’une valeur potentielle de 200 à 270 milliards de dollars selon une estimation de la Banque mondiale datant de 2003, est un créneau très prometteur pour les exportateurs africains du secteur de l’habillement (Biggs et coll. 2003).
Avec les technologies de l’information et de la communication (TIC), les exportations ne sont plus l’apanage des grandes entreprises. Les TIC ont nettement réduit les coûts de transaction et ont donc ouvert l’accès au marché international. Le Centre du commerce international a souligné, dans une série de publications (Knappe 2005; Hirsch 2005), les avantages d’Internet pour les entrepreneurs du secteur de l’habillement dans les pays en développement. Internet permet notamment de:
• surveiller les produits pouvant améliorer la compétitivité des fabricants;
• accélérer les livraisons, réduire les coûts et améliorer les services;
• coordonner des motifs et des créations grâce à des prototypes virtuels et à des «tests » en temps réel pouvant simuler l’apparence et l’ajustement d’un nouveau modèle en deux ou trois dimensions et réduire ainsi considérablement les frais de recherche et développement;
• développer des solutions en collaboration avec les acheteurs ou en utilisant simplement leur système (Knappe 2005);
• assurer la «sécurité intérieure » et la protection douanière;
• recevoir presque instantanément des données sur les points de vente, pour que les fabricants puissent lancer la production et expédier de nouvelles marchandises sans attendre les commandes des détaillants;
• réduire les délais de livraison et les frais de stockage.
Ainsi, selon ces auteurs, même si l’utilisation d’applications électroniques n’est pas en soi une garantie de succès, le commerce électronique (au sens large et non comme synonyme de vente en ligne) peut améliorer la performance des entreprises tout en réduisant les coûts et les délais.
La grande majorité des entrepreneures camerounaises semblent cependant n’avoir aucune connaissance d’Internet. Comme dans d’autres pays africains (Chéneau-Loquay 2002), l’accès et l’utilisation d’Internet sont limités (Tankeu 2005). Dans un rapport publié en 2006, l’Union internationale des télécommunications (UIT) a souligné le manque d’infrastructures TIC dans le pays, les coûts élevés de la bande passante et l’absence de contenu local approprié, ce qui entrave la participation des Camerounaises au commerce électronique.
Les actions du gouvernement camerounais en faveur de l’utilisation d’Internet n’en sont qu’à l’état embryonnaire et attirent peu l’attention. Internet n’est utilisé que par 0,16 pour cent des Camerounais. Les objectifs en matière de télécommunications et de TIC n’ont pas abouti ou accusent un retard considérable. Ces objectifs comprennent notamment l’augmentation de la télédensité de 0,7 ligne fixe pour cent habitants en 2005, à 30 lignes fixes pour cent habitants en 2015 et la fourniture d’un accès de 2 Mo dans toutes les villes disposant d’un télécentre avant fin 2007.
Notre étude était principalement qualitative et exploratoire. Pour nous familiariser avec la situation des entrepreneures dans le secteur de l’habillement, nous avons eu recours à des entretiens individuels, des groupes de discussion et des récits de vie. Nous avons commencé par une série de réunions avec des membres d’organisations œuvrant en faveur de la promotion des femmes et de l’entreprenariat, des créatrices de mode et des entrepreneures.
Une autre réunion, organisée sous les auspices de la CCIMA, a rassemblé quarante créatrices de mode. Elle a été suivie d’une rencontre avec des femmes entrepreneures (incluant les créatrices) au cours de laquelle nous leur avons demandé si elles utilisaient Internet et de quelle façon. Nous avons également mené 34 entretiens semi-structurés avec des femmes travaillant dans le secteur de l’habillement. Nous avons limité notre étude à Douala, la capitale économique du Cameroun, où se concentrent diverses activités comme la mode, le stylisme et le prêt-à-porter. La proximité de l’océan Atlantique et d’un aéroport international font de cette ville la plaque tournante du commerce international au Cameroun.
Les entretiens individuels ont été menés sur le lieu de travail des participantes. Nous leur avons posé des questions sur leur fréquentation du centre multimédia de la CCIMA, leur connaissance et leur utilisation d’Internet, les obstacles qu’elles rencontrent et leurs besoins en matière de formation.
Sur les 34 femmes interrogées, 17 étaient membres de la CCIMA. Six connaissaient l’existence du centre multimédia, mais seulement deux d’entre elles s’étaient occasionnellement connectées à Internet dans ce centre. Voici les raisons qu’elles ont invoquées pour expliquer pourquoi elles ne se rendaient pas au centre:
• L’absence d’information, notamment de la CCIMA à ses membres, concernant l’existence de ce centre (qui a été mis en place en 2001). Edith1 a d’ailleurs dit: En réalité, je n’étais même pas au courant de l’existence de ce centre, alors que nous nous rassemblons régulièrement dans la salle de réunion de cette institution. Je l’aurais au moins visité une fois pour voir. Maintenant que je sais qu’il existe, j’irai le voir, si j’ai le temps.
1. Nous ne désignons pas les participantes par leur vrai nom.
• Le fait que le centre ne se trouve pas au siège de l’institution, mais dans un quartier résidentiel difficile d’accès.
• Le manque de commodité des heures d’ouverture (de 8 h à 16 h, du lundi au vendredi), même pour celles qui souhaiteraient le fréquenter. Ces horaires correspondent aux horaires habituels de travail et d’école. Claudia, créatrice de mode, a d’ailleurs indiqué : C’est par hasard que j’ai eu vent de l’existence du centre multimédia de la CCIMA. J’y suis allée deux fois. J’y ai surtout rencontré des étudiants. Il n’y avait personne pour m’aider à effectuer mes recherches. En plus, les heures d’ouverture et de fermeture du centre ne me conviennent pas.
• Le fait qu’aucune activité de sensibilisation à l’utilisation d’Internet n’y ait été organisée pour les femmes.
En outre, nous avons découvert qu’aucune formation à l’utilisation d’Internet n’était prévue au programme de la Chambre de commerce.
Ce centre, créé à l’instigation des partenaires du développement, est un exemple des nombreux projets onéreux décidés à l’étranger en l’absence des véritables bénéficiaires.
Malgré le fait que ce centre ne leur soit pas utile, les participantes ont pris l’initiative d’apprendre à utiliser Internet. Elles sont essentiellement autodidactes et utilisent Internet comme un outil de soutien dans leurs initiatives entrepreneuriales.
La plupart des femmes avec lesquelles nous nous sommes entretenues déclaraient connaître Internet. C’est ce qu’a affirmé Jeanine:
Je connais très bien Internet. Pendant au moins cinq ans, mon oncle [cadre supérieur dans une entreprise privée] avait Internet dans son bureau. Quand j’y allais, très souvent, je le trouvais occupé à lire et envoyer des courriers électroniques. J’en profitais pour consulter ma boîte de réception.
Les entrepreneures ont reconnu qu’Internet pourrait leur être très utile pour trouver des clients, correspondre avec leur famille et leurs collaborateurs et visiter des sites fournissant de précieuses informations pour leurs études de marché. Parmi les femmes que nous avons rencontrées, trois utilisaient Internet pour donner plus de visibilité à leurs activités grâce à une boutique virtuelle. Sept autres pensaient que cet outil pouvait favoriser leur créativité et leur capacité à innover. Les femmes savaient qu’Internet était un bon outil de communication et de recherche. Elles ignoraient cependant l’existence de certains services, comme les forums de discussion, et la possibilité qu’offre Internet de travailler en collaboration.
Trente-deux des trente-quatre participantes interrogées et qui utilisaient Internet le faisaient pour des raisons sociales et professionnelles. Nous exposons ces raisons plus en détail ci-après.
1) Pour communiquer. Les femmes utilisaient Internet pour communiquer en temps réel avec leurs pairs et accéder rapidement aux innombrables ressources fournies par cette technologie. Pour deux des trente-deux utilisatrices, Internet était une façon de s’informer de la mode actuelle et d’améliorer leur créativité et leur compétitivité. Nicole, une créatrice de mode qui exporte ses produits aux États-Unis, a souligné :
L’univers de la mode change souvent. Les tendances, les couleurs et les styles varient d’une saison à l’autre, d’un pays à l’autre. En ce qui me concerne, j’ai une clientèle variée, au Cameroun, mais aussi à l’étranger. Pour rester au courant, je parcours Internet et je découvre ce qui a changé et quelles vont être les nouvelles tendances. Cela me permet d’être en phase avec mes clients.
Deux femmes ont déclaré utiliser Internet pour communiquer avec leurs fournisseurs. Voici l’utilisation qu’en fait Rachel, qui dirige une entreprise d’import-export:
Vous savez, parfois, je n’ai pas la possibilité de voyager. Alors si j’ai une commande à passer, j’envoie un courrier électronique à mon fournisseur en spécifiant ce que je veux. Il est arrivé quelques fois que je ne sois pas totalement satisfaite de ce qu’il m’envoyait. Mais comme je travaille avec lui depuis assez longtemps et que nous nous connaissons, tout se passe généralement bien. Je suis contente qu’Internet existe.
Florence, une autre entrepreneure, n’était pas du même avis:
Je préfère traiter [avec mes fournisseurs] directement sur place, car on ne sait jamais si on va avoir des marchandises de bonne qualité si on achète par Internet.
Internet leur permet également de donner plus de visibilité à leur entreprise. Quatre des trente-deux utilisatrices interrogées utilisaient Internet pour communiquer avec leur clientèle.
Rose, créatrice de mode, mariée et mère de deux enfants, avait été engagée à sa sortie de l’université comme cadre dans une entreprise privée locale. Plusieurs années plus tard, cette entreprise a fait faillite et Rose s’est retrouvée sans emploi. Elle a décidé de profiter de ses indemnités de licenciement pour apprendre à confectionner des vêtements. Sa mère, qui était couturière, lui avait déjà appris à coudre et elle confectionnait des robes pour ses collègues, qui appréciaient son talent. Elle est allée à Paris et, un an plus tard, elle est retournée au Cameroun et a ouvert son atelier de couture. Depuis, elle a participé à des salons de mode nationaux et internationaux et a remporté plusieurs prix. Rose nous a raconté :
Je suis propriétaire d’un site Internet. Il a été créé par un de mes collaborateurs canadiens pendant un séjour au Canada, où je participais à un salon et un défilé de mode. Ce site, comme vous pouvez l’imaginer, a permis à un de mes bons clients américains, qui avait depuis longtemps du mal à me contacter, de me trouver. Grâce à Internet, je peux communiquer avec ma clientèle. J’ai de nombreux clients à l’extérieur de Douala et même à l’étranger.
2) Pour se former. Trois femmes ont déclaré avoir utilisé Internet pour se former. Françoise a un baccalauréat. Elle est mariée et mère de trois enfants. Sa passion pour Internet date de sa formation:
J’ai appris à utiliser Internet quand j’étais encore étudiante. Quand j’ai commencé ma formation de créatrice de mode, j’ai été agréablement surprise de trouver sur Internet des sites de couturiers étrangers avec leurs créations. […] Ils m’ont inspirée pendant ma formation et j’ai des modèles que mes clients aiment beaucoup et que j’ai créés en m’inspirant de ces sites. Je ne les consulte pas souvent, mais quand je le fais, je suis prête à y passer plusieurs heures. Je glane beaucoup d’idées. Tout ce que je regrette c’est de ne pas pouvoir avoir Internet chez moi.
Les participantes ont déclaré avoir développé, grâce à Internet, des compétences et des connaissances dans le domaine de la communication, de la formation et de l’information.
1) Communication et formation. Les participantes utilisaient Internet pour accéder à leur compte, écrire, réviser et envoyer des messages, discuter en ligne, scanner et envoyer des photos d’événements familiaux à leurs proches vivant à l’étranger.
Diane, titulaire d’un certificat d’études primaires, mariée et mère de cinq enfants, est membre d’une association affiliée à la Chambre de commerce. Elle y a suivi plusieurs formations en entreprenariat, puis un cours d’informatique offert par l’Association pour le Soutien et l’Appui à la Femme Entrepreneur (ASAFE), basée à Douala. C’est grâce à son fils, qui l’accompagne toujours au cybercafé, qu’elle a appris à utiliser Internet:
Au début, Internet était une véritable curiosité pour moi. Mais quand je vais [au cybercafé], j’apprends beaucoup. Je travaille de plus en plus vite avec Internet. Je sais comment ouvrir ma boîte aux lettres électronique. Je peux télécharger des documents. Je n’y aurais pas cru il y a deux ans.
2) Information. Les utilisatrices participant à cette étude utilisent Internet pour chercher des informations (sur les prix et les marques de matériel de couture, les sites de mode, les tendances), partager des informations avec des collaborateurs étrangers et des collègues et regarder des défilés de mode. Claire nous a expliqué : Grâce à Internet, j’ai appris à chercher des informations sur les fournisseurs de matériel de couture et les tendances de la mode. J’avais besoin d’une surjeteuse. Comme je ne pouvais pas trouver la marque que je voulais sur le marché, j’ai fait une recherche sur Internet et j’ai localisé des fournisseurs à l’étranger qui en vendaient. Je les ai contactés au moment où ma sœur se trouvait à l’étranger et elle m’a mise en contact avec celui qui était proche d’où elle se trouvait. J’ai négocié et j’ai pu acheter ma machine. Elle me donne une très grande réputation dans mon domaine.
3) Autres utilisations. Internet est également utilisé pour concevoir des modèles, stimuler la créativité, s’inscrire à des formations de coupe et télécharger des documents.
Olga, une des participantes, est titulaire d’un diplôme national de l’enseignement supérieur en couture qu’elle a obtenu il y a plusieurs années. Basée à Douala, elle a ouvert des magasins dans les aéroports de plusieurs pays européens. Elle a participé à de nombreux salons et défilés de mode au Cameroun et à l’étranger. Tous les deux ans, elle organise un défilé de mode auquel participent de célèbres créateurs de mode. Elle nous a dit qu’elle avait bâti sa réputation sur la qualité et l’originalité de ses produits et a ajouté :
Internet m’a tellement apporté. C’est une source d’inspiration pour moi. Quand je consulte des sites Internet de mode, j’apprends beaucoup sur les dernières tendances et cela me donne de nombreuses idées. Notre secteur est toujours en pleine mutation. Les tendances changent fréquemment et de nouveaux modèles surgissent alors que d’autres disparaissent. Je confectionne des modèles de mode européenne, donc en prêt-à-porter. Il faut toujours être au courant des nouveautés afin de garder ses clients ou d’en attirer de nouveaux. J’ai souvent trouvé des modèles que j’ai adaptés pour réaliser des créations originales qui m’ont valu des prix. Aujourd’hui, j’ai des clients dans toutes les provinces du Cameroun et en Europe. J’ai la chance d’être membre d’une association dynamique. Nous avons des collaborateurs à l’étranger qui ont mis à notre disposition un site Internet pour que nous y exposions nos créations. J’ai récemment été contactée par un commerçant américain qui travaille dans le prêt-à-porter. Les négociations sont en cours et en bonne voie. Je suis optimiste.
Manifestement, Internet est un outil professionnel puissant pour ces femmes. L’apprentissage par Internet a contribué au développement des compétences dynamiques d’un certain nombre de participantes et leur a permis d’acquérir des connaissances utiles pour elles-mêmes et pour leur entreprise. L’apprentissage en ligne peut en effet favoriser la communication et les compétences en informatique, l’attitude vis-à-vis des médias et la motivation personnelle. Ce mode d’apprentissage est donc adapté aux femmes en général, et plus particulièrement aux entrepreneures qui créent leur propre entreprise.
Toutes les participantes utilisant Internet ont déclaré que cet outil leur servait à communiquer avec leurs proches. Yveline nous a dit:
Je n’utilise Internet que pour recevoir et envoyer des courriers électroniques. J’ai de la famille à l’étranger et ils ont Internet chez eux alors j’ai été obligée de m’y habituer. Parfois, lorsqu’ils ont quelque chose à me dire, ils m’appellent et n’arrivent pas à me joindre. C’est au cybercafé que je consulte ou que j’envoie mes courriels.
Sur les trente-quatre entrepreneures ayant participé à l’étude, dix-sept utilisaient Internet pour des raisons professionnelles et trente-deux pour des raisons sociales. Celles qui utilisaient Internet pour le travail étaient autodidactes.
Le centre multimédia de la CCIMA offre des ressources importantes qui ne sont malheureusement pas mises à profit par ses membres. L’emplacement du projet le rend très difficile d’accès et ses horaires d’ouverture ne permettent pas aux entrepreneures interrogées de s’y rendre. Le centre multimédia semble avoir été conçu et mis en place en tenant compte des recommandations des bailleurs de fonds, mais sans que les bénéficiaires aient été consultés pendant l’élaboration du projet ou sa mise en œuvre. En somme, la situation spécifique des entrepreneures locales et leurs besoins particuliers n’ont pas été pris en compte dans la définition des objectifs, des stratégies et des principes de base du projet.
Pour y remédier, il est important que la CCIMA entreprenne une vigoureuse campagne d’information pour faire connaître à ses membres l’existence de ces ressources.
Il faut modifier les activités de ce centre et commencer par établir un dialogue avec les femmes pour prendre en compte leurs besoins et leur situation. Les responsables de l’organisation doivent être conscients des problèmes que rencontrent les utilisateurs potentiels du centre.
Quant à l’État, il serait souhaitable qu’il mette en place une politique cohérente de formation et d’incitation et qu’il crée des programmes favorisant l’accès des femmes entrepreneures aux TIC. L’État doit également établir un cadre pour rendre l’acquisition d’ordinateurs et les coûts d’accès à Internet plus abordables pour les entrepreneures. La capacité de bande passante doit aussi être améliorée pour une utilisation plus efficace.
Pour que les programmes soient utiles aux entrepreneures de Douala, les concepteurs doivent tirer des leçons de ce que les femmes ont déjà mis en place et prendre note des nouvelles connaissances et pratiques en matière d’utilisation d’Internet. Ce n’est qu’en demandant l’avis des femmes sur leurs besoins et leur réalité qu’il sera possible de développer des programmes de soutien à Internet favorisant la vie des entrepreneures et leur contribution à l’économie camerounaise.
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La littérature actuelle souligne le rôle actif des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le processus de développement. On affirme souvent que les TIC présentent un potentiel considérable pour toucher les populations rurales et leur offrir une éducation, une formation, des opportunités d’emploi, un accès aux marchés et des informations importantes pour leurs activités économiques, ainsi que pour favoriser leur participation aux processus politiques. Dans leurs activités quotidiennes, les personnes pauvres, notamment les femmes, ont cependant un accès limité aux TIC. Cela est principalement dû au manque d’infrastructure et à l’absence presque totale de points d’accès aux TIC en milieu rural (Hafkin et Taggart 2001). Le processus participatif d’évaluation de la pauvreté en Ouganda (MFPAED 2002) révèle que les femmes sont toujours considérées comme appartenant à leur mari en raison de la tradition de la dot. Les hommes exercent donc un contrôle sur la vie des femmes, notamment sur leur temps, leur accès à l’information et leur participation à la sphère politique, aux groupes sociaux et aux formations.
Notre équipe de recherche a entrepris d’étudier les facteurs facilitant la compréhension et l’utilisation des informations figurant sur un CD-ROM intitulé Rural Women of Africa: Ideas for Earning Money (Femmes africaines en milieu rural: des idées pour gagner de l’argent) et réalisé par des entrepreneures. L’objectif de ce CD-ROM était d’améliorer les compétences professionnelles des femmes et leur vie en général1. Ce projet avait été proposé par le Centre de la tribune internationale de la femme (CTIF) en collaboration avec le Centre de recherches pour le développement international/Bureau régional de l’Afrique orientale et australe (CRDI/BRAFO), situé à Nairobi, et mis en œuvre en Ouganda par le Conseil national ougandais des sciences et technologies (UNCST), en association avec des organisations non gouvernementales comme le Conseil pour l’autonomie économique des femmes en Afrique (CEEWA)–section ougandaise, Media One et Uganda Development Services (UDS). Le CD-ROM a été utilisé pour la première fois en 2001 dans trois télécentres des zones rurales de Nakaseke et Buwama, et dans la zone périurbaine de Nabweru.
Pour accéder aux informations, les femmes se réunissaient dans leur télécentre à des horaires déterminés et parcouraient le CD-ROM avec un animateur. À la fin de chaque session, l’animateur engageait et orientait des discussions sur ce qu’elles avaient appris et comment cela s’appliquait ou pouvait s’appliquer à leurs activités quotidiennes.
Les résultats de l’étude de terrain ont révélé que, même si la plupart des participantes appréciaient la valeur des informations figurant sur le CD-ROM et comprenaient bien le processus de développement d’entreprise, il était difficile de traduire ces informations en savoirs et de les mettre en application pour atteindre les objectifs souhaités. En outre, cette application varie en fonction des caractéristiques de chacune, de leur état matrimonial et de leur situation géographique. Lorsqu’elles en ont la possibilité, les femmes forment rapidement des réseaux sociaux afin de se créer leurs propres espaces où elles se sentent appréciées et valorisées. Nous avons également abordé la question du recours à des modèles de réussite, qui favorise ou entrave l’accès aux TIC.
Notre équipe de chercheurs a effectué des visites préalables afin de présenter l’étude aux chefs de projet des télécentres concernés. Les chefs de projet ont pris part à la sélection des participantes. Ces dernières ont été interrogées entre septembre 2005 et février 2006. Au cours des premières étapes de la sélection, nous avons effectué un échantillonnage raisonné en ciblant les femmes les plus influentes des groupes d’entrepreneures ayant assisté aux séances d’utilisation du CD-ROM dans les trois télécentres. Après avoir identifié ces dernières, nous avons, par le bouche-à-oreille, invité d’autres participantes des communautés locales à participer. Seize femmes au total ont été interrogées. Nous avons également discuté avec les autorités qui ont mis en œuvre ce projet: Rachael Mijumbi Epodoi, conseillère locale du projet, Gorretti Zavuga Amuria, Rehema Baguma et Daniel Semakula, anciens chefs de projet pour le CEEWA-Ouganda, Martin Nsubuga, de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et Anne Walker, du CTIF, qui était aussi la conseillère internationale du projet.
1. Le CD-ROM utilisait un système de navigation simple avec une interface graphique et des messages audio. Grâce à des fonctions faciles à utiliser et aux messages audio en langue locale (luganda), le CD-ROM exigeait peu de savoir-faire technique. Il offrait un accès direct à des informations liées à l’entreprenariat pour les femmes des milieux populaires. Il couvrait les sujets suivants: utilisation du matériel à votre disposition pour créer une entreprise, qualité des produits ou services, attention au client, quantité de produits ou services, étude de marché pour les produits ou services, tarification des produits ou services, stockage des produits, emballage et fonds de roulement.
Nous avons eu recours à des méthodes qualitatives de collecte de données afin d’étudier le sujet en profondeur. Nous avons mené des entretiens et des groupes de discussion dans chaque télécentre, avec les bénéficiaires du projet et les comités de gestion des télécentres. Tous les entretiens ont été enregistrés afin de nous assurer d’en conserver le contenu exact et intégral.
Nous avons effectué des visites dans les télécentres, chez les participantes et sur leur lieu de travail. Cela nous a permis d’observer et de comparer les informations données par ces participantes avec l’état de leur entreprise. Les participantes nous ont raconté comment elles utilisaient les informations figurant sur le CD-ROM pour développer leur entreprise. Nous avons utilisé le logiciel Nvivo pour la recherche qualitative afin d’analyser les données, les classer par thèmes et identifier les facteurs ayant une incidence sur l’accès des femmes aux informations fournies par le CD-ROM et l’utilisation qu’elles en font.
Avant le projet, la plupart des participantes considéraient qu’elles étaient pauvres, timides et qu’elles manquaient de confiance pour s’exprimer et participer à la vie publique. Les femmes d’affaires n’envisageaient pas vraiment de développer leur entreprise pour générer davantage de bénéfices. Elles étaient résignées à se contenter du peu d’argent que leur petite entreprise leur rapportait et qu’elles dépensaient dans l’achat de produits de première nécessité pour leur foyer au lieu de s’en servir pour développer leur activité ou réaliser d’autres investissements, comme l’illustrent les citations suivantes:
Mon revenu était faible aussi, à cause de la mauvaise qualité des produits. Je ne pouvais pas réinvestir le peu de revenus que j’obtenais des produits dans mon entreprise pour en assurer la continuité et la rentabilité.
J’avais un petit élevage de volailles. J’avais seulement vingt poulets. J’avais l’impression que les grosses entreprises, c’était pour les riches. À l’époque, le nombre d’éleveurs de volailles était en hausse, ce qui augmentait la concurrence. J’ai fini par perdre des clients au profit de nouveaux fournisseurs. Mon revenu a fortement diminué et j’étais très malheureuse. J’ai presque abandonné. Mais je ne savais pas quoi faire d’autre pour survivre.
Grâce au projet de CD-ROM, les femmes ont eu accès à de nouvelles informations et idées sur la façon d’améliorer leurs affaires, identifié des opportunités professionnelles et découvert leur potentiel. Celles qui possédaient des terres ont commencé à les utiliser à des fins commerciales, avec des cultures de rente, par exemple. D’autres ont diversifié leurs activités et se sont aventurées dans de nouveaux secteurs. Elles se sont ainsi formé une nouvelle identité, passant de responsable des tâches domestiques à femmes d’affaires. Certaines se sont inscrites à des formations pour acquérir de nouvelles compétences, comme la confection de vêtements, par exemple. La plupart des femmes ont cessé de se contenter de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille et se sont mises à commercialiser leurs produits. Elles ont gagné en confiance et l’une d’entre elles, qui était veuve, a été élue à un poste politique dans sa communauté. À la fin du projet, la situation des femmes était totalement différente.
Dans notre étude, nous définissions l’autonomisation comme un processus par lequel les projets des femmes vont de l’avant et leur vie personnelle s’améliore, et nous nous sommes demandé si l’autonomisation pouvait être attribuée à la mise en pratique des informations obtenues grâce au CD-ROM et de quelle façon. Les participantes nous ont expliqué ce que ces informations avaient apporté à leur expérience professionnelle:
Après avoir entendu parler de l’attention à la clientèle, mon attitude envers mes clients a changé. J’ai réalisé que mes clients étaient mes patrons et que je devais être sympathique avec eux afin de les attirer.
Les informations sur l’emballage et le stockage des produits m’ont beaucoup aidée. J’ai nettement amélioré mon hygiène. Par exemple, avant, je mettais les œufs de poules dans les boîtes sans les laver et très peu de personnes les achetaient. Mais maintenant, je les lave soigneusement un par un avant de les ranger dans les boîtes et les ventes ont augmenté. Mon niveau de revenu s’est amélioré. Je peux subvenir aux besoins de ma famille et même payer les frais de scolarité [de mes enfants].
Il est évident que ces femmes ont augmenté leurs revenus en améliorant la qualité de leurs produits et services. Aussi, lorsqu’elles gagnent davantage d’argent, elles ont tendance à en dépenser une grande partie pour le bien-être de leur famille, et certaines ont remarqué que cela contribuait au maintien d’une bonne relation avec leur mari.
À cause de leurs responsabilités accrues, la plupart des femmes interrogées n’avaient pas la possibilité de développer leur entreprise, car elles utilisaient tous leurs bénéfices, et parfois une partie de leur capital, pour subvenir aux besoins de leur famille, notamment pour acheter de la nourriture et payer les frais de scolarité et les frais médicaux. Ainsi, l’entreprise de la plupart des participantes stagnait ou était sur le point de faire faillite. Les connaissances professionnelles acquises n’avaient pas renforcé leur situation économique personnelle en raison des oppositions entre leurs différents rôles sexospécifiques et des attentes à leur égard.
Florence a partagé avec nous son expérience. Elle nous a expliqué pourquoi son entreprise n’avait pas engendré de profits notables malgré le fait qu’elle ait reçu des informations sur le développement entrepreneurial:
CHERCHEUSE: Vous gérez cette entreprise depuis 1999. Est-ce bien cela?
PARTICIPANTE: Oui.
CHERCHEUSE: Comment cela se fait-il que vous n’ayez pas pu développer votre entreprise en termes d’espace et de capital?
PARTICIPANTE: Eh bien, voyez-vous, j’utilise tous les bénéfices pour assurer le bien-être de ma famille en payant notamment les frais de scolarité, les soins médicaux et la nourriture.
CHERCHEUSE: Votre mari ne vous aide-t-il pas?
PARTICIPANTE: Si, mais il ne peut pas tout faire. En plus, il y a des choses qui touchent nos enfants que le père peut facilement ignorer. Par exemple, ma deuxième fille est tombée enceinte l’année dernière avant de terminer l’école. Malheureusement, l’homme responsable de cette grossesse l’a abandonnée. Bien sûr, son père (mon mari) ne s’est pas senti concerné. J’ai dû couvrir tous les frais médicaux pendant sa grossesse et son accouchement, ce qui n’a pas été facile. Elle a eu une césarienne et a failli mourir. J’ai dépensé près de 300 000 shillings (180 dollars canadiens) pour lui sauver la vie. J’ai donc dû dépenser tous mes profits et, bien sûr, une partie du capital pour payer les frais médicaux. On ne peut pas faire passer le travail avant la vie. Un être humain ne vit qu’une fois, mais une entreprise peut faire faillite et renaître de ses cendres. Et maintenant, j’ai décidé de lui faire reprendre l’école. Son père a refusé de payer ses frais de scolarité, car il est toujours fâché contre elle. Mais en tant que mère, je ne veux pas qu’elle abandonne l’école. Je veux qu’elle continue d’étudier. Elle a fait une erreur et j’espère qu’elle a appris la leçon. Si je refuse de la laisser retourner à l’école, elle nous posera encore plus de problèmes à l’avenir.
L’exemple ci-dessus démontre à quel point l’autonomisation économique des femmes est un processus complexe. Le principal objectif du projet de CD-ROM était de renforcer les compétences entrepreneuriales des femmes et, partant, d’augmenter leur revenu et d’améliorer leur situation économique. La plupart des participantes ont en effet entrepris de nouvelles activités génératrices de revenus (AGR) ou développé leurs activités. Pour beaucoup d’entre elles, toutefois, les bénéfices n’étaient pas à la hauteur des efforts fournis. Cela était en partie dû au fait que la plupart des profits servaient à subvenir aux besoins de leur famille au lieu d’être réinvestis dans l’entreprise. Les participantes s’inquiétaient du fait que leur mari se déchargeait de ses obligations familiales lorsqu’il réalisait qu’elles développaient leur entreprise. Ces femmes n’étaient cependant pas prêtes à confronter leur mari, car elles souhaitaient préserver leur couple. En outre, il était plus gratifiant pour elles d’être capable de subvenir aux besoins de leurs enfants que de demander à leur mari d’assumer les mêmes responsabilités.
Cela correspond à la théorie des préférences adaptatives d’Amartya Sen, cité dans Femmes et développement humain: l’approche des capabilités (2008), de Nussbaum, qui donne l’exemple de «femmes et autres personnes défavorisées […] qui ne désirent pas un quelconque bien humain de base parce qu’elles ont depuis longtemps été habituées à ne pas en disposer ou parce qu’on leur a dit que ce n’était pas pour des personnes comme elles » (p. 204). Ainsi, plusieurs participantes ne se sont pas formalisées quand leur mari a soudainement abandonné ses responsabilités familiales en réalisant, pour certains d’entre eux, que leur femme était désormais capable de gagner de l’argent. Certaines femmes préféraient améliorer leur relation avec leur mari plutôt qu’épargner. «Maintenant, je peux contribuer aux dépenses du foyer et cela a amélioré ma relation avec mon mari », a dit une participante. Il semble que les tâches ménagères dites reproductives n’étaient pas encore reconnues, car elles n’avaient pas de valeur économique: ce n’est que lorsque ces femmes gagnaient un revenu et se lançaient dans des activités génératrices de revenus en dehors du foyer que leur mari appréciait leurs mérites. Ainsi, même si la plupart des participantes n’avaient pas réalisé d’investissements notables en raison des dépenses de ménage, elles étaient satisfaites et convaincues qu’elles faisaient un pas dans la bonne direction.
Quand des dispositions spécifiques battent en brèche une norme quasi universelle La situation semblait être différente pour les deux veuves. Elles partageaient certaines caractéristiques: elles avaient toujours été dépendantes de leur mari et n’avaient personne vers qui se tourner à sa mort pour demander de l’aide. Heureusement2, elles avaient toutes deux hérité de la propriété de leur mari, y compris de ses terres. Afin d’assurer leur survie et celle de leurs enfants, elles ont commencé à exercer des activités génératrices de revenus inspirées et motivées par les informations fournies par le CD-ROM.
Leur indépendance facilitait leur mobilité et elles étaient libres de participer à différentes initiatives de développement d’entreprise et d’en tirer parti. Les séances de consultation du CD-ROM au télécentre sont un exemple du genre de soutien qu’elles cherchaient. Grâce aux connaissances acquises, elles ont lancé ou développé leur activité, épargné et réalisé des investissements. Le fait d’être responsable de leur revenu et de pouvoir décider comment l’utiliser semblait les rendre plus actives et plus aptes au progrès que les femmes mariées. Lydia, de Nabweru, et Juliet, de Buwama, ont décrit à l’équipe de recherche la façon dont elles avaient mis en pratique les informations figurant sur le CD-ROM pour améliorer leurs activités et leur vie en général. Voici l’explication de Juliet:
Depuis que j’ai assisté aux séances [de consultation] du CD-ROM au télécentre de Buwama, mon revenu a nettement augmenté. Je peux m’occuper comme il faut de ma famille même si mon mari est décédé. Je gagne plus de 200 000 shillings ougandais (120 dollars canadiens) par mois. Grâce aux bénéfices de mon entreprise, j’ai réussi à construire un bâtiment commercial de quatre pièces et j’ai acheté un boda-boda3 pour le transport des produits nécessaires à mon activité. Chaque jour, je remplis quatre jerricans de jus de fruit de la passion et je les vends. Mon activité est passée d’un magasin de vente au détail et d’un élevage de bovins local à deux magasins, dont un à Kampala, un boda-boda, du bétail, du lait, une porcherie et la location de la maison à Jalamba. Ma vie s’est améliorée. J’ai trouvé de nouvelles opportunités génératrices de revenus et je peux actuellement subvenir aux besoins de ma famille et, notamment, payer les frais de scolarité de mes enfants. Je paie également les droits d’inscription de mon fils à l’université.
2. Dans la plupart des cultures ougandaises, lorsqu’un homme décède, ses proches ont le droit de se partager sa propriété sans l’assentiment de la veuve. Dans le pire des cas, la veuve est chassée du foyer conjugal ou renvoyée chez ses parents. La loi sur la succession accorde seulement 15 pour cent de la propriété familiale à la femme après le décès de son mari. Les 85 pour cent restants sont partagés entre les enfants et toute personne à la charge du mari.
L’exemple de Lydia Nabagala est assez évocateur. Lydia est une veuve d’une trentaine d’années, mère de deux filles. Avant le décès de son mari, Lydia était femme au foyer et dépendait de son mari, qui était le seul soutien économique de la famille. À la mort de son mari, en 2002, Lydia est restée dépendante des membres de sa famille (sa mère, son père et ses frères et sœurs). La famille de son mari ne pouvait lui apporter aucun soutien. Elle n’avait aucun espoir et pensait qu’elle allait bientôt mourir.
Un jour, une de ses sœurs a fait un commentaire qui a marqué un tournant dans la vie de Lydia. Au cours d’une de leurs conversations habituelles, elle a dit: «Lydia, nous nous occupons de toi et de tes enfants tant que tu es en vie. Quand tu mourras, nous ne continuerons plus ainsi… »
Lydia nous a raconté que ce commentaire l’avait vraiment blessée, mais qu’il l’avait obligé à faire un bilan critique de sa situation et de celle de ses enfants et à «se réveiller ». À peu près au même moment, ses amies l’ont invitée à assister à des cours d’informatique au télécentre de Nabweru. Les cours avaient lieu l’après-midi et cela lui convenait. Elle a finalement développé des idées pour améliorer sa situation et cesser d’être dépendante de sa famille. Elle a décidé de renoncer à sa qualité de femme dépendante et d’assurer sa propre survie. Elle nous a fait part de la façon dont elle avait évolué après avoir pris la décision de s’en sortir toute seule:
J’ai réalisé que j’avais beaucoup d’espace. J’ai décidé d’utiliser le garage pour élever des poulets et de vendre de l’eau pour gagner de l’argent. Je peux payer les factures d’eau et utiliser les bénéfices pour répondre aux besoins de ma famille en achetant de la nourriture et en payant les frais de scolarité et de transport de mes enfants, par exemple. J’ai aussi réalisé que je pouvais louer des maisons sur les terrains non utilisés de ma parcelle.
3. Le terme boda-bodas désigne les motos utilisées à des fins commerciales. Les femmes n’étant pas autorisées, selon les normes de leur culture, à conduire des motos, elles engagent des jeunes hommes pour le faire à leur place.
À l’époque de l’étude, Lydia avait été élue présidente de l’une des organisations communautaires de soutien aux veuves et orphelins. La communauté la considérait en effet comme une femme entreprenante, sûre d’elle et responsable. Cela confirme l’assertion de Mageo et Knauft (2002) selon laquelle «l’identité d’une personne est déterminée par l’expérience personnelle » – c’est-à-dire que ce que quelqu’un vit en tant qu’individu détermine la façon dont il ou elle s’identifie dans un environnement donné. Le souhait de Lydia d’être autonome et indépendante était la conséquence de son expérience de dépendance à l’égard de sa famille après le décès de son mari. Avant la mort de ce dernier, elle restait enfermée chez elle et se sentait bien dans son rôle de femme au foyer. Lorsque son mari est décédé et que les membres de sa famille lui ont fait savoir qu’ils ne s’occuperaient pas indéfiniment de ses enfants, elle a été forcée de redéfinir sa position et de prendre la responsabilité de subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants. Elle a alors décidé de changer, de ne plus être dépendante, de modifier sa situation et se réapproprier son identité. C’est là qu’elle a découvert sa propre capacité à prendre en charge et à contrôler son environnement et, partant, à recréer son propre univers. En assistant à des cours dans les télécentres, elle a pu accéder à des informations concernant l’entreprenariat, ce qui lui a permis de connaître les possibilités et les ressources qui s’offraient à elle. Par ailleurs, les cours dans les télécentres lui ont permis de tisser des liens avec d’autres femmes et d’apprendre à parler en public.
Les exemples de Lydia et de Juliet sont similaires à ceux de la plupart des participantes: leur expérience est en effet fortement influencée par les valeurs patriarcales qu’elles ont intégrées au cours du processus de socialisation. Ce qui les différencie, c’est le fait d’être veuves et d’avoir hérité de terres. Le fait d’être veuves augmente leur capacité à explorer leur potentiel et à prendre des décisions concernant l’utilisation des ressources dont elles disposent pour améliorer leur situation économique et le bien-être de leur famille. Auparavant, ces femmes étaient totalement dépendantes de leur mari et leurs compétences professionnelles étaient limitées. Les exemples de Lydia et de Juliet révèlent que, lorsqu’on leur donne les bonnes informations et l’opportunité d’accéder à des ressources productives comme la terre et d’exercer un contrôle sur ces ressources, les femmes peuvent exploiter leur potentiel et améliorer leur situation économique et sociale.
Amartya Sen fait remarquer que «chaque fois que des dispositions spécifiques battent en brèche cette norme quasi universelle [qui avantage les héritiers mâles en matière de propriété foncière], les femmes multiplient les initiatives et obtiennent des succès indiscutables » (2000 : 267). Ceci s’applique bien à la situation de Lydia et de Juliet: le fait d’être veuves les a non seulement conscientisées, leur permettant ainsi de se défaire de leur rôle de victime, mais elles ont également pris le contrôle de leur vie et entrepris de nouvelles initiatives commerciales pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants. Cela montre que, si on leur donne les bonnes informations et la liberté de gérer leurs affaires, les femmes ont la capacité de contribuer utilement au développement de leur famille et de leur communauté.
Ces exemples démontrent également que la pauvreté n’est pas seulement liée au revenu, mais implique une privation des capacités de chacun à développer son propre potentiel. Dans le cas présent, Lydia et Juliet étaient toutes deux veuves, sans argent dans leur compte en banque. Elles disposaient toutefois de ressources comme la terre. Les informations offertes par le CD-ROM leur ont permis de développer leurs compétences entrepreneuriales, leur donnant ainsi la capacité d’entreprendre des activités plus productives afin de générer un revenu.
En se rassemblant dans les télécentres, les femmes ont noué de nouvelles relations et fait plus ample connaissance avec les formateurs, avec lesquels elles ont discuté de leurs expériences et de leurs problèmes. Auparavant, toutes ces femmes menaient des vies isolées, principalement tournées vers leur famille proche et élargie. Dans des endroits comme Nakaseke et Buwama (en milieu rural), les maisons peuvent être espacées de près de 5 kilomètres. Avec l’introduction du projet de CD-ROM, les télécentres sont devenus des lieux de rencontre, non seulement pour les séances de formation, mais également pour permettre aux participantes d’interagir. Avant et après les séances de formation, les femmes ont eu le temps de discuter et de partager leur expérience. Ainsi, de nouveaux groupes (formels et informels) ont été créés pour maintenir les relations établies dans les télécentres comme, par exemple, le Nabweru Revolving Fund, le Twekembe Women’s Group et la Nakaseke Women’s Development Association (NAWODA). Ces groupes reposent sur des principes d’entraide: des ressources sont rassemblées pour recueillir des fonds afin de créer des entreprises et développer celles qui existent déjà.
Dans les télécentres, des femmes ont entendu parler d’autres groupes informels, comme les groupes « Nnigina » et y ont adhéré après avoir pris conscience des avantages offerts par ce genre d’association. Le terme Nnigina signifie littéralement «sois heureux et sens-toi valorisé ». Les groupes Nnigina ont été formés à l’initiative d’habitantes de la capitale dans le but de créer un lieu de rencontre où les femmes, notamment celles qui travaillent dans le secteur informel, puissent partager leurs expériences, nouer des amitiés et échanger des cadeaux. Ces cadeaux ne sont pas nécessairement destinés à créer du capital pour l’entreprise des bénéficiaires, mais sont une façon de montrer son appréciation et de valoriser les membres de la communauté. Ces groupes sont considérés comme faisant partie intégrante du processus d’autonomisation. Les Nnigina permettent aux femmes de s’organiser, de partager leurs expériences et de construire un environnement au sein duquel elles peuvent s’épanouir sans soutien extérieur.
Les modèles de réussites se sont révélés être un facteur important dans l’accès à l’information et son utilisation. Des participantes de Nabweru et de Buwama ont avoué que le fait de voir des femmes perçues comme ayant bonne réputation dans la société assister à des cours d’informatique dans les télécentres les avait incitées à faire de même. Au télécentre de Nakaseke, la personne qui exerçait le plus d’influence était Anastasia Namisango, une vieille dame que tout le monde appelait Nasta. Âgée de plus de 75 ans et analphabète, Nasta faisait preuve d’un enthousiasme et d’une détermination inébranlables pour apprendre à utiliser un ordinateur. Sa popularité à Nakaseke et ailleurs a dépassé ses rêves les plus fous lorsqu’elle a été sélectionnée pour participer à une conférence internationale à New York et mettre en évidence le rôle des TIC dans l’amélioration de la vie des femmes. En raison de son âge et de son niveau d’analphabétisme, Nasta a surpris tout le monde en étant sélectionnée pour représenter les femmes de sa communauté lors de la conférence. À son retour, elle est devenue un modèle pour de nombreuses femmes de Nakaseke. Du jour au lendemain, toutes les habitantes de la communauté ont voulu se rendre dans les télécentres et assister aux cours d’informatique. Certaines femmes qui vivaient trop loin des centres ont créé des groupes et ont invité Nasta à leur donner des cours. Certaines participantes nous ont fait part de leur expérience:
Lorsque Jaja4 Nasta a été envoyée à l’étranger, j’ai réalisé que tout le monde pouvait apprendre à utiliser un ordinateur. Je me suis demandée: si Jaja Nasta, qui est vieille et analphabète, peut apprendre et enseigner, pourquoi pas moi, qui suis une jeune femme? Je me suis alors inscrite et je suis devenue l’une de ses élèves. Elle nous enseignait à déplacer la souris et l’ordinateur commençait à parler et à nous enseigner. Je me suis aussi inscrite parce que je voulais apprendre à taper mon nom sur le clavier.
Quand j’ai appris qu’Anastasia, une vieille femme de 80 ans, pouvait utiliser un ordinateur, cela m’a incitée à assister aux cours pour voir comment l’ordinateur pouvait m’être utile.
4. Littéralement, grand-père, grand-mère ou personne âgée.
Il convient de remarquer que le recours à des modèles de réussite peut également être contre-productif. C’était le cas avec Nasta. Même si elle donnait envie d’apprendre à utiliser un ordinateur à de nombreux membres de sa communauté, nombre de ses admiratrices, bien qu’ayant accès aux informations offertes par le CD-ROM, n’ont pas réussi à appliquer ces informations pour améliorer la réussite de leur entreprise. Elles suivaient ainsi son exemple. À l’époque de l’étude, Nasta ne possédait pas d’entreprise et lui rendre visite n’apportait rien aux femmes qui souhaitaient se lancer en affaires. Elle vivait toujours dans une profonde misère. Elle n’était pas allée plus loin que l’interprétation de l’information et sa transmission aux autres et ne s’était jamais servie de ses connaissances pour renforcer son autonomisation et celle de son entourage. Cela peut en partie être attribué à son âge avancé et à l’incapacité à saisir l’objectif du projet. Elle représentait donc un modèle contre-productif, car ce défaut se retrouvait chez toutes ses admiratrices, les participantes de Nakaseke.
En fournissant des informations aux femmes des milieux populaires, le projet cherchait à leur permettre de développer leurs entreprises et, partant, à renforcer leur autonomie économique. Notre étude révèle que, même si les femmes utilisent les informations pour améliorer et développer leurs activités, la plupart d’entre elles ne réalisent pas de progrès notables, car elles dépensent une grande partie de leurs recettes pour satisfaire les besoins de leur foyer et assurer le bien-être de leurs enfants. En revanche, les veuves semblent se redécouvrir elles-mêmes et passer d’une situation de dépendance à une indépendance et une autonomie économique. Grâce aux informations acquises, elles apportent des améliorations notables à leur entreprise, font des profits qui leur permettent de prendre soin de leur famille et contribuent de manière positive au développement de leur communauté.
Hafkin, N. et N. Taggart (2001) «Gender, information technology, and developing countries: an analytic study », Academy for Educational Development, disponible en ligne à l’adresse suivante: ict.aed.org/infocenter/gender.htm.
Mageo, M. J. et B. M. Knauft (2002) Power and the Self, Cambridge: Cambridge University Press.
MFPAED (Ministère des finances, de la planification et du développement économique) (2002) Uganda Participatory Poverty Assessment Process: Second Participatory Poverty Assessment Process Report (UPAP 2) : Deepening the Understanding of Poverty.
Nussbaum, M. C. (2008) Femmes et développement humain: l’approche des capabilités, Paris: éditions des femmes.
Sen, A. (2000) «Le rôle actif des femmes et le changement social », in Un nouveau modèle économique – Développement, justice, liberté, Paris: Odile Jacob.
L’apparition et la prolifération des téléphones portables en Ouganda au cours des dernières décennies ont déclenché une révolution de l’information particulièrement visible en milieu rural. Le niveau et l’intensité de la participation des femmes à cette révolution sont assez surprenants. Notre attention s’est portée sur les cabines cellulaires1 et plus particulièrement sur les femmes qui ont exploité ce nouveau procédé pour exercer une activité indépendante. Ce sont ces femmes innovatrices et déterminées que nous avons choisies comme sujet de recherche.
Le fait de se lancer dans une nouvelle entreprise commerciale hors du commun était naturellement source de multiples difficultés pour ces femmes. Nous n’avons cependant pas focalisé notre attention sur ces difficultés en soi, mais sur les aspects intimes qui touchent ces femmes personnellement et qui peuvent être dus aux images culturelles de la femme vertueuse qu’elles ont intégrées et à ce que ces systèmes de valeurs impliquent pour l’autonomisation des femmes et l’égalité de genre2.
1. Terme ivoirien désignant l’activité consistant à vendre des communications téléphoniques à l’aide d’un téléphone portable, également appelée «cabine mobile » au Sénégal ou « call-box » au Cameroun, NdT.
2. La femme vertueuse est censée se marier, servir son mari, y compris au niveau sexuel, être mère, subvenir aux besoins de ses enfants et s’occuper d’eux. Elle doit accomplir certaines tâches pratiques au sein du foyer, cultiver des aliments pour sa famille et effectuer d’autres travaux d’entretien nécessaires. Elle doit être soumise et se montrer respectueuse envers son époux, ses proches masculins ou tout autre homme de la communauté. Elle n’a pas de pouvoir de décision au sein de sa famille. Pour plus de détails, voir Kyomuhendo-Bantebya et Keniston McIntosh (2006 : 79).
Pour aborder cette question, tout en demeurant dans le thème général du genre et de l’autonomisation qui constitue le projet GRACE, nous avons basé notre analyse sur les réponses et les expériences de huit femmes qui menaient une vie ordinaire avant de se lancer dans l’industrie de la téléphonie mobile. En observant ces femmes de près, nous avons découvert que, malgré les nombreux avantages que cela implique, le fait de travailler dans le secteur des télécommunications peut avoir engendré de nouvelles tensions particulières, notamment dans leur vie privée. Nous avons alors décidé d’étudier les effets des rôles et des relations sexospécifiques établis par les normes sociales et culturelles sur la capacité des femmes à gérer leur propre cabine cellulaire de manière efficace et, partant, à renforcer leur autonomisation.
Au cours de notre réflexion sur le travail dans le secteur de la téléphonie et sur la réalité quotidienne des femmes, leurs mots, leurs réponses, leurs perceptions, le sens qu’elles donnent à leur vie et à leur expérience dans les télécommunications, nos propres idées et notre conception de l’autonomisation et du genre, notamment dans le contexte des TIC en milieu rural ougandais, ont évolué. Nous avons réalisé que, bien que l’autonomisation consiste principalement en une plus grande capacité à faire des choix de vie stratégiques grâce à un meilleur accès aux ressources et à un contrôle accru sur celles-ci, nous ignorons beaucoup de la nature des choix faits par les femmes et de la façon dont ceux-ci influencent ou sont influencés par les inégalités de genre dans leur communauté.
Cette situation permet de se demander si l’apparition des cabines cellulaires et les opportunités professionnelles et les progrès en matière d’emploi qui en découlent pour les femmes peuvent se traduire par un renforcement significatif de leur autonomisation et une plus grande égalité des sexes dans un milieu où les inégalités liées au genre se reproduisent et se perpétuent constamment. Nous nous sommes demandé à quel point la discrimination de genre portait atteinte aux acquis des femmes et à la possibilité pour elles de renforcer leur autonomisation dans le contexte actuel des TIC en milieu rural en Ouganda. Nous pensons qu’il s’agit d’une question centrale dans les débats contemporains au sujet des TIC et de l’autonomisation des femmes.
Nous avons mené notre étude dans le district d’Hoima, à l’ouest de l’Ouganda. Situé à 200 kilomètres de Kampala, la capitale ougandaise, le district d’Hoima est principalement rural et, bien que la place des TIC dans cette région soit peu connue, celle-ci est bien desservie par plusieurs réseaux de téléphonie mobile. C’est pourquoi les cabines cellulaires, essentiellement gérées par des femmes, s’y sont implantées.
Cette étude qualitative repose sur des entretiens semi-structurés approfondis avec huit femmes travaillant dans le secteur de la téléphonie que nous avons sélectionnées. Comme nous étions souvent interrompues par les clients de ces femmes, les entretiens individuels, qui prenaient la forme de dialogues, ont été menés en plusieurs étapes.
Cette division des entretiens en plusieurs phases présentait un certain nombre d’avantages. Par exemple, les interruptions dans les entretiens structurés permettaient aux chercheuses d’accorder à leurs interlocutrices une attention respectueuse et sincère, ce qui était non seulement nouveau pour ces femmes, mais également stimulant. Elles ont ainsi perdu toute inhibition et ont partagé sans crainte avec nous leurs expériences personnelles concernant la question du genre et le travail.
Tandis que les entretiens formels encourageaient les femmes à exprimer, interpréter et révéler leurs expériences professionnelles, les dialogues informels engagés au cours des interruptions leur permettaient de dévoiler et d’exprimer leurs idées, leurs pensées, leurs sentiments et leurs impressions librement. Les huit femmes nous ont raconté leurs histoires respectives et, avant la fin des entretiens, nous étions non seulement leurs amies, mais également leurs confidentes.
Afin de mener à bien la rédaction de ce chapitre, nous avons cherché à identifier, dans l’analyse des transcriptions d’entretiens, les tensions entre les besoins ou désirs des femmes de travailler et les pressions sociales restrictives auxquelles elles sont confrontées. Cette approche a révélé le sens qu’elles donnent à ces différentes tensions par rapport à leur sentiment d’autonomisation.
Malgré des débuts difficiles, les huit femmes ont connu un succès économique impressionnant avec leur activité de cabine cellulaire. En augmentant leur revenu, elles ont toutes participé de façon non négligeable aux dépenses domestiques, personnelles et autres, mais ont également épargné et réinvesti leurs profits dans leur entreprise. Ce chapitre étudie la façon dont les participantes ont réagi à ce succès économique et plus particulièrement à l’impact que celui-ci a eu sur leur pouvoir et leur situation au sein de leur foyer et de leur communauté et sur leur propre sentiment de dignité.
La première participante, Zaituni3, nous a raconté que depuis qu’elle a commencé à participer financièrement aux dépenses de son foyer grâce aux revenus de sa cabine cellulaire, son mari violent a arrêté de la battre et de l’insulter. «Je sens que mon mari me respecte, même s’il ne le montre pas ouvertement. Il a arrêté de me battre et ne me crie plus après aussi fort qu’avant. » Dans sa communauté, Zaituni sent que sa situation économique a amélioré son statut social: «Mes proches me considèrent comme une femme stable financièrement [mukazi was sente]. Je suis heureuse d’être capable de gérer ma propre vie. »
La deuxième participante, Monica, la plus âgée mais aussi la plus pauvre, avait un point de vue différent. Elle a affirmé catégoriquement que, indépendamment de la contribution financière ou autre d’une femme, son statut et son pouvoir au sein du foyer et de la communauté ne peuvent dépasser certaines limites. Elle s’est évertuée à expliquer qu’une femme mariée ne peut s’appuyer sur son succès économique pour faire des choix en faveur de son autonomisation sans compromettre son mariage et sa situation au sein de la communauté. Monica estimait être une femme bien considérée, tant dans son foyer que dans la communauté, non pas en raison de ses contributions accrues au budget familial, mais grâce à la stabilité de son mariage, son mari approuvant son travail: «Je sais que je suis bien vue par la communauté et cela n’a rien à voir avec ma contribution aux dépenses de mon foyer – qui est de toute façon assez modeste. Je suis heureuse de ce que je suis, tant que mon mari apprécie ce que je fais. »
La troisième participante, Oliver, qui vivait seule, ne pouvait se prononcer sur sa situation familiale. Elle était cependant persuadée que les gérantes de cabine cellulaire, en raison de leur profession, ne pouvaient inspirer le respect au sein de leur communauté, même si leur revenu augmentait:
3. Les participantes sont désignées par leur vrai nom.
Je sais que je gagne plus d’argent et que je vis assez confortablement. Mais je suis sûre que mon travail ne me vaut aucun respect. Les emplois dans le secteur de la téléphonie sont considérés comme des activités pour les gens qui ont raté leur vie. Certains nous voient comme des prostituées déguisées. Mais je me sens bien avec ce que je fais tant que ça me permet de survivre. Le statut et le pouvoir ne peuvent pas vous nourrir et payer votre loyer.
La quatrième participante, Sylvia, partageait l’avis d’Oliver. Elle n’était pas à l’aise et refusait de parler de pouvoir et de statut, car elle ne pensait pouvoir acquérir ni l’un ni l’autre à l’époque de l’entretien ni à l’avenir.
La cinquième participante, Florence, nous a dit que depuis qu’elle avait commencé son activité de cabine cellulaire, maintenant florissante, elle n’avait remarqué aucun changement dans sa situation sociale ni dans les relations de pouvoir dans le cadre familial. Comme Monica, elle pensait que la contribution financière d’une femme n’était pas importante et n’avait aucun rapport avec son pouvoir au sein du foyer ou de la communauté. Elle a remarqué :
Gérer une cabine cellulaire était une bonne idée et cela a dynamisé notre épicerie et amélioré notre qualité de vie. L’attitude de mon mari envers moi n’a cependant pas changé. C’est toujours lui qui prend les décisions importantes, il contrôle de près la cabine cellulaire et il me domine à tel point qu’il a refusé que j’aie mon propre téléphone portable, alors que j’en ai tout à fait les moyens.
La sixième participante, Phionah, trouvait que lorsqu’elle avait arrêté de travailler comme salariée et s’était lancée comme gérante indépendante d’une cabine cellulaire, son statut social en avait pâti. Confirmant les impressions d’Oliver, elle affirmait que le comportement moral de certaines gérantes de cabine cellulaire laissait beaucoup à désirer, ce qui n’augurait rien de bon pour leur statut et leur pouvoir.
La septième participante, Eva, a remarqué avec tristesse qu’avant d’ouvrir une cabine cellulaire, lorsqu’elle était pauvre et mariée, les gens la respectaient. Lorsque son activité a commencé à avoir du succès, son mariage s’est brisé et elle a perdu tout le respect qui y était associé. Bien qu’elle ait continué à travailler et bénéficié de davantage de liberté, elle n’avait pas la motivation suffisante pour profiter de son activité et faire des choix en faveur de son autonomisation. Démoralisée par sa séparation, apparemment due aux tensions concernant son activité, Eva commentait ainsi sa situation:
Je suis libre, je gagne de l’argent et je contrôle tous les revenus de ma cabine cellulaire. Pourtant, tout cela n’a aucun sens sans mon mari. Comment peut-on dire qu’on [a] ou qu’on sent qu’on a plus de pouvoir lorsqu’on a été abandonnée? La liberté de faire ce que l’on veut a-t-elle un sens lorsque l’on vit seule? L’autonomisation commence quand on a un mari – ou, au moins, quelqu’un sur qui exercer son pouvoir.
La huitième participante, Melanie, estimait que le succès de son activité avait élevé sa condition à tous les niveaux. Elle trouvait que son mariage, qu’elle attribuait à l’amélioration de sa situation économique, avait renforcé sa confiance en elle et lui avait donné une certaine force intérieure. Contrairement à la plupart de ses collègues, Melanie pensait que l’acquisition d’une stabilité économique, et non le mariage, représentait le point de départ du processus d’autonomisation. Elle affirmait cependant que les tensions liées au genre n’étaient pas propices à des entreprises téléphoniques viables. Elle a remarqué :
Mon mari reconnaît la valeur de mon entreprise de téléphonie et ne se plaint pas de mes absences prolongées ni de mes contacts avec le public. Cela suffit à me donner une force et une confiance personnelles et la résilience nécessaire pour continuer à travailler ainsi malgré ma foi en l’islam, qui ne tolère pas ce genre d’activités, surtout chez les femmes mariées. En travaillant malgré ces obstacles, je me sens plus autonome.
Aucune des huit gérantes de cabine cellulaire, malgré leur hétérogénéité en termes de situation sociale et économique, ne pouvait être considérée comme économiquement stable avant de se lancer dans cette activité. Même si la plupart de ces femmes étaient mariées, nombre d’entre elles ne bénéficiaient pas d’un soutien – économique ou autre – suffisant de la part de leur mari. Comme elles, leurs maris étaient financièrement défavorisés et pouvaient à peine assumer leurs responsabilités et leur rôle traditionnels de soutien familial.
Pour ces femmes pauvres et démunies, l’avènement du «village » mobile s’est donc produit au meilleur moment. Malgré les difficultés rencontrées dans la création de leur activité, notamment dans la constitution d’un capital suffisant pour acheter un téléphone portable, l’installation dans un local adapté et l’obtention de l’accord de leur mari, et malgré leur manque d’expérience professionnelle, leur nouvelle entreprise s’est développée. Ces femmes ont réalisé, en un temps record, des bénéfices substantiels par rapport aux revenus habituels en Ouganda et ont constaté une amélioration de leur niveau de vie et de celui de leur famille.
Les femmes reconnaissaient le caractère unique de leur activité. Mis à part les bénéfices économiques directs, les cabines cellulaires procuraient aux femmes une adresse physique et numérique, réduisant ainsi leur isolement social et physique. Par ailleurs, leur activité exigeait qu’elles soient bien habillées et présentables et qu’elles communiquent librement avec leur clientèle actuelle et potentielle.
La capacité des femmes à créer leur entreprise, à l’administrer de manière rentable, à gagner de l’argent et à le gérer a nettement contribué à l’amélioration de leur bien-être et de celui de leur famille. En parlant de l’avenir de leur cabine cellulaire, plusieurs femmes manifestaient une force intérieure et un sens aigu d’adaptation et d’autodétermination. Elles donnaient l’impression de se sentir plus à même de contrôler leur propre destin. Oliver disait justement:
Certains disent que ce genre d’activité est propre aux ratés et que nous serons bientôt chassées par la concurrence. Bien entendu, cela ne peut pas se produire, car la demande pour nos services téléphoniques augmente quotidiennement. Bientôt, nous nous étendrons jusqu’aux centres de commerce les plus reculés.
On aurait pu supposer qu’en raison de leur plus grand accès à des ressources économiques et de leur contrôle sur celles-ci, les femmes pouvaient renverser la situation de dépendance qui leur était imposée par le système patriarcal et leur état de soumission sociale et économique, tant à l’échelle familiale que communautaire. Les résultats de cette étude indiquent cependant le contraire. Bien que leur participation à l’industrie de la téléphonie mobile offrait aux femmes de nouveaux choix qu’elles pouvaient exploiter significativement pour renforcer leur autonomie en remettant en cause les structures sociales qui leur ôtaient tout pouvoir, notamment dans le cadre familial, presque aucune d’entre elles ne semblait avoir essayé de tirer parti de ces choix accrus pour affirmer son importance dans la prise de décisions au sein de sa famille.
Aucune des huit femmes n’a affirmé être motivée par sa nouvelle situation de soutien de famille pour, par exemple, provoquer ou introduire des changements dans les rôles et responsabilités sexospécifiques, les identités de genre ou même les activités habituellement liées au genre. Malgré l’accroissement potentiel de leurs choix et de leur pouvoir, elles n’adoptaient que furtivement des actions ou comportements semblant s’écarter de la situation actuelle de domination masculine au sein des foyers.
Lorsque nous leur avons demandé quelles étaient les conséquences de leur activité, certaines femmes ont répondu qu’elles se faisaient moins souvent battre ou insulter par leur mari, qu’elles sentaient ou supposaient que ce dernier avait davantage de respect pour elles, qu’elles déclaraient volontairement à leur mari des bénéfices moindres et épargnaient en secret ou réinvestissaient leurs profits dans des initiatives commerciales telles que l’achat de terrains, de boda-bodas (motos utilisées pour les transports sur de courtes distances), de bétail ou d’épiceries. Certaines femmes disaient qu’elles aidaient leurs proches et pouvaient avoir secrètement recours à des modes de contraception qu’elles n’avaient pas les moyens d’utiliser auparavant.
Pour les femmes qui choisissaient de profiter pleinement des effets particuliers et libérateurs de leur activité, par exemple en fuyant les tâches domestiques et en restant sur leur lieu de travail pendant de longues heures même après la tombée de la nuit, en s’habillant avec élégance et en communiquant librement avec leurs clients réels et potentiels, en contrôlant leurs profits et, surtout, en essayant de s’imposer dans les processus de décision au sein de leur foyer, les conséquences étaient souvent terribles. En raison des menaces réelles ou imaginaires que constituaient les choix accrus des femmes, le statut de chef de famille attribué de facto au mari était de plus en plus ébranlé et ce, de manière irréversible. Les tensions entre les conjoints ont augmenté et se sont souvent traduites par des violences physiques et psychologiques. Les séparations et les divorces engendrés par des conflits de genre liés aux cabines cellulaires sont devenus courants chez les femmes ayant choisi cette voie.
Même si elles étaient amères et se sentaient trahies, les femmes ayant subi des violences sexistes ou un divorce estimaient que leur situation était le prix à payer pour leur entreprise téléphonique. Plusieurs femmes ont décidé de continuer d’exercer leur activité pour s’en sortir, tant sur le plan économique que psychologique. En raison de leur nouveau statut de célibataire, elles disaient qu’elles étaient moins limitées par leurs obligations domestiques et qu’elles pouvaient donc agir plus librement et gagner plus d’argent. D’après Oliver, «soit vous sacrifiez votre mariage et vous réussissez dans votre entreprise de téléphonie, soit vous privilégiez votre mariage et vous gérez moins bien votre entreprise ou vous faites tout simplement faillite ». Eva abondait dans le même sens:
L’absence prolongée de mon mari, qui a précédé notre séparation, a donné une impulsion salutaire à mon entreprise, qui s’était détériorée en raison de mon instabilité familiale. Je passais plus de temps dans ma cabine, ce qui a attiré d’anciens et de nouveaux clients. Mon entreprise, qui est devenue ma seule bouée de sauvetage, a connu un véritable essor.
Ces femmes se sentaient moins limitées par les obligations domestiques et pouvaient donc commercer librement et gagner davantage d’argent. Elles reconnaissaient cependant que leur statut social dans le cadre familial et au sein de la communauté en pâtissait. L’idée qui prévaut chez toutes ces femmes est que le statut social dépend du mariage et de sa stabilité, comme en témoignent Eva, Monica et Florence.
Les avis sont encore très mitigés au sujet du développement des TIC et de l’autonomisation des femmes. Avec la prolifération des TIC, notamment en milieu rural, on craint que, bien que leur développement soit un domaine dans lequel les femmes peuvent participer activement, celles-ci continuent à être marginalisées si les rôles sexospécifiques déterminés par la culture et la société, qui affectent de différentes façons la capacité des femmes et des hommes à y participer sur un pied d’égalité, ne sont pas pris en compte (Sharma 2001).
D’autres auteurs ont observé que lorsque les femmes utilisent les TIC pour leurs propres besoins, elles constatent une amélioration de leurs connaissances et de leur amour-propre: cela se vérifie apparemment de manière universelle, dans différents contextes socioculturels. Ce processus d’autonomisation peut cependant ébranler les rapports de genre (Hafkin 2000; Gurumurthy 2004). Hafkin pensait que les Africaines allaient profiter de cet outil et l’intégrer dans leur environnement économique, social et culturel afin de renforcer leur autonomisation. Elle a cependant remarqué que les nouvelles technologies n’étaient pas exemptes d’effet discriminatoire et que, si les femmes ne saisissaient pas cette opportunité, les forces sociétales prendraient le dessus et elles seraient encore davantage laissées pour compte.
Il semble donc que, pour que les TIC aient un impact sur l’autonomisation des femmes, il faille s’accorder sur la signification de l’autonomisation, qui varie selon les contextes. L’organisation suédoise Kvinnoforum, par exemple, pense que l’autonomisation n’a pas de définition préétablie, qu’il faut privilégier l’autonomisation qui vient de soi et non celle qui est accordée par quelqu’un d’autre (cité dans Alsop et Heinsohn 2005 : 41). Dans la société à prédominance masculine d’Hoima, les notions d’autonomisation des femmes et d’égalité de genre sont récentes et mal définies. Les gérantes de cabine cellulaire que nous avons interrogées ne s’accordaient donc pas toutes sur le concept d’autonomisation. Des femmes comme Zaituni, Oliver, Phionah et Sylvia estiment que les effets libérateurs de leur activité téléphonique leur confèrent un pouvoir économique, l’autonomisation et la chance unique de pouvoir se libérer des contraintes qui leur sont imposées par les normes comportementales qui prévalent dans leur communauté. Malgré les tensions liées au genre et leur séparation d’avec leur mari, dont certaines femmes ont souffert en conséquence de leur activité, celles-ci ne se laissaient pas abattre et continuaient à travailler.
Zaituni, par exemple, ne se sent pas seulement libérée économiquement (mukazi wa sente), mais a l’impression d’avoir renforcé son autonomie grâce au respect qu’elle a gagné au sein de la communauté et, surtout, à sa capacité à gérer sa propre vie. Malgré les changements dans leur situation matrimoniale, Oliver, Phionah et Sylvia ont la même impression (d’autonomisation) : elles ne se préoccupent pas d’acquérir le pouvoir ou le statut social, qui, dans leur communauté, sont attribués aux femmes qui vivent une relation maritale stable. Elles ne se préoccupent pas non plus de se conformer aux normes de comportement qui exigent, par exemple, d’avoir un mariage respectable et de ne pas travailler hors du foyer et dont leurs paires tirent leur statut social. Ce qui est important pour ces femmes, c’est la survie économique et non le statut social, qui ne peut ni les nourrir, ni payer leur loyer. Le cas de Melanie, qui attribue son mariage à l’amélioration de sa situation économique, est intéressant. Elle associe à la notion d’autonomisation le fait de pouvoir, avec l’assentiment de son mari, «travailler malgré » les attentes sociales et religieuses régissant son comportement en tant que femme mariée.
Pour ces femmes, l’affranchissement des interdictions et des structures qui leur étaient imposées par le système patriarcal dominant était considéré comme une situation d’autonomisation. La façon dont elles étaient perçues par la société, notamment d’un point de vue moral ou religieux, était sans importance tant qu’elles conservaient leur activité et s’en sortaient, ne seraitce que financièrement.
Pour d’autres gérantes de cabine cellulaire, toutefois, l’autonomisation n’est pas liée à la modification des rapports de force dans le cercle familial. Monica, Florence et Eva pensaient que l’utilisation commerciale des TIC modernes (de la technologie mobile, plus précisément) et les bénéfices économiques qu’elle engendrait n’avaient aucun impact notable sur les rapports de genre au sein de leur foyer. Leur sentiment d’autonomisation est fortement lié à leur statut social, qui dépend de leur situation matrimoniale. Le succès professionnel obtenu dans une situation matrimoniale instable est même, selon les valeurs sociales prédominantes, considéré comme un déshonneur.
Avant de se lancer dans leur activité de téléphonie, ces femmes étaient conscientes de ces valeurs. Elles connaissaient bien le prix à payer, du point de vue social, pour quitter le milieu familial et travailler, surtout en tant que gérantes de cabine cellulaire. Il s’agit en effet d’un métier très mal considéré, même par les gérantes elles-mêmes, et surtout pour les femmes. Autrement dit, ces femmes savaient que, même si elles allaient gagner un revenu dont elles avaient grand besoin, elles perdraient leur statut social, car la nature de leur activité et la notion de «vertu domestique »4, solidement ancrée dans leur communauté, sont incompatibles. Elles devaient faire un choix difficile mais rationnel, et déterminer si elles souhaitaient vivre dignement dans la pauvreté ou bénéficier d’un confort économique immoral. À part Monica, les femmes que nous avons interrogées ont apparemment choisi la deuxième option et poursuivi énergiquement leur activité.
La majorité de ces gérantes de cabine cellulaire s’efforcent toutefois de mener leurs activités dans le respect des normes culturelles. Ainsi, elles cherchaient toute l’approbation ou la coopération de leur mari avant de se lancer dans cette profession. Cela peut être considéré comme une stratégie, au moins d’un point de vue relationnel, visant à démontrer qu’elles ne se rebellent pas contre l’autorité de leur mari en particulier ni, de manière générale, contre l’idée de «vertu domestique », qui ne tolère pas leur participation à ce genre d’activités. Les réticences de ces femmes à profiter du succès de leur entreprise, ne serait-ce que pour s’affirmer au sein de leur foyer et mettre en cause les déséquilibres existants concernant les rapports de force peut s’apparenter à une tentative de leur part de se comporter comme des femmes vertueuses dans le contexte socioculturel actuel. Melanie, qui attribuait son mariage à la réussite de son entreprise et sa force intérieure au fait de «travailler malgré tous les obstacles » imposés par sa foi en l’islam avec le soutien de son mari, a sans aucun doute créé une situation domestique différente basée sur un autre type de relation que celles qu’entretiennent les autres femmes.
Les gérantes de cabine cellulaire qui associaient leur statut social à leur mariage ont affirmé clairement que, même si elles étaient capables de créer et gérer avec succès une entreprise téléphonique et d’augmenter leurs possibilités de choix, elles étaient conscientes de leurs limites. Franchir ces «limites » – c’est-à-dire profiter de leur plus grand choix pour redéfinir leur position ou leurs objectifs et remettre en cause les rapports de forces existants entre les genres – avait des conséquences néfastes sur leur statut social. Elles avaient donc des raisons de ne pas profiter de ces nouvelles opportunités pour changer les relations de genre et promouvoir l’égalité des sexes, et si elles ne le faisaient pas, ce n’était pas simplement pour se cantonner dans leur rôle de victime malheureuse des inégalités de genres.
Le comportement de ces femmes peut être vu comme une tentative rationnelle de réussir dans le contexte actuel des TIC tout en préservant leur mariage, dont elles tirent leur statut social et le respect qu’on leur accorde en tant que femmes. En résumé, au lieu d’endurer les conséquences sociales négatives qui touchent inévitablement les Ougandaises vivant en milieu rural qui cherchent à renforcer leur autonomie, ces femmes les évitent.
4. Pour plus de détails sur le modèle de «vertu domestique », voir Kyomuhendo-Bantebya et Keniston McIntosh (2006 : 65-85).
Même si elles agissent dans les limites de la notion de «vertu domestique » et qu’elles préservent leur mariage et leur statut social, le fait d’ignorer les nouveaux choix qui s’offrent à elles met en évidence les inégalités de genre flagrantes, qui étaient jusqu’alors latentes et qui maintiennent les femmes dans un état de soumission. On peut cependant considérer que ces femmes cherchent à développer leur autonomie, ce qui, pour elles, signifie travailler et acquérir une indépendance économique tout en étant respectées par leur mari, leur famille et la société dans le contexte actuel des TIC en Ouganda.
Cette étude démontre que pour comprendre les impacts de l’utilisation des nouvelles TIC telles que la téléphonie mobile sur l’autonomisation des femmes, il faut mieux saisir la signification du terme «autonomisation », qui semble varier entre les individus dans un même contexte. De manière générale, l’autonomisation se définit comme la capacité des individus à faire des choix de vie stratégiques dans un contexte où ils ne pouvaient pas le faire auparavant. Autrement dit, cette capacité de choisir est au cœur de la notion de pouvoir. Avant de se lancer dans l’exploitation d’une cabine cellulaire, les participantes étaient gravement démunies, ce qui restreignait vraisemblablement leur pouvoir en limitant leur accès aux ressources, leur contrôle de celles-ci ainsi que leur capacité à remettre en question les déséquilibres qui existent actuellement dans les rapports de force entre les genres au sein des familles et à contrôler leur vie et leur destin.
Il sera logique de supposer que les progrès économiques substantiels réalisés par ces femmes grâce à la gestion de leur cabine cellulaire suppriment les facteurs limitant leur pouvoir et ouvrent la voie à une autonomisation des femmes telle que nous l’entendons. Cela n’était cependant pas nécessairement le cas, ce qui signifie que l’impression d’autonomisation des femmes est déterminée par de multiples facteurs, comme les circonstances individuelles, les réalités, les besoins, les aspirations et le contexte social dans lequel elles vivent.
En raison du succès de leur cabine cellulaire, les femmes se sont retrouvées dans des situations familiales différentes et inattendues. La majorité des maris, y compris ceux qui avaient, de manière directe ou tacite, approuvé l’activité de leur femme, ne pouvaient pas supporter la réalité de leur succès. La capacité des femmes à produire un revenu et à le gérer, les contacts physiques et sociaux dont elles jouissaient et leurs absences prolongées étaient mal acceptés par leur mari. Des tensions ont inévitablement émergé et, pour certaines femmes, provoqué une crise. C’est la façon dont ces femmes faisaient face ou essayaient de faire face à leur situation qui définissait leur conception de l’autonomisation. Alors que pour la majorité des femmes, le conflit touchait leur milieu familial et social, Monica et Melanie se sentaient totalement soutenues par leur mari. La différence entre ces deux femmes est que Monica avait intégré les attentes sociales correspondant à son comportement en tant que femme mariée et bâtissait sa relation avec son mari en fonction de ces paramètres. Quant à Melanie, elle avait trouvé dans sa relation avec son mari la force de s’opposer à ces attentes sociales.
Les femmes séparées de leur mari qui s’en sortaient bien sans le soutien ou le contrôle de celui-ci et continuaient courageusement à gérer leur entreprise avec succès se considéraient en situation d’autonomisation. Les femmes qui s’affranchissaient des interdictions imposées par les normes sociétales régissant les comportements et continuaient malgré tous les obstacles à mener leur activité face aux attitudes négatives de la société se trouvaient également dans un processus d’autonomisation. Et les gérantes de cabine cellulaire qui avaient choisi de ne pas compromettre leur mariage en renonçant à profiter de leur nouveau succès économique pour définir leurs propres objectifs, négocier un plus grand contrôle des principales ressources du foyer ou remettre en question les inégalités de genre, notamment concernant les prises de décision, avaient, elles aussi, une forte impression d’autonomisation grâce à la consolidation de leur statut social de femme mariée respectable et malgré leur travail dans le secteur de la téléphonie, qui ne correspond pas à la notion de «vertu domestique ».
Alors que toutes ces gérantes de cabine cellulaire témoignaient indiscutablement d’un sentiment d’autonomisation, cela ne se vérifiait qu’au niveau individuel, mais ne modifiait pas nécessairement les structures sociales restrictives inhérentes à cette société patriarcale ni les inégalités de genre, qui restaient intactes à l’échelle de la communauté. Cela va tout à fait à l’encontre de notre conception de l’autonomisation et nous pensons qu’il est nécessaire d’étudier de manière approfondie à quel point l’autonomisation des gérantes de cabine cellulaire peut s’inscrire dans la durée.
Alsop, R. et N. Heinsohn (éds) (2005) «Measuring empowerment in practice; structuring analysis and framing indicators », Document de travail sur les politiques de la Banque mondiale 3510.
Gurumurthy, A. (2004) Gender and ICTs Overview Report, Bridge Institute of Development Studies.
Hafkin, N. (2000) «Convergence of concepts; gender and ICTs in Africa », in E. M. Rathgeber et E. O. Adera (éds), Gender and the Information Revolution in Africa, Ottawa: CRDI.
— (2004) «Globalization and the economic empowerment of women; defining and building a gender responsive information society in the ESCAP region », CESAP-ONU.
Kyomuhendo-Bantebya, G. et M. Keniston McIntosh (2006) Women, Work and Domestic Virtue in Uganda (1900–2003), Oxford/Kampala: James Currey/Fountain Publishers.
Sharma, C. (2001) «Using ICTs to create opportunities for marginalized women and men; the private sector and community working together », Article présenté à la Banque mondiale, Washington, DC.
Ce chapitre repose sur une étude concernant la façon dont les femmes actives du secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) au Kenya ont accès aux TIC et se les approprient. Grâce à des entretiens ouverts, détaillés et interactifs, les chercheurs et les principales participantes ont eu l’opportunité de discuter de la question du genre et des TIC au Kenya. Nous avons eu recours à des groupes de discussion et des entretiens approfondis afin de mieux appréhender le point de vue des participantes, leurs expériences et l’interprétation qu’elles en font. Nous avons complété ces entretiens par une étude de la littérature existante sur le sujet.
Cette étude part de l’hypothèse selon laquelle les TIC ont acquis le pouvoir de transformer la vie sociale, économique et politique des individus à l’échelle mondiale (Hudson 2001; Thioune 2003 : 1). Malgré ce potentiel, les questions d’inclusion et d’exclusion sont apparues comme faisant partie des problèmes essentiels exigeant davantage de recherches et de débats à mesure que nous avançons dans le XXIe siècle. Il est notamment nécessaire d’intervenir de façon concrète afin de faire la lumière sur les liens entre l’utilisation des TIC et le concept de développement humain en général et entre les TIC et l’autonomisation des femmes en particulier (PNUD 2002; Rathgeber 2000; Adeya 2001). C’est notre compréhension de ce dernier point que ce chapitre et l’étude sur laquelle il se fonde cherchent à approfondir.
TABLEAU 15.1 Les principales participantes
PP* |
Niveau d’études |
Formation professionnelle |
Emploi actuel |
1 |
Baccalauréat ès lettres en sociologie |
Marketing |
Directrice générale |
2 |
Certificat en informatique (appliqué au marketing) |
Gouvernance d’entreprise, index collectif, service à la clientèle et marketing |
PDG |
3 |
Diplôme en gestion des systèmes d’information |
Programmation informatique, gestion, analyse de systèmes et conception, Java, gestionnaire de progiciels |
Représentante |
4 |
Diplôme en informatique (option TI) |
Progiciels |
Gestionnaire des systèmes |
5 |
Baccalauréat en commerce (option science de la gestion) |
Gestion de systèmes et de bases de données et comptabilité |
Directrice adjointe |
6 |
Baccalauréat en commerce et diplôme en informatique |
Progiciels |
Directrice adjointe |
7 |
Baccalauréat en sciences |
Réseautique, gestion de systèmes et technologies de l’information |
Gestionnaire des systèmes |
8 |
Diplôme en systèmes d’information |
Secrétariat |
Agente de soutien en technologies de l’information |
9 |
Baccalauréat en commerce (option comptabilité) |
E-link, MS Office, Visual basic et cours de comptabilité sanctionné par un certificate |
Assistante de soutien aux applications |
10 |
Diplôme en marketing – Études en technologies de gestion |
Progiciels et programmation |
Directrice générale |
11 |
Diplôme en technologies de l’information |
Programmation informatique et gestion de systèmes |
Technicienne/agente de soutien |
12 |
Diplôme en conception de sites Web |
Informatique et programmation |
Conceptrice-développeuse de sites Web |
Pour réaliser cette étude, nous avons sélectionné des femmes actives travaillant dans le domaine des TIC en tant que propriétaires, PDG ou techniciennes, dans différentes organisations et entreprises de Nairobi, au Kenya. Le tableau 15.1 indique les études et formations suivies par ces participantes et leur emploi actuel.
Comme le montre le tableau 15.1, nos interlocutrices sont instruites, ont suivi des formations et occupent un poste important dans leur organisation ou entreprise respective. Huit sont titulaires d’un baccalauréat et quatre ont un diplôme dans une matière liée aux TIC comme l’informatique, les systèmes d’information, les technologies de l’information et la conception de sites Web. Toutes sauf deux ont étudié dans une université kenyane (l’université Moi ou l’université d’agriculture et de technologie Jomo Kenyatta) ou à l’école polytechnique kenyane. L’une possède un baccalauréat en communication et ingénierie d’une université des États-Unis, où elle a fait ses études et travaillé dans le domaine des TIC pendant quelque temps. Les quatre femmes actives diplômées se sont inscrites à l’université de Nairobi pour suivre des études, principalement en marketing et en gestion d’entreprises.
Ces femmes occupent des postes à responsabilité dans le domaine de la technique et de la gestion. Certaines sont membres du conseil d’administration de diverses organisations nationales et internationales comme l’Internet Corporation of Assigned Names and Numbers (ICANN), un organe de régulation d’Internet, et l’Institute of Directors of Kenya (IODK).
Pour les défenseurs de l’équité entre les genres dans le développement en général et dans l’éducation en particulier, rien n’est plus révélateur que les statistiques produites depuis l’indépendance du Kenya, en 1963. En matière d’éducation, le fossé entre les genres est systématique dans tous les domaines (Chege et Sifuna 2006; Abagi 1997; Abdi et Cleghorn 2005; UNESCO 2006). Bien qu’à l’échelle nationale le taux net de scolarisation (TNS) au primaire ait été de 51 pour cent pour les garçons, contre 49 pour cent pour les filles au cours des dix dernières années, les statistiques régionales révèlent une disparité entre les genres dans chacune des huit provinces du pays. Ainsi, dans la province du Nord-Est, le TNS était, entre 1990 et 2001, de 16,5 pour cent pour les garçons, contre 9,8 pour cent pour les filles. Dans la Province de Nairobi, le TNS était de 43,3 pour cent pour les garçons, contre 42,2 pour cent pour les filles.
Au cours de la même période, le TNS au secondaire était de 52 pour cent pour les garçons, contre 47 pour cent pour les filles. On estime qu’il y a, au secondaire, 118 garçons inscrits pour 100 filles. Le fossé entre les genres est encore plus profond dans les provinces du Nord-Est, de la Vallée du Rift et de la Côte, où le taux de pauvreté est élevé et où la culture et la religion freinent la scolarisation des filles. Ainsi, même après la déclaration de la gratuité de l’enseignement primaire en 2003, le taux brut de scolarisation (TBS) au primaire dans la province du Nord-Est n’a pas dépassé 31 pour cent pour les garçons et 16,9 pour cent pour les filles. Les femmes kenyanes sont également sous-représentées dans l’enseignement supérieur. Depuis 1981, seulement 30 pour cent des étudiants des huit universités publiques du Kenya sont des femmes.
Ce déséquilibre est attribué à des facteurs culturels et aux modes de socialisation de diverses communautés kenyanes. Dans certains groupes ethniques, notamment en milieu rural, où vit plus de 80 pour cent de la population, les hommes sont toujours considérés comme les propriétaires et administrateurs des ressources et le soutien de leur famille. Les femmes restent à la maison (pour exercer leur rôle d’épouse et s’occuper de leur famille) et sont dépendantes des hommes. L’éducation des filles, contrairement à celles des garçons, n’est généralement pas jugée importante dans nombre de foyers ruraux. Cette mentalité se traduit par d’importants écarts dans les programmes de socialisation et des comportements différents entre les hommes et les femmes au sein des foyers et des établissements scolaires. L’indépendance, l’agressivité et la compétitivité sont des caractéristiques associées aux hommes et valorisées, tandis que la dépendance, la passivité et la docilité sont appréciées chez les femmes.
Il est essentiel de reconnaître le genre comme un facteur d’organisation pour comprendre comment nous sommes éduqués, comment les normes sociales nous sont inculquées, comment nous interagissons et, plus généralement, comment notre vie publique et privée est déterminée et organisée. Au Kenya, ce facteur d’organisation a entraîné la création d’un fossé important entre les genres dans l’éducation, notamment au secondaire et dans l’enseignement supérieur.
La réussite des femmes dans tout domaine à prédominance masculine, y compris les TIC, dépend de l’ampleur de leur lutte contre cette «prédiction sexospécifique » et de leur capacité à l’identifier comme un conditionnement social.
Notre étude a révélé que les femmes étaient sous-représentées dans les métiers liés aux TIC et que, lorsqu’elles y avaient une place, leur fonction correspondait essentiellement aux stéréotypes les concernant (Abagi et coll. 2006). Les douze principales participantes de notre étude ont cependant démontré qu’elles avaient réussi à suivre une brillante carrière dans des domaines liés aux TIC grâce à deux facteurs interdépendants.
Premièrement, le milieu social dans lequel nos participantes avaient été élevées et socialisaient ne véhiculait pas des normes sexospécifiques discriminatoires. Les parents des douze femmes actives avec lesquelles nous nous sommes entretenus étaient des professionnels de classe moyenne. Ils élevaient leurs filles sans tomber dans les stéréotypes sexospécifiques. Le soutien que nos participantes ont reçu de leurs parents et de leurs proches (encouragements, liberté de choisir une carrière, conseils appropriés, aide financière pour suivre des études supérieures et des formations et suivi de leurs progrès) a joué un rôle essentiel dans leur éducation, leur formation et leur carrière. Les parents et mentors de ces femmes ont largement contribué à leur succès. Celui-ci était également dû au fait qu’elles avaient été élevées par des parents de la classe moyenne – des professeurs, des administrateurs ou des directeurs travaillant dans le secteur public ou privé et vivant en milieu urbain. Seulement deux des douze femmes avaient un père ou un proche travaillant dans le secteur des TIC. Aucune d’entre elles n’avait une mère ou une proche travaillant dans ce domaine.
L’attitude positive des parents envers leur fille a permis aux participantes de grandir avec «confiance et un projet de vie allant au-delà du simple mariage et de la dispensation de soins et de soutien au sein de leur foyer et dans la société en général » (participante, PDG dans le domaine des TIC). Nous avons découvert que l’attitude des parents envers ces femmes avait renforcé leur autonomie depuis leur plus jeune âge. Ils les avaient encouragées à travailler dur et à briller à l’école, mais ne les avaient pas poussées à s’intéresser à une matière ou choisir une carrière en particulier. Ils étaient «progressistes », familiarisaient leurs enfants avec de nombreux domaines, leur offraient un environnement stimulant où l’éducation et le progrès professionnel étaient hautement valorisés et ils favorisaient le développement et la recherche des propres intérêts de leurs filles.
Les participantes étaient tout à fait conscientes du rôle que leurs parents jouaient dans leur réussite, comme l’indique cette femme:
Mes parents étaient sensibles à la question du genre et nous élevaient comme leurs enfants et non comme des garçons et des filles. Ils ne discriminaient pas les filles. Selon eux, tous les enfants devaient être traités de la même façon. Ils nous apportaient, à nous les filles, le même soutien pour réaliser notre potentiel qu’ils accordaient aux garçons. Ils m’ont toujours encouragée. Ce sont mes modèles [et] je leur dois beaucoup pour mon succès dans la vie. (PDG dans le soutien internet 1, 2005)
Une autre participante nous a raconté ceci:
Mon père était désintéressé, dans le sens qu’il n’a jamais pris une décision à ma place. Mes décisions m’appartenaient et je devais en assumer les conséquences. C’était tout à fait clair. Et je pense que ça a été le début de mon accomplissement personnel. Ça m’a incitée à être autonome au moment de prendre mes propres décisions et de décider lesquelles étaient les meilleures pour moi. Et je pense que c’est ce que j’ai réussi le mieux dans la vie. (PDG dans le soutien internet 2, 2005)
Pour les participantes, c’est le soutien de leurs parents, leur attitude positive et leur accès à l’éducation et au monde du travail qui ont renforcé leur confiance et leur ont permis de chercher de manière indépendante des informations utiles et des débouchés professionnels. Elles considèrent la spécificité de leur éducation comme la source de leur accomplissement personnel et de leur sentiment d’autonomisation.
Le deuxième facteur de réussite des participantes dans des carrières liées aux TIC est leur motivation personnelle. Cette motivation et l’intérêt qu’elles portent à leur formation et à leur travail leur ont été indispensables pour s’aventurer dans des domaines à prédominance masculine.
La motivation personnelle de certaines participantes était évidente lorsqu’elles parlaient des difficultés auxquelles elles étaient confrontées en tant que femmes dans le secteur des TIC:
J’entends des gens parler du plafond [de verre] et quand ils en parlent, ils disent qu’ils pensent qu’il y a quelque chose là-haut qui vous empêche de progresser. J’ai une opinion différente. Je crois que s’il y a quelque chose au-dessus de vous qui vous empêche de progresser, vous décidez soit de le briser, soit de l’éviter. En fait, si vous ne pouvez pas le briser, vous ne pouvez pas sauter, alors soit vous le brisez, soit vous vous en écartez et vous créez une autre voie. (PDG dans le soutien internet 2, 2005)
Je me suis promis de réussir dans la vie et de faire ce qui m’intéresse et ce qui répond à mes besoins. Cela explique pourquoi j’ai suivi de nombreux cours dans différents pays d’Europe et d’Amérique du Nord avant de m’installer ici, au Kenya, pour diriger une entreprise de prestations de services internet. J’en suis très heureuse et je suis un modèle pour de nombreuses femmes kenyanes qui envisagent de travailler dans le domaine des TIC. Ni mes parents ni mes amis ne s’opposent à ma carrière. (PDG dans le soutien internet 1, 2005)
Dans les groupes de discussion, les participantes nous ont fait part d’un certain nombre de facteurs et de traits de caractère qu’elles associaient à leur réussite dans le secteur des TIC et à leur sentiment d’autonomisation. Grâce à leur compréhension de l’autonomisation individuelle, nos participantes ont pu modifier leur idée, leur pratique et leur perception du rôle de la femme dans la société en général et dans le domaine des TIC en particulier. Elles ont pu rompre avec les stéréotypes liés aux rôles des femmes et des hommes dans la société et s’aventurer dans des carrières à prédominance masculine. Elles associent leur réussite dans le domaine des TIC et leur sentiment d’autonomisation aux principes et aux règles qu’elles suivent dans leur travail:
• avoir un idéal – un rêve professionnel
• être déterminée et poursuivre son rêve
• avoir les compétences adéquates
• avoir confiance en soi
• s’engager à travailler et à réussir
• lutter pour le droit à l’emploi
• être dynamique
• travailler dur
• prendre des risques
• considérer le genre comme une opportunité et non comme un obstacle
• toujours chercher à élargir ses connaissances et ses compétences
• ne pas se laisser freiner par l’idée du mariage au détriment de sa carrière
• chercher à atteindre ses objectifs professionnels sans être bloquée par les stéréotypes liés au genre (en remettant en question, par exemple, la discrimination et les stéréotypes sexospécifiques dans la société en général et dans le domaine des TIC en particulier).
Nos participantes nous ont assuré qu’elles pouvaient prendre des décisions éclairées dans leur carrière et sur leur lieu de travail, car elles possédaient ces caractéristiques (elles sentaient qu’elles avaient les moyens d’agir). Elles pensaient qu’en tant que professionnelles dans le domaine des TIC, elles utilisaient leur savoir, leurs aptitudes et leur expérience pour effectuer leur travail de manière efficace et compétente.
Selon nos participantes, le développement implique de renforcer l’autonomie des individus (les femmes, dans le cas présent) pour qu’avec le temps, ils prennent confiance en eux et deviennent des citoyens informés et avisés. Selon elles, l’autonomisation se définit comme «la capacité à prendre des décisions éclairées dans la vie et de se positionner de façon stratégique afin de mettre en application de manière responsable les connaissances et les compétences apprises à la maison, à l’école, dans la société et dans le monde du travail » (PDG dans le soutien internet 1, 2005). Cela comprend «une situation dans laquelle une fille ou une femme peut remettre en question la discrimination et les stéréotypes sexospécifiques et poursuivre la carrière qu’elle a choisie sans y être poussée par ses parents, ses amis, le gouvernement ou le milieu de travail » (PDG dans le soutien internet 2, 2005). L’autonomisation est associée à l’acquisition des connaissances, compétences et attitudes nécessaires pour augmenter ses chances de réussite dans la carrière choisie et mener une vie saine et confortable, c’est-à-dire pouvoir satisfaire ses besoins essentiels et avoir accès à des services indispensables comme la nourriture, le logement, l’éducation et l’habillement. L’autonomisation est également associée à la capacité à lutter contre toute discrimination, y compris celle liée au sexe ou au genre.
Des études menées dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne ont démontré que les femmes sont sous-représentées et victimes de préjugés dans l’éducation et même dans les manuels scolaires, notamment ceux de mathématiques, de sciences et d’ingénierie (Obura 1991; KNEC 2003, 2004, 2005; Abagi 2005). Notre étude sur les femmes travaillant dans le secteur des TIC indique qu’à cause des stéréotypes, les femmes hésitent à entrer dans ce domaine et que celles qui s’y engagent et sont formées sont confrontées aux préjugés et à la discrimination. Malgré leur connaissance des TIC et leurs compétences en la matière, certaines finissent par occuper des fonctions plus «féminines ». Ainsi, au lieu de fournir un soutien technique, une technicienne compétente peut se retrouver à travailler dans les relations publiques ou au service marketing d’une société de TIC.
Nos participantes ont affirmé qu’elles connaissaient de jeunes femmes brillantes, diplômées en informatique ou en technologies de l’information, qui avaient cessé de travailler comme techniciennes ou programmatrices pour des sociétés de TIC et étaient devenues responsables des relations publiques ou secrétaires dans des entreprises privées de Nairobi. Elles ont été complètement «englouties dans un milieu professionnel principalement masculin et gaspillent leur savoir et leurs compétences en matière de TIC, car elles font des choses sans rapport [avec celles-ci] » (participantes, 2005). Les femmes travaillant dans le domaine des TIC avec lesquelles nous nous sommes entretenus pensent que les pressions exercées par le public pour que les femmes soient toujours habillées élégamment, accueillantes et souriantes tendent à dissuader les jeunes techniciennes en TIC de poursuivre leur carrière et de progresser dans leur domaine. Porter un tablier, un tournevis et une clé anglaise est considéré comme l’apanage des hommes et indigne d’une femme.
Actuellement, le nombre de collèges proposant des cours liés aux TIC augmente de façon spectaculaire dans les villes kenyanes. Nos participantes nous ont cependant dit que la plupart des femmes s’inscrivaient à des cours dans le domaine du secrétariat et de l’assistance à la clientèle comme le traitement de texte et l’administration de bureau. Quant aux hommes, ils assistent non seulement à des cours de traitement de texte, mais s’orientent également vers des domaines techniques liés aux TIC, comme la maintenance informatique, la conception de sites Web et le développement de programmes. Les hommes s’intéressent aux aspects techniques des TIC, tandis que les femmes préfèrent les disciplines plus «faciles » choisies par la plupart de leurs amies. Les femmes travaillant dans le secteur des TIC sont persuadées que ces choix sexospécifiques sont dus à l’idée répandue dans la société que les sciences, les mathématiques et la technologie sont des domaines réservés aux hommes. Les filles sont donc censées ne pas être à la hauteur en mathématiques et en sciences et se tenir à l’écart des carrières technologiques.
Ces conceptions et attitudes sexistes sont transmises aux femmes qui s’engagent dans le domaine des TIC. On considère généralement que ces femmes se sont trompées de profession.
Mon problème, c’est que je suis une femme et que, dans ce domaine, les gens pensent que ce sont les hommes qui doivent faire ça. Quand quelqu’un me voit avec un tournevis, il se demande ce que je fais avec. Quand j’essaie d’ouvrir une machine, les gens se demandent si elle va vraiment marcher après! (Participante 4, 2005)
Laissez-moi vous dire quelque chose… Comme vous le savez peut-être déjà, la plupart des gens ne considèrent pas les femmes qui travaillent dans des domaines techniques comme crédibles. Disons qu’un client a un problème quelque part et qu’on me demande d’y aller et de le lui régler. Quand j’arrive là-bas, le sentiment général c’est que, puisque c’est une femme qui est venue régler le problème, il est peu probable que celui-ci soit résolu! Dans certains cas, les clients osent me demander en quoi je m’y connais. (Participante 9, 2005)
Au cours des entretiens, nos interlocutrices ont signalé que certains propriétaires ou administrateurs d’entreprises de TIC avaient également des préjugés envers les femmes et les considéraient comme des intruses dans le secteur. Dans la plupart des établissements gérés par des hommes, les femmes qui souhaitent intégrer le secteur des TIC se voient mettre des bâtons dans les roues dès l’entretien d’embauche. Certaines de nos participantes ont affirmé que les entreprises comptaient de nombreux machistes qui ne cachaient pas leurs sentiments dès qu’une femme était convoquée pour un entretien d’embauche ou une promotion dans le domaine des TIC. Pendant ces entretiens, les femmes doivent souvent répondre à des questions au sujet de leur vie familiale comme: «Si vous prenez un congé de maternité, comment le département des technologies de l’information va-t-il fonctionner sans vous? » Elles doivent également répondre à des questions concernant leurs éventuelles absences dues à d’autres obligations familiales, telles que: «Qu’en sera-t-il de votre travail lorsque votre enfant tombera malade? », «Votre mari va-t-il vous permettre de travailler tard ou de voyager? » De telles questions sont rarement posées aux hommes. Ils doivent généralement répondre à des questions sur leurs compétences professionnelles et leur expérience dans le domaine des TIC et ayant un rapport avec le poste offert.
Un bon nombre de participantes à l’étude a dénoncé la discrimination envers les femmes en termes de mobilité professionnelle dans le secteur des TIC. Il serait plus difficile pour les femmes que pour les hommes d’obtenir une promotion dans ce secteur. Cela est largement dû à la prédominance des hommes et au fait que les rares femmes qui travaillent dans ce domaine occupent des postes non techniques (service d’assistance). En outre, certains employeurs ont très peu de considération envers les femmes et il est donc difficile pour elles de bénéficier d’une promotion.
Nos participantes ont déclaré qu’étant donné que leur environnement socioculturel est fortement dominé par les hommes et discriminatoire, si une femme ne développe pas elle-même une certaine confiance en soi et des compétences et ne revendique pas ses droits, elle sera exclue du secteur ou reléguée à une carrière traditionnellement considérée comme féminine, même si elle est titulaire d’une maîtrise en TIC. Les femmes doivent faire preuve de détermination et lutter contre la discrimination.
Si [une femme] n’est pas déterminée et forte, n’a pas confiance en ce [qu’elle veut] faire et ne sait pas précisément où [elle veut] aller, elle abandonnera forcément devant les pressions déplacées des hommes. Moi, je savais ce que je voulais dans la vie et je me suis lancée. Je suis confrontée à de nombreuses difficultés en tant que professionnelle, et pas seulement en tant que femme. Mais je ne laisse pas les stéréotypes ni, ce qui est le plus courant, l’arrogance pure et simple des hommes me décourager ou me détourner de mon travail. (PDG d’une entreprise de fourniture d’accès à Internet, 2005)
En dépit du fait que les TIC se développent à une allure soutenue dans tous les secteurs et que leur rôle dans le développement du pays est bien connu, peu de femmes sont encouragées à faire carrière dans le domaine. Si les Kenyanes continuent d’être exclues des emplois liés aux TIC, elles resteront en marge du développement et leur participation active à divers secteurs de l’économie en pâtira.
Dans la plupart des communautés kenyanes, l’idée que tout ce qui a rapport à l’électronique ou à la technique est une affaire d’hommes est très répandue. Ce genre de conception n’est pas seulement monnaie courante dans la sphère publique, mais également dans la sphère privée. Lorsqu’une ampoule grille ou que les piles d’une radio doivent être remplacées, on fait appel à un homme (ou un jeune garçon) et non à une femme pour s’en occuper. On considère que les tâches techniques, y compris celles qui touchent aux TIC, doivent être réalisées par des hommes. Les femmes ont été conditionnées par la société et par leurs parents pour éviter de telles tâches. Celles qui osent s’aventurer à les faire sont considérées comme des « étrangères » qui vont à l’encontre de la culture ou des pratiques en vigueur.
D’après notre étude, la possibilité pour les femmes de faire carrière dans le domaine des TIC et leur progrès dans le secteur peuvent être attribués au soutien de leurs parents et à l’opposition de ces derniers aux stéréotypes sexospécifiques en ce qui a trait aux motivations personnelles de leurs filles. Ils peuvent également être attribués à la façon dont les femmes ignorent ou demeurent insensibles aux idées et attitudes sexospécifiques établies dans les communautés kenyanes. La promotion de l’accès des femmes à des carrières dans le secteur des TIC et de leurs choix dans ce domaine dépend fortement de la façon dont les filles/femmes et les garçons/hommes modifient leur opinion et leur connaissance du monde et des carrières professionnelles pour mettre fin aux «normes » créées par la domination masculine. Si les pratiques et les systèmes de valeurs patriarcaux en vigueur dans les sociétés kenyanes ne sont pas supprimés de façon systématique et durable, les femmes auront toujours de la difficulté à faire carrière dans le secteur des TIC.
Les femmes qui ont participé à notre étude sont audacieuses, déterminées et dévouées; elles sont décidées à réussir dans le secteur des TIC. Bien qu’elles se soient lancées dans un domaine dominé par les hommes, les difficultés auxquelles elles ont été confrontées en tant que femmes, dans ce secteur et ailleurs, n’ont pas sapé leur moral ni leur détermination à réussir. On leur a en effet appris à ignorer les stéréotypes sexospécifiques qui perpétuent la discrimination envers les femmes. Par ailleurs, les participantes sont les preuves vivantes qu’il n’existe aucun secteur ni aucune profession au Kenya qui soit réservé aux hommes, contrairement à ce que de nombreuses personnes, et surtout des hommes, voudraient croire.
Dans un pays où les idées et les attentes liées au genre sont innombrables, nos participantes s’efforcent de servir de modèles aux filles et aux jeunes femmes qui ont encore du mal à décider quel genre de carrière elles souhaitent poursuivre. Le message qu’elles transmettent à ces filles et ces jeunes femmes est que chacun doit décider par lui-même ce qu’il veut être et quel métier il veut exercer. Selon les participantes, les filles doivent non seulement bénéficier d’une éducation orientée vers la réussite, mais elles doivent également être déterminées et passionnées par ce qu’elles veulent faire. Grâce à l’intégration des TIC dans divers secteurs de développement du pays, si quelqu’un – fille ou garçon – est décidé à réussir dans le domaine des TIC, rien ne devrait l’en empêcher.
D’après nos entretiens et nos observations, les familles et les institutions sociales et politiques devraient enseigner aux filles, depuis leur plus jeune âge, à prendre leur destin en main en s’opposant aux inégalités de genre et aux stéréotypes sexospécifiques. Il s’agit d’un processus d’autonomisation qui, à terme, permettrait aux filles d’être informées, courageuses et prêtes à se lancer dans la carrière de leur choix, en fonction de leurs intérêts personnels ou en suivant l’exemple de leur mentor ou de leur modèle.
En effet, si on veut mettre un terme aux clichés répandus dans les milieux professionnels kenyans, il est essentiel d’enseigner aux jeunes (garçons et filles) à questionner les stéréotypes et préjugés sexospécifiques. Après avoir analysé leur propre expérience, nos principales participantes étaient toutes d’accord sur le fait que les fondements posés par leurs parents et leur contact avec différents milieux sociaux leur avaient donné confiance en elles et leur avaient permis de réussir dans le domaine des TIC. Mais le principal moteur de leur succès dans ce secteur dominé par les hommes, c’est leur motivation personnelle. Elles se considèrent comme des professionnelles pouvant rivaliser avec d’autres professionnels, hommes ou femmes, partout dans le monde. Leur confiance en elles, leur fierté et leur clairvoyance leur a permis de diriger ou de travailler avec efficacité dans des entreprises de TIC.
Ces découvertes peuvent nous aider à déterminer le type d’éducation pour le développement qui devrait être mis en place au Kenya. L’expérience de nos participantes démontre que si les autres habitants (hommes et femmes) du pays étaient exposés à la même situation et aux mêmes opportunités qu’ont connues nos interlocutrices – des parents sensibles aux questions de genre, une éducation remettant en cause les stéréotypes sexospécifiques, un milieu favorisé et la liberté de réussir dans le domaine de leur choix – les femmes comme les hommes pourraient réussir dans n’importe quel secteur de l’économie, y compris dans les TIC.
L’inculcation des valeurs sociales et l’éducation pour le développement commencent par une redéfinition du concept et de l’idée de «développement » pour mettre l’accent sur l’autonomisation des femmes comme des hommes. Ce processus consiste à créer un environnement favorisant la participation des femmes dans tous les secteurs de la société, y compris dans les professions liées aux TIC (Anyango et Abagi 2005; Makgoba 1999; Ayittey 1991; Nyerere 1962; Oruko 1981). C’est dans cette perspective qu’il faut, dès leur plus jeune âge, éduquer et renforcer l’autonomisation des filles et des garçons afin qu’ils puissent remettre en question les mythes, perceptions et stéréotypes sexospécifiques qui se perpétuent au sein des familles, dans le système scolaire, dans le monde du travail et dans les lieux de culte.
Ce chapitre s’inspire de l’expérience de femmes kenyanes qui ont fait carrière dans le secteur en pleine expansion des technologies de l’information et de la communication. Grâce à leur expérience, ces femmes peuvent servir de modèles aux jeunes Kenyanes qui doivent se bâtir une carrière et être efficaces dans leur travail. Elles ont démontré que les stéréotypes et préjugés sexospécifiques, l’éducation des enfants en fonction de leur sexe et, de manière générale, la discrimination envers les femmes devaient être contestés et éliminés afin de favoriser l’équité dans le milieu du travail.
Le gouvernement et les ministères concernés, tels que ceux de l’éducation, du genre, de la jeunesse, de la planification, de la finance et de la communication, doivent mettre en place des mesures et des cadres juridiques favorisant l’autonomisation des jeunes filles dès leur plus jeune âge afin de changer leur état d’esprit concernant les choix de carrière et l’emploi. Dans le cas contraire, seule une minorité de femmes pourront s’appuyer sur leur famille, leur motivation et leur détermination pour s’opposer à la discrimination de genre et participer à tous les secteurs en travaillant en faveur du développement du pays.
Bref, il est nécessaire de créer au Kenya un environnement politique tenant compte des sexospécificités afin d’éliminer la discrimination envers les femmes. Il faut développer (et rendre opérationnels) des mesures et des cadres juridiques adéquats poursuivant les objectifs suivants:
• Renforcer la participation des filles à l’éducation à tous les niveaux et réduire (ou éliminer) le fossé entre les genres dans l’éducation en termes d’accès, de réussite et de passage d’un niveau à l’autre.
• Autonomiser les filles et les femmes afin qu’elles acquièrent les connaissances et les compétences nécessaires pour prendre des décisions éclairées concernant leur éducation et leur carrière.
• S’assurer que les politiques des entreprises et institutions et l’environnement professionnel en général ne discriminent pas les femmes, directement ou indirectement, en véhiculant des stéréotypes sexospécifiques.
• Sensibiliser les membres des institutions éducatives, sociales et politiques au sujet de la nécessité de mettre en place un processus permettant aux filles et aux femmes d’apprendre à prendre leur destin en main en s’opposant aux inégalités de genre et aux stéréotypes sexospécifiques.
• Renforcer l’accès aux TIC, leur appropriation et leur utilisation équitable pour favoriser le développement des individus et du pays.
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Deux thèmes intéressants continuent d’être abordés et analysés dans les études et les articles sur la faible présence des femmes dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC) : le mentorat et la présentation de spécialistes des technologies de l’information. Il a été démontré par le passé que le nombre de femmes spécialisées dans les TIC que les filles pouvaient admirer et auxquelles elles pouvaient souhaiter ressembler est très restreint. Les filles ne sont pas du tout attirées par un secteur où les hommes sont largement majoritaires. Malgré le succès de plusieurs initiatives éducatives au cours des dernières années, il est à peu près certain que la faible présence des femmes dans le domaine technologique trouve son origine dans la cour d’école, où les stéréotypes sexospécifiques sont déjà présents. C’est pourquoi de nombreux chefs de file et spécialistes du secteur pensent que pour résoudre de manière durable le déséquilibre entre les genres dans le domaine des technologies de l’information, les femmes technologues doivent retourner à l’école (dans les lycées et même dans les écoles primaires) pour prodiguer des conseils aux jeunes filles qui abandonnent trop souvent – et trop tôt – les mathématiques et les sciences (Nobel 2007).
1. Nous remercions Okwach Abagi, chef de l’équipe de recherche, et Olive Sifuna, membre de l’équipe.
L’éducation, la formation et le développement de compétences sont essentiels pour les femmes qui veulent élargir leurs perspectives professionnelles en utilisant les TIC, que ce soit dans ce secteur ou ailleurs. Les techniques d’apprentissage (apprentissage par la pratique, de la salle de classe au lieu de travail et aux postes dans le domaine des hautes technologies, et autres formes d’apprentissage ayant recours à la mémoire et à des activités) doivent être étendues aux filles (et aux femmes), prendre en compte les sexospécificités (formations adaptées aux femmes, soutien continu aux utilisatrices et mentorat dans les communautés) et être approfondies pour s’appliquer aux femmes non seulement en tant qu’utilisatrices, mais aussi en tant que techniciennes, programmatrices, responsables de l’élaboration des politiques liées aux TIC et porte-parole.
Selon une étude menée récemment au Kenya, les femmes sont très optimistes et ont adopté les TIC comme un moyen pratique d’intégrer le marché du travail (Mbarika et coll. 2007). Elles se voient cependant confrontées à d’importants obstacles structurels, notamment les politiques des pouvoirs publics, qui ne favorisent pas le développement du secteur des TIC, la discrimination de genre de la part des employeurs et les formations qui ne leur apportent pas des compétences techniques suffisantes pour réussir dans le domaine professionnel. Ces résultats sont amplement confirmés par des études similaires menées dans d’autres pays (AAUW 2000).
Les facteurs suivants ralentissent l’avancement professionnel des femmes dans le domaine des TIC:
• Absence de modèles et de conseils professionnels – il existe peu de professeures, de tutrices et d’étudiantes. Les femmes ayant réussi leur carrière sont «invisibles », les métiers sont empreints de préjugés et les femmes n’ont pas accès à toutes les informations nécessaires sur les carrières dans le domaine de l’informatique (Camp 1997; Cohoon 2001; Crombie et coll. 2001; Teague 2002).
• Soutien institutionnel inadapté – manque de programmes spéciaux qui permettraient aux femmes d’apprendre le jargon informatique et les aideraient à se sentir à l’aise avec les ordinateurs; manque d’encouragements et de conseils de la part des professeurs; manque de soutien institutionnel basé sur un enseignement sensible au genre (Cohoon 2001; Crump 2001).
• Manque de groupes d’entraide – manque d’interactions et de réseaux de soutien entre les étudiantes (Springer et coll. 1999).
Il est donc nécessaire d’ouvrir le secteur des TIC aux femmes et d’éliminer les inégalités de genre qui relèguent les femmes à des postes stéréotypés en développant des capacités et en offrant des opportunités aux filles et aux femmes.
C’est pour ces raisons que de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) et de développement ont récemment tenté d’encourager le recours au mentorat, afin que les filles puissent rencontrer d’autres femmes ayant des rêves et des aspirations similaires et qui ont réussi dans ce domaine. En ayant une meilleure connaissance de la nature du secteur des TIC, elles découvriraient que les spécialistes des TIC ne doivent pas forcément être des hommes (AAUW 2000).
Ce chapitre est basé sur une enquête sur la façon dont les femmes travaillant dans le secteur des TIC ont accès à ces technologies et se les approprient et ont renforcé leur autonomie au niveau professionnel2. Le rôle des mentores dans la vie des douze femmes interrogées à Nairobi s’est révélé être un élément important. Quand les participantes à l’étude ont fait part des avantages qu’elles avaient eus à être mentorées, elles ont commencé de manière spontanée à parler de ce qu’elles avaient également tiré de leur expérience de mentores. C’est pourquoi, alors que les autres articles sur le mentorat n’abordent pas, à notre connaissance, les avantages que les mentors eux-mêmes tirent de cette expérience, nous avons décidé d’inclure cet aspect et de traiter de notre expérience de mentore et de celle des participantes.
2. Le rapport de recherche est disponible à l’adresse suivante: www.grace-network.net. Quant aux résultats de cette étude, ils sont analysés au chapitre 15 du présent ouvrage.
Leurs expériences et leurs réflexions sur le rôle du mentorat, de l’apprentissage et du soutien dans leur carrière dans le domaine des TIC était similaire à notre propre expérience de mentorée et de mentore en tant que chercheuse spécialisée dans la recherche qualitative introspective dans le domaine des TIC. Ce chapitre étudie donc l’impact du mentorat sur le parcours professionnel que nous avons suivi et les obstacles que nous avons surmontés.
D’après les expériences décrites ci-dessous, le mentorat est, pour les participantes et pour nous-même, une relation dans laquelle un mentor apporte un soutien personnel et professionnel et tire également des avantages de son expérience de mentor et de mentoré. Ce soutien prend la forme de leçons et de démonstrations, d’observations, de réactions et de consultations à l’aide de livres, de communications par Internet et de rencontres en personne proposées par le mentor. Ce dernier représente un modèle, un conseiller et un guide pour ses mentorés.
Grâce au mentorat, à l’apprentissage et au soutien, les femmes ont pu:
• Développer des compétences techniques et professionnelles et améliorer leurs connaissances et leur compréhension.
Mon directeur est un très bon mentor pour moi. Il me conseille sur divers sujets comme les cours que je devrais prendre pour progresser professionnellement dans le domaine des technologies de l’information. Vous savez, il me dit par exemple: «Tu vois, si tu te limites à ceci, tu n’iras pas loin, alors pourquoi n’essaies-tu pas cela. » Il me donne toujours des informations selon son point de vue de directeur et je suis préparée en avance. (Gestionnaire des systèmes, 2005)
• Améliorer l’estime de soi, la confiance en soi, l’indépendance, la capacité à remettre en question les préjugés discriminatoires et la détermination.
Ma mère était un modèle pour moi et avait beaucoup de pouvoir. Quand je parle de pouvoir, ce n’est pas dans le sens dans lequel la plupart des gens l’entendent, mais dans le sens de la capacité à survivre. Observer son pouvoir m’a aidée, car je ne considère aucun défi comme quelque chose d’évident ni comme un obstacle. J’analyse et j’identifie chaque difficulté et je me donne pour mission essentielle de la surmonter et d’aller de l’avant. (Directrice d’un fournisseur d’accès à Internet, 2005)
• Mieux connaître les possibilités de carrières.
J’ai suivi une formation en informatique et j’ai commencé un cours d’initiation à l’informatique. Le professeur est devenu mon mentor, car j’aimais son cours et je lui ai demandé sur quelle carrière cela pouvait déboucher. Il m’a invitée à m’asseoir et m’a dit que je pourrais être analyste de systèmes. Il m’a donné toute une série de métiers que je pourrais faire et m’a expliqué quel parcours il faudrait suivre pour y arriver et je m’y suis intéressée. Je me suis donc spécialisée en systèmes d’information et de gestion. (Directrice d’une entreprise de technologies de l’information, 2005).
Je suis membre du club Soroptimist. La présidente du club, qui est la mentore de nombreuses femmes du club, est venue et nous a encouragées à nous former dans les technologies de l’information. Elle nous a parlé et a organisé des formations en gestion pour les membres du club. (Agente de soutien en technologies de l’information, 2005)
• Recevoir des critiques constructives et entendre des points de vue différents.
Oui, j’ai de très nombreux mentors, mais le plus important, c’est le directeur pour l’Afrique Centrale. Ce que j’aime beaucoup chez lui, c’est que peu importe ce que je veux faire, il sait trouver une solution à mes problèmes. Il sait écouter mes problèmes. Si je lui dis que je ne peux pas aller en Zambie simplement parce que j’ai mes enfants ici et que mon mari est occupé avec ses affaires, il n’aura pas de problème avec ça et essaiera de me conseiller pour que j’aide le bureau ougandais, qui est plus proche, ou quelque chose comme ça. (Gestionnaire de systèmes, 2005)
• Obtenir du soutien.
J’ai 50 ans maintenant et quand j’allais avoir 48 ans, je me suis demandé : qui voudrait d’une vieille secrétaire? C’est pourquoi je suis retournée à l’école. À cette époque, mon fils était lui aussi étudiant au premier cycle en technologies de l’information à l’United States International University (USIU), alors nous travaillions ensemble. Quand je faisais mes devoirs, il m’aidait. C’est comme ça qu’il m’apportait son soutien. (Agente de soutien en TIC, 2005)
Ce mentorat, cet apprentissage et ce soutien ont été prodigués par des proches, des professeurs, des réseaux, des amis, des forums de TIC, des organisations et des supérieurs.
Malgré la discrimination de genre et les préjugés sexospécifiques dont font l’objet les femmes travaillant dans le domaine des TIC, l’aide fournie par certains collègues a permis de développer la détermination de ces femmes:
Généralement, j’ai deux collègues dans ce département: le chef du département et le programmeur avec lequel nous travaillons. Chaque fois que je suis démoralisée et que je me dis que je devrais abandonner les technologies de l’information et faire autre chose, ils me disent toujours que d’autres femmes ont réussi et qu’il n’y a pas de raison que ce ne soit pas mon cas. Ils me demandent pourquoi je veux laisser tomber maintenant alors que je suis arrivée jusqu’ici et m’assurent qu’ils seront toujours là pour me soutenir. Et ils sont vraiment là! (Gestionnaire de systèmes, 2005)
La plupart des femmes interrogées ont servi de mentores à plusieurs jeunes et femmes promues à des postes dans le domaine des TIC. Elles ont décrit les avantages qu’elles ont retirés du fait d’être mentores. Elles ont ainsi:
• Éprouvé une grande satisfaction à rendre service à leur tour et à voir les personnes mentorées grandir et évoluer.
Nous avons parlé aux filles des possibilités de carrières et chacune de nous a expliqué ce qu’elle faisait. Nous sommes allées à l’école primaire de Nairobi et avons discuté avec des élèves de huitième année3 de ce à quoi elles devaient s’attendre. Nous prévoyons d’aller rencontrer des filles en milieu rural pour leur dire qu’elles peuvent attendre plus de l’avenir. Nous avons aussi un autre projet appelé «amène ta fille au travail ». Nous prenons en charge des filles des zones rurales et restons avec elles pendant deux semaines. Nous les amenons à notre travail et leur montrons ce que nous faisons. Cela fait partie de notre programme. (Agente de soutien en technologies de l’information, 2005)
3. Environ 14 ans, NdT.
• Développé des aptitudes importantes en faisant des critiques constructives à leurs mentorées, ainsi que des compétences essentielles en mentorat qui leur seront utiles pour se préparer à des postes de direction.
Ce que je fais généralement, c’est que je parle aux étudiants, surtout aux filles. Nous [les professeurs et le personnel du département de technologies de l’information] avons récemment créé un club pour nos étudiants à travers lequel nous espérons au moins qu’ils nous aideront dans certains de nos projets. Malheureusement, seule une des six responsables du club est une femme. Ça m’a mis hors de moi et je leur ai dit: allez les filles, vous pouvez le faire, pourquoi n’avons-nous qu’une seule femme dans la liste des responsables alors que nous avons un groupe de femmes, pourquoi voulez-vous rester en retrait? À la fin, on m’a demandé pourquoi j’étais la seule femme intéressée par le club. J’ai répondu que c’était un début et que si elles me voyaient là, elles pouvaient aussi y être. Et quand je vais dans les laboratoires pour réparer certains ordinateurs, je propose toujours aux filles de m’accompagner pour voir comment je fais et qu’elles sachent qu’elles sont elles aussi capables de les réparer. (Administratrice de réseau et professeure, 2005)
• Acquis des compétences relationnelles (questionnements constructifs, écoute active, réflexion et communication).
Je suis la coordonnatrice du volet bonne volonté internationale et compréhension du club Soroptimist. En étant simplement membre de ce club, on est confronté à beaucoup de choses. Nous traitons de nombreux sujets qui posent problème, notamment l’éducation. Nous invitons généralement des filles à rester avec nous pendant les vacances scolaires et nous leur montrons notre vie quotidienne et notre environnement professionnel. Nous nous intéressons également aux droits de l’homme et à la condition féminine. Nos programmes sont répartis en six domaines: amélioration de la condition féminine, normes éthiques élevées, égalité pour tous en matière de droits de l’homme, développement et paix, bonne volonté internationale et compréhension et amitié. Nous avons également des programmes d’échange et de parrainage pour que les femmes puissent suivre des formations. (Agente de soutien en technologies de l’information, 2005)
Nos discussions avec les participantes ont mis en évidence le fait que les conseils qu’elles recevaient des personnes qu’elles considéraient comme leurs mentors favorisaient leur détermination, leur intuition et leur passion. Ces éléments sont également essentiels pour trouver des mentors avec lesquels on souhaite travailler et attirer leur attention afin de réussir dans le secteur des TIC malgré les discriminations et les préjugés sexospécifiques. Une grande partie de nos interlocutrices considéraient le mentorat comme un outil essentiel au développement des femmes.
On cherche des mentors. J’ai cherché des mentors au sein de l’organisation et c’est en cherchant des mentors, en identifiant un en particulier et en allant de l’avant que j’ai pu avancer dans ma carrière professionnelle. Ils te montrent vraiment la voie à suivre. Ils te disent quoi faire pour suivre la voie que tu as choisie. (Directrice d’une entreprise de technologies de l’information, 2005)
Le projet de recherche sur le genre en Afrique: les TIC au service de l’autonomisation (GRACE) nous a fourni et nous fournit toujours des opportunités de mentorat. Ces opportunités se sont présentées sous différentes formes allant des ateliers annuels, qui favorisent les échanges, à l’écriture et aux autres méthodes d’apprentissage qui facilitent la recherche sur le genre et les TIC. Nous avons bénéficié de l’apprentissage en ligne et des encouragements des coordonnateurs qui sont nos mentors et de notre chef d’équipe (qui est également notre mentor), mais ce sont nos interactions avec les participantes qui nous ont le plus apporté. Les références, recommandations, démonstrations et observations tirées de nos rencontres en face à face, les livres tels que La Veine d’or. Exploitez votre richesse intérieure (Cameron 1997) et Heuristic Research: Design, Methodology and Applications (Moustakas 1990), les revues et les bulletins d’information sur les TIC et l’autonomisation des femmes, ainsi que les interactions avec nos mentors ont favorisé les relations entre mentors et mentorées. Tout cela nous a apporté un bagage d’expériences qui a joué un rôle dans notre évolution personnelle et nous a ouvert l’esprit. Toutes ces ressources ont donc rehaussé notre estime de soi et notre dignité, nous ont permis de mieux nous connaître et ont, dans l’ensemble, contribué à notre évolution professionnelle.
Le mentorat a développé notre confiance en nous et nous a permis de nous trouver et de nous exprimer plus librement. Nous avons appris à nous autocritiquer et à laisser libre cours au processus interne de reconnaissance, d’ouverture, de questionnement et d’intégration de nouvelles idées, d’informations et de connaissances.
En tant qu’individu et que chercheuse dans le domaine des TIC, nous apprenons à découvrir notre propre vérité subjective par rapport aux résultats de notre étude et au processus de recherche. Même lorsqu’elle n’est pas encore clairement établie, nous avons ainsi appris à laisser cette vérité engager le dialogue avec des personnes ayant un autre point de vue. Nous croyons en nous-même et en notre vérité. Nous avons également découvert les joies de l’écriture et, grâce à cette nouvelle aptitude, le plaisir de l’étude de nouvelles idées et de nouvelles formes de communication. Nous avions l’impression que nos connaissances technologiques étaient limitées, c’est pourquoi nous avons profité de la formation offerte pour améliorer nos compétences en tant que chercheuse dans le domaine des TIC.
Nous avons réalisé qu’en tant que chercheuse, nous étions l’outil le plus important de notre étude. Nous avons ainsi appris à reconnaître nos points de vue et expériences personnelles, car ils ont une incidence sur notre étude. Nous travaillons positivement et consciemment avec nous-même pour accepter notre propre subjectivité. Nous avons aussi engagé un processus de recherche intérieure grâce auquel nous avons découvert la signification essentielle de nos expériences. Ainsi, nous sentons que nous nous éveillons activement, que nous nous transformons et que nous développons une plus grande concentration dans notre vie personnelle et professionnelle.
Ces divers domaines dans lesquels nous avons évolué ont eu un impact positif sur notre recherche et sur l’expérience de nos interlocutrices.
Grâce aux changements que nous avons expérimentés et à leur impact sur notre développement professionnel, notamment dans le domaine de la recherche sur le genre et les TIC et sur l’utilisation de nos connaissances dans ce domaine et des outils que ces technologies représentent, nous sommes devenue:
1. Une conférencière spécialiste de la motivation, notamment auprès de jeunes filles qui se tiennent à l’écart des TIC et d’autres matières liées aux sciences.
Hier, nous avons visité la Moi Girls High School, à Isinya, et nous avons parlé aux filles du choix de matières et de profession. Nous les avons encouragées à adopter une attitude positive face aux matières scientifiques et à ne pas se limiter et sous-estimer leurs capacités. Elles étaient très contentes, car elles voyaient en nous des exemples de femmes qui ont réussi dans des matières scientifiques à l’école et qui ont fait carrière dans les TIC. (Notre journal, 2008)
2. Une guide et conseillère d’orientation professionnelle pour la famille et les amis, notamment pour ceux qui évitent les matières scientifiques et les métiers liés à ce domaine.
3. Une conseillère pour les jeunes femmes et les filles qui veulent faire carrière dans les TIC.
4. Un modèle: «elles me regardent et sont toujours prêtes à écouter ce que j’ai à dire. J’ai gagné leur confiance et leur respect » (pages matinales, 2007)4.
5. Une gagnante: «Je suis satisfaite de moi quand j’apporte à mon tour quelque chose aux femmes et aux filles qui pensent que les matières scientifiques et les métiers dans le domaine des TIC sont principalement réservés aux hommes et qui s’empêchent de progresser » (pages matinales, 2007).
En tant que mentore, le mentorat a été :
4. Salomé Awuor Omamo a suivi la recommandation de Julia Cameron d’écrire trois pages tous les matins sur tout ce qui lui passait par la tête, NdT.
• Un catalyseur de réflexions sur nos propres actions en tant que chercheuse sur le genre et les TIC.
• Une occasion de développer nos compétences personnelles et professionnelles dans l’utilisation des outils TIC et la possibilité de poursuivre nos recherches dans le domaine du genre et des TIC.
• Une opportunité d’échange avec d’autres professionnels travaillant dans le secteur des TIC.
• Une source de satisfaction professionnelle dans nos recherches sur les TIC et d’un plus grand estime de soi grâce aux conférences de motivation, notamment auprès des jeunes filles qui considèrent souvent les TIC et autres matières scientifiques comme des domaines réservés aux hommes.
• Une ouverture vers de nouvelles opportunités de carrière et de développement professionnel dans la recherche sur le genre et les TIC.
Pour les femmes travaillant dans les TIC et pour nous, le processus de mentorat impliquait de donner et de recevoir. L’autosatisfaction engendrée par la transmission des apprentissages à quelqu’un qui partage le même objectif et les mêmes désirs est un cadeau en soi. En outre, le mentorat est aussi une forme d’apprentissage pour le mentor: il suscite des réflexions critiques, des raisonnements indépendants, la visualisation de nouvelles réalités et la créativité, qui sont des aptitudes importantes pour les chercheuses du domaine des TIC comme pour les femmes travaillant dans ce secteur. Cette activité favorise l’estime de soi, la découverte et la connaissance de soi et le développement professionnel, et représente dès lors une source d’autosatisfaction. Ces éléments sont et demeureront des atouts très importants tout au long de la carrière et de la vie professionnelle des mentors.
Les mentors apportent un soutien fort nécessaire, particulièrement pour les femmes qui désirent faire carrière dans le domaine des TIC. En effet, nous sommes confrontées à d’importants obstacles, et il est important pour les chercheuses comme pour les professionnelles du domaine d’accroître leur confiance en elles et leur estime de soi. Nous avons besoin d’être motivées et soutenues tout au long de notre apprentissage et de notre évolution professionnelle et le mentorat s’avère un outil très efficace.
Les expériences présentées dans ce chapitre soulignent l’importance du mentorat à la fois pour les chercheuses et pour les femmes travaillant dans le domaine des TIC, que ce soit comme mentores ou comme mentorées. L’objectif de cette présentation est d’inciter d’autres personnes à découvrir leurs capacités et à se donner l’opportunité de vivre ces expériences. Développer de nouvelles connaissances, une meilleure compréhension, une plus grande confiance en soi et un plus grand estime de soi encouragera les mentores et les mentorées à maintenir leur situation et renforcer leurs relations dans le domaine des TIC. L’ensemble du secteur en bénéficiera, et non plus seulement les individus qui font l’expérience du mentorat.
AAUW (2000) «Tech-savvy: educating girls in the new computer age », Washington, DC: American Association of University Women, www.aauw.org/research/tech_savvy.cfm.
Cameron, J. (1997) La Veine d’or. Exploitez votre richesse intérieure, St-Jean-de-Braye: Éditions Dangles.
Camp, T. (1997) «The incredible shrinking pipeline », Communications of the ACM, 40(10) : 103–10, www.mines.edu/fs_home/tcamp/new-study/new-study.html.
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Département des Affaires sociales et économiques (2006) «Enhancing women’s global leadership through information technology », Événement organisé en parallèle avec la 50e session de la Commission sur la condition de la femme (Commission on the Status of Women, CSW).
Mbarika, V., F. Cobb Payton, L. Kvasny et A. Amadi (2007) «IT education and workforce participation: a new era for women in Kenya », The Information Society, 23(1).
Moustakas, C. (1990) Heuristic Research: Design, Methodology and Applications, Newbury Park/Londres/New Delhi: Sage.
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Springer, L., M. L. Stanne et S. Donovan (1999) «Effects of small-group learning on undergraduates in science, mathematics, engineering and technology: a meta-analysis », Review of Educational Research, 69(1) : 21–51.
Teague, J. (2002) «Women in computing: what brings them to it, what keeps them in it? », SIGCSE Bulletin, 34(2) : 147–58.
En collectant et en étudiant des récits de vie, nous nous sommes rendu compte des opportunités et des contraintes que représente, pour les entrepreneures tanzaniennes, l’utilisation du téléphone portable et d’Internet pour la promotion de leur entreprise. Neuf femmes, dont nous-mêmes, provenant de milieux socioculturels différents et avec des niveaux d’éducation, une vision de la vie et des passions variés, ont pris part à cette étude. Nous avons toutes des rêves et une certaine force intérieure et nous avons eu, au cours de notre vie, à faire face à différents types de difficultés, mais aucune d’entre nous n’a abandonné. Ce chapitre s’intéresse principalement à cette force intérieure et ce sentiment d’autonomisation. Comme il nous est impossible de raconter l’histoire de chacune des participantes, nous avons choisi de n’en présenter que cinq. Nous ne prétendons pas représenter le vécu des neuf participantes, car chacune a connu des expériences uniques qui ne se prêtent pas aux généralisations1.
1. Vous trouverez l’ensemble des connaissances acquises lors de cette étude dans le rapport de recherche intégral, à l’adresse suivante: www.grace-network.net.
Bahati a fui la pauvreté en devenant coiffeuse à son compte. Ses principales sources de capital sont ses doigts agiles et un téléphone portable. Rose Lyimo a commencé son parcours professionnel comme dactylographe. Elle est maintenant copropriétaire d’une école, possède une entreprise de transit et de dédouanement et travaille dans plusieurs entreprises commerciales. Mary Rusimbi tient sa passion pour le travail social de sa grand-mère, avec qui elle a vécu pendant quatre ans. Demere a commencé à remettre en question la masculinité et les stéréotypes pendant son enfance et elle est maintenant copropriétaire d’une maison d’édition à tendance féministe. Ruth Meena s’est rebellée contre son père qui ne croyait pas en l’éducation des femmes. Elle est devenue professeure de sciences politiques et milite pour les droits de la femme.
Nous allons d’abord étudier les différentes définitions que proposent ces femmes pour le terme «pouvoir » (power, dont dérive le terme empowerment, traduit en français par autonomisation). Nous nous pencherons ensuite sur les facteurs qui ont influencé leur parcours vers l’autonomisation. À travers ce parcours et ses défis, nous analyserons finalement les impacts que deux outils, le téléphone portable et Internet, ont eus sur certains aspects des carrières choisies par ces femmes.
Chacune des participantes avait sa propre définition du pouvoir. Comme nous en avons tous une expérience différente, notamment dans sa dimension intérieure, nous ne proposons aucune définition fonctionnelle de ce terme. Bien que certains éléments se retrouvent dans toutes nos définitions, chacune a une notion différente du pouvoir intérieur. Pour certaines, il s’agit d’une force qui nous pousse à agir. Pour d’autres, c’est une forme d’amour-propre qui nous incite à prendre soin de nous-mêmes en priorité et à écouter notre voix intérieure. Pour d’autres encore, il s’agit d’un processus graduel qui nous fait avancer du point A au point B, même si le chemin pour y parvenir n’est pas direct. Le pouvoir est aussi vu comme une forme d’énergie intérieure qui nous donne le courage d’entreprendre des actions. Le seul point commun entre ces définitions est qu’aucune des participantes ne considère le pouvoir comme une force permettant de contrôler ou d’influencer autrui ou de le forcer à faire ce qu’il n’aurait pas fait de son plein gré.
«Le pouvoir, dit Bahati, est une force intérieure qui vous pousse à faire des choses en faveur de votre évolution personnelle. » Bahati est actuellement coiffeuse indépendante. Après avoir terminé l’école primaire et suivi une formation de quelques mois en couture, elle a fui la pauvreté qui règne à la campagne et s’est dirigée vers la ville à la recherche d’opportunités. Elle s’est rendu compte que la couture était un secteur où il y a beaucoup de concurrence. C’est pourquoi elle a décidé, avec l’aide de sa tante sans emploi qui vivait grâce au soutien de ses enfants, de se lancer dans la coiffure. Elle a découvert que les salons exploitaient leurs employés et qu’ils leur permettaient à peine de vivre. En limitant ses dépenses au maximum pendant deux ans, elle a pu acheter un téléphone portable. Elle a travaillé dur pour trouver ses propres clients et a finalement réussi à s’acheter un terrain dans un quartier pauvre et à y construire une maison. Elle travaille encore aujourd’hui comme coiffeuse indépendante.
Le seul capital dont Bahati disposait pour se lancer à son compte était son téléphone portable et son habileté manuelle. Lorsqu’elle était encore employée dans un salon, elle a commencé à souffler à ses clients réguliers qu’elle avait l’intention de démissionner et qu’elle allait ouvrir son propre salon. Il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour attirer un certain nombre d’anciens et de nouveaux clients. Son téléphone portable ne lui sert pas à chercher des clients, mais à recevoir leurs appels.
Je crois que je fais ma promotion en faisant du bon travail. Ainsi, quand je fais une jolie coupe à une cliente, certaines de ses amies lui demandent qui la lui a faite et comment me contacter. Elle leur donne alors mon numéro et ses amies m’appellent pour prendre rendez-vous. Je fais seulement des appels pour vérifier avec mes clientes le type d’extensions qu’elles souhaitent pour aller avec les coupes qu’elles ont choisies. Je dépense donc à peine plus de 10 000 shillings [tanzaniens, 10 $ US] par mois avec ce téléphone.
Grâce à son téléphone portable, Bahati a réussi à surmonter un certain nombre d’obstacles. Tout d’abord, elle a quitté un emploi dans lequel elle se faisait exploiter. Elle a dû faire preuve d’une réelle volonté pour prendre cette décision, car il y avait des risques associés. Elle vivait seule, car sa tante, chez qui elle habitait avant, était décédée. Lorsqu’elle s’est mise à son compte, elle travaillait jour et nuit.
Bahati ne peut pas utiliser son téléphone pour communiquer avec sa famille, même si elle en a les moyens. Sa famille vit à la campagne, près d’Ujiji, et n’est pas reliée au réseau téléphonique fixe ni mobile. Depuis son arrivée à Dar es Salaam, elle n’a pas pu retourner chez elle. Ainsi, pendant les deux ans qui ont précédé notre entretien, elle n’avait reçu aucune nouvelle de sa famille. C’est un obstacle que Bahati ne peut surmonter et qui démontre le fossé numérique qui existe entre les zones urbaines et rurales. Alors même que le développement des technologies a entraîné l’émergence d’un «village planétaire » et ouvert les frontières, certains fossés continuent de se creuser.
Lorsque nous nous sommes entretenues avec Bahati, elle venait tout juste d’aménager dans sa nouvelle maison. Elle prévoyait de louer une des petites chambres pour compléter ses revenus et minimiser les risques qu’implique le fait de vivre seule. Elle est un peu plus détendue maintenant qu’elle n’a plus à travailler jour et nuit pour subvenir à ses besoins. Elle gagne un revenu mensuel non imposable de 300 000 shillings tanzaniens (300 $ US), ce qui la place bien au-dessus du seuil de pauvreté qui est de moins d’un dollar par jour. Elle doit sans aucun doute son ascension économique à sa «force intérieure » et à son téléphone portable.
Selon Rose Lyimo, copropriétaire d’une école rurale connue sous le nom de Break Through et propriétaire d’une entreprise de transit et de dédouanement appelée Te Te («pas à pas »), «le pouvoir se définit comme la capacité à surmonter les obstacles afin de réaliser ses projets de vie pas à pas ». «Je n’abandonne jamais, dit-elle, mais je crois en une approche progressive pour découvrir mon potentiel. Voilà ce qu’est le pouvoir. »
Lorsque nous lui avons demandé ce qui l’avait incitée à créer ses entreprises alors qu’elle gravissait déjà les échelons dans sa carrière professionnelle, Rose nous a répondu:
Il y avait quelque chose qui m’attirait dans les activités non conventionnelles. Malgré mon ascension professionnelle, je n’étais pas satisfaite. Enfant, je rêvais d’être médecin, mais je n’ai pas réussi dans les matières nécessaires pour étudier la médecine. Alors, je suis devenue typographe et secrétaire. Même lorsque je travaillais comme secrétaire administrative pour les Nations Unies, je n’étais pas satisfaite. Il y a une force en moi qui m’a poussée à me lancer dans les affaires.
Le parcours de Rose s’est fait en plusieurs étapes, la dernière étant son implication dans la vie citoyenne: elle est membre du conseil d’administration d’une banque nationale, présidente de la section tanzanienne de la All African Travel and Tourism Association et membre du Rotary Club.
Les affaires actuelles de Rose et son implication dans plusieurs activités civiques exigent une grande quantité de communications. Dans une entreprise de transit et de dédouanement, par exemple, il faut pouvoir recevoir des informations des exportateurs, des agences maritimes et des agences d’importation. Toute rupture dans le flux d’informations coûte beaucoup d’argent au client – car il doit stocker les marchandises au port – et peut même conduire à une faillite. Selon Rose, pour faire du profit, «il faut rester vigilant, car il est difficile de trouver des clients. La concurrence est rude dans ce secteur ».
Rose assure l’administration de son école à partir de deux locaux. Elle doit utiliser le bureau de son entreprise en ville pour de nombreuses activités liées à l’école, car celle-ci n’a pas d’électricité. Les photocopies et les tâches de secrétariat sont effectuées dans ce bureau. Si l’école avait été connectée à Internet, Rose aurait pu communiquer avec le directeur de l’école par clavardage et par courriel, ce qui aurait permis de réduire les dépenses téléphoniques et le temps de trajet. L’école dont s’occupe Rose est un internat qui accueille des enfants de 13 ans et plus. Il est donc très important de communiquer avec les parents. Lorsqu’un enfant a un problème, Rose ou le directeur de l’école doit en faire part aux parents. Ces derniers appellent également de temps en temps pour s’assurer des progrès de leurs enfants. Si l’école ne disposait pas du téléphone, certains parents n’y auraient pas inscrit leurs enfants et l’institution en aurait pâti.
Par ailleurs, Rose travaille en collaboration avec le copropriétaire et codirecteur de l’école et se charge davantage de la gestion de l’établissement au jour le jour. Elle communique régulièrement avec son collaborateur pour évaluer les progrès réalisés et examiner les questions nécessitant son attention immédiate. Rose rêve d’agrandir son école pour y accueillir des élèves du primaire. Pour cela, elle doit mener de longues discussions avec des clients potentiels, des individus travaillant dans le même secteur et le codirecteur.
Pour développer une entreprise, des ressources financières et matérielles sont nécessaires. Il faut aussi connaître les possibilités de crédit. Le fait d’appartenir à plusieurs réseaux d’affaires offre à Rose un avantage comparatif dans la recherche de fonds pour agrandir et diversifier ses entreprises. Mais cela exige de partager des informations avec les institutions financières et autres collaborateurs. Il n’est pas facile de chiffrer le montant que dépense Rose pour communiquer avec ses nombreux collaborateurs. Elle estime à 400 000 shillings tanzaniens le coût des communications téléphoniques mensuelles de l’école. Elle n’a pas encore évalué les coûts des autres postes. Elle trouve le téléphone portable très cher, mais indispensable.
«Le pouvoir, c’est la capacité de faire des choix et de remettre en question les choix qui ont été faits à notre place », affirme Mary Rusimbi, militante féministe, formatrice spécialisée dans l’approche participative et l’animation de groupes, éducatrice pour adultes, spécialiste des questions de genre et mère célibataire de deux garçons et d’une fille décédée. Au moment de cette étude, elle était également directrice générale d’une puissante organisation de défense des droits des femmes, le Tanzania Gender Networking Programme (TGNP). Élevée dans une famille de la classe moyenne par des parents soucieux de son bien-être, Mary a eu accès à toutes sortes d’opportunités et a eu la possibilité de faire des «choix ».
Mary attribue son attachement à l’égalité, son désir de travailler avec les autres, son engagement en faveur des pauvres et l’importance qu’elle accorde à l’autonomisation et aux droits de l’homme aux quatre ans pendant lesquels elle a vécu chez sa grand-mère, dans sa tendre enfance. «Le village a eu une forte influence sur ma vie et sur ma façon de voir les choses. Mon attitude envers autrui, ma compréhension de la pauvreté et ma foi en la justice sociale et l’équité trouvent leur origine dans les années que j’ai passées chez ma grand-mère », explique-t-elle.
Les réseaux et les systèmes de soutien qui existaient dans la communauté de sa grand-mère ont inculqué à Mary le sens du respect de tout être humain, indépendamment de la classe sociale à laquelle il appartient. «Cela m’a surtout fait comprendre ce qu’est la pauvreté matérielle et la richesse des cœurs chez les citoyens pauvres et ordinaires de nos communautés. Mes frères et sœurs qui ont été élevés en ville n’ont pas connu cela et c’est ce qui me différencie d’eux à bien des égards. »
Sa scolarisation s’est déroulée sans problèmes, car, contrairement à de nombreuses autres filles pour qui le patriarcat représente un obstacle à la scolarité, son père voulait qu’elle reçoive une bonne éducation. Mary est entrée à l’université en 1973 et s’est spécialisée dans l’éducation pour adultes, l’histoire et les langues. Ces sujets lui ont apporté des rudiments méthodologiques en matière d’analyse, de langues et d’éducation pour adultes et l’ont notamment initiée aux approches participatives. Elle a poursuivi ses études jusqu’à la maîtrise. Deux grands penseurs l’ont inspirée: le politicien et pédagogue J. K. Nyerere et Paulo Freire et sa philosophie de l’éducation en faveur de l’autonomisation et de la sensibilisation. « La pédagogie des opprimés a marqué ma vie, de même que d’autres textes comme Et l’Europe sous-développa l’Afrique, de Walter Rodney. Pour ce qui est des travaux de recherche féministes, j’adore les livres de Maya Angelou. Ces textes m’ont inculqué mon idéologie et ma foi en l’autonomisation. »
Mary a travaillé dans plusieurs ambassades avant de devenir directrice générale du TGNP. Dans les ambassades, Mary s’est initiée à de nouvelles formes de travail et notamment à l’utilisation des TIC. Après un certain temps cependant, ses illusions se sont dissipées et elle s’est rendu compte que l’aide extérieure n’était peut-être pas la meilleure – ou la seule – stratégie de lutte contre la pauvreté et les inégalités de genre: «C’est cette désillusion qui m’a donné envie de travailler davantage avec des organisations de la société civile luttant pour la justice, l’équité et l’égalité dans la distribution des ressources nationales. » C’est ainsi qu’elle a quitté son emploi dans une ambassade pour travailler pour une organisation de la société civile.
Dans ses nombreuses fonctions, Mary utilise beaucoup le téléphone et Internet. «Je ne sais pas comment j’aurais survécu sans ces outils », déclaret-elle. Elle considère que le téléphone et Internet l’ont aidée à gérer sa vie personnelle et ses relations avec sa famille proche, ainsi que dans son travail pour le TGNP.
Quand mon fils était en Australie, je dépensais 150 dollars par mois pour lui parler. Traumatisé par plusieurs décès au sein de la famille, il avait développé des craintes comme la peur de la mort, la peur de me perdre, moi, son unique parent, et probablement la peur de la vie. Même si je dépensais une bonne partie de mon salaire pour ces appels téléphoniques, c’était une sorte de thérapie pour mon fils et pour moi-même. Comme il était loin, les conversations téléphoniques, puis les courriers électroniques, nous ont permis de nous sentir plus proches.
Mon plus jeune fils étudie maintenant au Swaziland et je fais la même chose avec lui. Je lui ai acheté un téléphone. Il m’envoie un message texte s’il a besoin de mon soutien et nous avons de longues conversations au moins une fois par semaine. Au niveau personnel, le téléphone m’a donc permis de jouer à distance mon rôle de mère, de créer des liens avec mes deux fils et de nouer des amitiés durables.
Mary téléphone quotidiennement à sa mère, car elle ne peut pas lui rendre visite aussi souvent que ses autres sœurs à cause de son travail. Sa mère se montre compréhensive. Elle parle aussi tous les jours avec ses sœurs pour aborder des questions familiales. À cela s’ajoutent ses communications avec ses amis et collaborateurs.
Pour Mary, les sites internet sont des sources d’informations et de connaissances précieuses qui ont facilité son développement personnel. Outre son emploi à plein temps pour le TGNP, elle offre également des services de consultation pour l’organisation et, pendant ses vacances, elle travaille comme consultante à son compte. Dans le cadre de ses fonctions de formatrice, elle actualise ses ressources pédagogiques et ses compétences grâce à Internet et aux documents qu’elle y trouve. Le département de génération d’informations du TGNP joue un rôle important en apportant le soutien technique nécessaire pour ce genre de recherches.
En tant que directrice générale d’une organisation de coopération et de défense des droits des femmes, Mary estime qu’une communication interne solide est vitale. L’organisation a établi un système de communication électronique permettant aux employés d’échanger des messages et des notes de service, de poursuivre des discussions et de clarifier de nombreuses questions. Ce système a profondément transformé la façon de travailler, car, sans lui, les employés seraient constamment obligés de circuler d’un bureau à l’autre. «Même si cette stratégie de communication n’a pas remplacé les réunions du personnel, elle nous permet de nous concentrer davantage sur les questions stratégiques d’organisation », affirme Mary.
Selon Demere Kitunga, «le pouvoir est l’énergie que l’on a en soi et qui nous permet de réfléchir à notre propre vie et de remettre en question la construction sociale de notre identité ». Demere est une femme débordante d’énergie. Éditrice, elle est l’une des premières femmes copropriétaires d’une maison d’édition. Elle est également artiste, militante féministe et mère de trois enfants. Sa détermination, sa passion, un solide plan financier et un environnement professionnel favorable lui ont permis de combattre les stéréotypes et de réussir. L’exposition à différentes traditions et expressions culturelles a eu un impact significatif sur son parcours. «J’ai été élevée par deux femmes fortes qui ont profondément influencé ma vie », dit-elle en se référant à sa mère et à sa grand-mère.
Ma mère m’a appris à défier les stéréotypes et à remettre en question les conceptions sexospécifiques du rôle de chacun et de la sexualité. Ma grandmère m’a transmis son amour du folklore et une admiration pour notre patrimoine culturel et les contes. En voyageant avec mon père d’un village à l’autre, j’ai été exposée à toute une variété de langues et de dialectes et j’ai appris à mieux comprendre la diversité des patrimoines culturels. L’école primaire et le service militaire ont remis en doute mon identité sexuelle en essayant de m’inculquer le patriotisme dans un contexte patriarcal et hiérarchique et, donc, sans faire la distinction entre le nationalisme et l’identité personnelle à une époque où j’étais [en] quête désespérée d’amour-propre.
Demere a eu une enfance très stimulante. Bien qu’elle ait été élevée en milieu rural, où les traditions et les normes de la société donnent aux filles et aux garçons des rôles sexospécifiques distincts, Demere a, depuis sa plus tendre enfance, contesté ces normes et refusé de s’y conformer. Elle adorait siffler et grimper aux arbres – des comportements considérés comme méprisables chez une fille. Lorsque Demere en a demandé la raison à sa mère, celle-ci lui a répondu: «Si tu as des talents dans ces domaines, vas-y, sers-t’en, car les talents sont des dons de Dieu. » Cette réaction ne correspond pas à l’idée que nous avons de la conscience féministe des femmes sans éducation des milieux ruraux et a sûrement influencé l’attitude de Demere en matière d’estime de soi, de sexualité et d’amour-propre.
La grand-mère de Demere, avec qui elle a passé une partie de son enfance, a elle aussi eu une influence importante sur elle. Elle lui racontait des histoires et l’initiait au folklore local, aux chansons et aux rites initiatiques. Ces connaissances et ces expériences ont vraisemblablement marqué la vie de Demere. Elle est aujourd’hui une écrivaine prolifique, particulièrement en littérature enfantine. Fervente admiratrice de la musique et de la culture traditionnelles, elle écrit également de la poésie et des paroles de chansons populaires.
L’école secondaire a permis à Demere de développer ses talents. Elle s’est inscrite à des clubs de lecture, de discussion et d’écriture et a rencontré des filles intéressées et passionnées par les arts, les langues et la culture. C’est à cette époque que ses compétences en lecture, en écriture et en langues – qui lui ont servi tout au long de sa carrière – se sont développées.
Pour Demere et sa codirectrice, Elieshi, le courrier électronique est essentiel dans le travail quotidien d’édition et de publication. Elles tiennent une base de données de leurs clients et des commandes et communiquent régulièrement par courriel avec les imprimeurs, le personnel et d’autres collaborateurs. Selon Demere:
Dans le secteur de l’édition, communiquer est essentiel. Il faut discuter avec les auteurs des livres ou des articles qu’on publie, contacter des imprimeurs et faire des études de marché. Il faut aussi se faire connaître et s’informer sur le secteur. En tant que militante, je dois aussi faire partie de réseaux et discuter avec d’autres, parfois par courrier électronique. Enfin, en tant que mère de jeunes adultes, je dois parler avec eux pour que l’on puisse s’apporter un soutien mutuel. Il est impossible d’envisager le secteur de l’édition actuel sans les TIC.
«L’autonomisation, c’est la confiance en soi et la détermination qui te pousse à aller de l’avant malgré tous les obstacles », explique Ruth Meena. Ruth est politologue, féministe, militante pour les droits de l’homme, mère de quatre enfants, grand-mère de quatre petits-enfants et a de nombreux amis. Au moment de cette étude, elle se préparait à prendre sa retraite de sa carrière universitaire et prévoyait de mettre en place un centre d’apprentissage dont elle allait prendre la direction. Le nouveau centre devait principalement se consacrer à l’enseignement secondaire et offrir aux jeunes des activités d’apprentissage à court terme. Ruth souhaitait que les TIC aient une place prépondérante dans cette école secondaire, dont l’objectif serait de préparer les jeunes à l’université.
Ruth est née dans une famille polygame qui comptait douze enfants: dix filles et deux garçons. Lorsque l’aînée s’est mariée, Ruth (alors âgée de cinq ans) lui a été «donnée » pour qu’elle s’en occupe. Elle a donc été élevée comme si elle était la fille aînée de sa propre sœur. Elle était chargée de nombreuses responsabilités, notamment des travaux domestiques. Elle devait s’occuper des enfants de sa sœur, nettoyer l’étable, aller chercher de l’eau et du bois pour le feu et cuisiner, tandis que sa sœur s’occupait des travaux agricoles. Ruth pense que son père l’a envoyée chez sa sœur pour qu’elle apprenne à travailler dur et à réaliser les tâches qui incombent aux femmes.
Comme Ruth devait effectuer tous ces travaux domestiques en plus de l’école, elle a échoué à ses examens de quatrième année [du primaire]. Heureusement pour elle, son frère accordait plus d’importance à l’éducation des filles et il a décidé de la séparer de sa sœur et de la réinscrire à l’école pour qu’elle refasse sa quatrième année. Elle a brillamment réussi et a été l’une des deux élèves de sa classe à être sélectionnées pour entrer à l’internat. C’est ce qui lui a ouvert des portes et permis de poursuivre ses études sans interruption jusqu’à l’université.
Lorsque nous lui avons demandé ce qui l’avait poussée à poursuivre ses études, Ruth nous a répondu:
En fait, c’est mon père qui m’a motivée d’une façon négative. Il n’a jamais voulu que ses filles aillent au-delà de la quatrième année du primaire alors qu’il était déterminé à aider ses deux fils à atteindre le niveau scolaire qu’ils désiraient. Cela m’a beaucoup fâchée. Sans la pression exercée par mon père, j’aurais pu m’arrêter en huitième année et devenir enseignante ou infirmière [comme] mes deux autres sœurs. Mais j’étais décidée à contredire mon père et, tant qu’il refusait de m’aider à poursuivre mon éducation, j’ai continué sans vraiment avoir d’intérêt ni d’ambition pour une carrière ou un cursus universitaire en particulier.
C’est en préparant le baccalauréat que Ruth a commencé à prendre plaisir à apprendre. «C’est à ce moment-là que ce qui me poussait à poursuivre mes études a cessé d’être la motivation négative provoquée par la résistance de mon père pour devenir le plaisir d’apprendre. »
En 1968, Ruth a été l’une des rares femmes choisies pour intégrer le University College of East Africa, qui est devenu en 1971 l’université de Dar es Salaam, où elle a obtenu son diplôme. En entrant à l’université, elle a commencé à s’interroger sur son orientation professionnelle. «Pour être honnête, j’avais peur de me spécialiser en économie, car je savais à quel point faire carrière dans ce domaine était exigeant! » Il n’y avait pas de conseillers en orientation à l’école secondaire et, à l’université, on estimait que les étudiants qui atteignaient ce niveau savaient ce qu’ils voulaient faire! Dans les années 1960, il n’y avait pas d’ordinateurs permettant de chercher des informations utiles sur les différentes possibilités de carrière. Ses professeurs lui ont finalement servi de modèles, et Ruth a décidé de s’orienter vers l’éducation. Le manque d’information lui a donc fermé la voie vers certaines carrières et lui a ouvert les portes de l’enseignement, ce qu’elle ne semble pas regretter.
Ruth s’est donc spécialisée dans trois matières: les sciences politiques, l’enseignement et l’histoire. Ce cursus lui a fait rencontrer des professeurs très influents et d’éminents intellectuels dans les domaines de la politique économique et de l’histoire. Le défunt Walter Rodney, un universitaire de renom, lui a enseigné l’histoire politique du colonialisme, de l’impérialisme et du sous-développement. John Saul et Lionel Cliffe l’ont initiée aux débats socialistes et à la philosophie de l’Ujamaa et du marxisme. Les conférences publiques organisées par certains de ces professeurs dans le «square de la révolution » au sujet de l’impérialisme et du néocolonialisme ont renforcé sa conscience politique et sa connaissance des théories de l’oppression et du sous-développement. Paradoxalement, alors qu’elle affirme que «l’enseignement universitaire était motivant et stimulant », ces connaissances révolutionnaires n’ont pas développé chez elle une connaissance et une conscience féministe. Elles ont néanmoins «posé les bases de mon militantisme et développé ma combativité », dit-elle. Elle a acquis sa conscience féministe avec l’expérience et l’a développée en s’informant par elle-même sur les théories du féminisme.
Ruth dit qu’elle utilise les TIC depuis très longtemps. Comme son histoire le démontre, l’accès ou le manque d’accès à des informations essentielles a eu un impact significatif sur sa vie. Grâce au bouche-à-oreille, elle a obtenu des informations sur les bourses d’études et a pu suivre des études secondaires. Depuis, Internet est pour elle une source d’informations et de savoirs très utile. Elle consulte divers portails de connaissance pour commander des textes pour ses cours et du matériel pédagogique sur les questions de genre. Tous ses enfants, sauf un, vivent à l’étranger avec leur propre famille. Ruth communique chaque semaine avec eux par courriel et par messages textes. Elle dispose d’une connexion à haut débit et discute en ligne avec sa famille. Cela lui a permis de réduire ses frais de téléphone qui, dit-elle, sont excessifs. Mais elle utilise également beaucoup son téléphone portable pour communiquer avec ses amis et d’autres militants.
Les cinq exemples présentés ci-dessus montrent que le pouvoir est perçu comme une force intérieure, une impulsion qui n’est pas tangible, mais qui peut être favorisé par l’environnement extérieur. Le pouvoir intérieure est cette force qui a poussé Bahati à quitter Kigoma pour s’installer à Dar es Salaam et découvrir de nouvelles opportunités. C’est ce qui l’a incitée à prendre les décisions qui l’ont libérée de la dépendance et de la privation. C’est cette force qui a conduit Rose Lyimo à quitter son emploi de salariée pour se lancer à son compte avec un capital très limité. C’est le même moteur qui a poussé Ruth à chercher une bourse pour poursuivre ses études après l’école primaire et qui a permis à Mary Rusimbi de diriger une organisation très dynamique tout en assumant son triple rôle. C’est également ce qui a motivé Demere Kitunga à se lancer dans une profession à prédominance masculine.
Cette force et cette énergie permettent à chacun de transformer des obstacles en défis et de découvrir des opportunités dans un environnement professionnel plein de contraintes. Dans ce contexte, le pouvoir n’est pas toujours tangible: il est difficile à quantifier, mais se réalise dans certains aspects tangibles de l’environnement dans lequel évolue chaque individu. Cette force intérieure se trouve en chacune d’entre nous, mais la plupart des femmes ne la reconnaissent pas ou ont tendance à s’en méfier. La majeure partie des femmes possèdent cette force intérieure qui nous permet de survivre, souffrant en silence et avec le sourire, dans les situations les plus extrêmes de privation et d’oppression.
Le pouvoir intérieur aide non seulement les femmes à faire des choix, mais les pousse également à critiquer les décisions que l’on prend à leur place dans une société où les normes et les pratiques patriarcales prévalent. Toutes les femmes présentées dans ce chapitre ont fait des choix qui les ont fait progresser sur la voie de l’autonomisation en remettant en question les normes et les pratiques généralement admises. Toutes font preuve d’un amour-propre, d’une dignité et d’une fierté qui les incitent à lutter contre la marginalisation, l’exclusion sociale et la dévalorisation. C’est cet amour-propre qui a conduit Bahati à refuser de se soumettre à l’exploitation et à acheter un outil lui permettant de développer son entreprise.
Dans le processus d’autonomisation, il est tout aussi important d’être capable d’écouter sa voix intérieure, cette voix qui nous dit de prendre en compte nos passions, notre créativité et nos talents. C’est cette voix intérieure qui a incité Mary à démissionner d’un poste mieux rémunéré dans une ambassade pour un emploi moins prestigieux dans une organisation militante. Demere a elle aussi obéi à sa voix intérieure en choisissant la formation qui lui correspondait et en développant les compétences qui l’intéressaient. Les femmes doivent apprendre à écouter leur voix intérieure, car c’est elle qui leur permet de remettre en question les choix qui sont faits à leur place et sans leur consentement. Souvent, les femmes refusent de prêter attention à ce «maître intérieur » et se livrent à des activités qui perpétuent leur dépendance et leur marginalisation.
Malgré notre force, notre amour-propre et notre capacité de décision, l’environnement dans lequel nous vivons détermine et définit parfois dans quelle mesure nous reconnaissons, apprécions et écoutons notre voix intérieure, faisons des choix et réalisons nos rêves.
Notre environnement détermine la façon dont nous définissons le pouvoir et dont nous y accédons. Nous vivons sur le continent qui a le moins bénéficié de la révolution des technologies de l’information, le seul continent à avoir abordé ce siècle avec des taux croissants de privation et de pauvreté. Cette pauvreté touche principalement les milieux ruraux et les femmes. Le fossé numérique est également abyssal et le degré de préparation aux TIC est encore très faible en comparaison avec les autres régions du monde. À l’échelle mondiale, le continent africain a fortement souffert des inégalités en matière d’accès à certains outils TIC. Ainsi, selon les estimations, seulement 21 millions de ses 816 millions de citoyens ont accès à un téléphone portable et la majorité d’entre eux se trouvent en Afrique du Nord ou du Sud.
Lorsque vous êtes une femme et que vous vivez sur le continent africain et, plus particulièrement, en Afrique subsaharienne, vous êtes inévitablement confrontée à de nombreux facteurs qui limitent votre autonomie. Vous partagez nécessairement votre pauvreté avec vos sœurs, vos nièces, vos cousines, vos amies, etc. Si vous êtes une militante, vous ne pouvez que partager les souffrances engendrées par la privation de biens élémentaires tels que la nourriture et l’eau et vous êtes confrontée aux problèmes de mortalité maternelle, etc. Ces préoccupations demandent beaucoup d’énergie et réduisent parfois le temps que l’on pourrait passer à utiliser les technologies de l’information pour compléter un cours sur le féminisme ou le développement. Même les plus privilégiées, qui ont accès aux TIC, doivent en payer le prix fort parce que ces technologies ne sont pas suffisamment développées dans leur pays ou leur région. Les femmes vivant en Afrique payent plus cher la révolution technologique que leurs paires dans le reste du monde.
Outre la dimension sociopolitique de notre environnement, l’éducation a également une influence considérable sur notre parcours vers l’autonomie. À cause de son manque d’éducation, Bahati n’a eu que des choix très limités dans sa vie. Elle a tout d’abord tenté de se lancer dans le secteur de l’habillement, avant de réaliser qu’elle devrait investir davantage dans son autoperfectionnement pour pouvoir en vivre. Elle n’en avait pas les moyens à l’époque et a donc décidé de se réorienter vers la coiffure, qui était aussi un secteur où les femmes (et quelques hommes) spécialisées sont légion.
La formation de Mary en éducation des adultes et son expérience des études sur le genre ont amélioré sa compréhension des dynamiques des systèmes sociaux oppressifs, qu’elle cherche à transformer avec l’aide d’autres militantes. De même, l’éducation et la formation de Demere lui ont permis de faire carrière dans un secteur à prédominance masculine en renforçant sa confiance en elle et son amour-propre. Elle a ainsi développé une grande capacité à analyser les processus traditionnels.
Atteindre l’autonomie a été pour nous comme escalader une montagne escarpée, rocailleuse et accidentée. Si quelques-unes pensent avoir atteint ce qu’elles considèrent comme le sommet ou franchi une étape décisive, la majorité peine encore à accéder à ce qui représente pour chacune d’entre nous la ligne d’arrivée. Indépendamment de nos expériences personnelles, certaines ont réussi à atteindre des sommets, certaines ont encore quelques efforts à fournir et d’autres n’en sont qu’au début. Ce qui est certain, c’est que nous avons toutes progressé vers l’autonomisation. Comme nous l’avons démontré, les facteurs qui ont contribué à l’atteinte des différents niveaux d’autonomie sont complexes et variés. Ils comprennent notamment la situation géographique, l’accès ou le manque d’accès à l’information et les coûts que cela implique, le niveau d’éducation et, surtout, la volonté de chacune à reconnaître et écouter la voix intérieure qui nous pousse à découvrir de nouvelles opportunités, à transformer des contraintes en défis et à aller de l’avant.
Notre interprétation des expériences présentées dans ce chapitre prouve que les outils TIC peuvent améliorer le bien-être économique, à condition que les femmes qui les utilisent s’appuient sur leur «pouvoir intérieur ».
Meena, R. et M. Rusimbi (2008) Our Journey to Empowerment: The Role of ICT, Rapport de recherche, www.GRACE-Network.net.
Le lien entre les femmes, leur autonomisation et l’utilisation des TIC en Afrique est complexe. On ne peut en présenter un résumé simplifié ni proposer de solutions faciles. L’accès des femmes aux TIC ne peut être considéré isolément de leur fonction et de leur identité de genre et de la façon dont cette fonction et cette identité interagissent avec leur situation politique et économique. Cet élément doit également être pris en compte pour comprendre les tentatives des femmes de surmonter les contraintes imposées par leur fonction et leur identité grâce aux TIC et leurs succès en la matière. Certains points sont devenus évidents:
• Nous devons comprendre que les TIC en eux-mêmes ne favorisent pas l’autonomisation, mais que l’utilisation qu’on en fait peut renforcer ou non notre autonomie. Pour un changement durable et une «véritable autonomisation », les femmes doivent donc être les agentes de leur propre évolution, elles doivent assumer et maîtriser leur environnement, leur changement et leur autonomisation. C’est pourquoi la capacité d’action des femmes est essentielle.
• Une femme utilisant des TIC ne réalise pas seulement un acte individuel, mais prend part à un processus impliquant toutes les situations sur lesquelles cet acte a des conséquences. Comme les femmes interagissent dans plusieurs situations simultanément et qu’un certain nombre d’entre elles reposent sur l’inégalité des sexes, le processus de changement et d’autonomisation de ces femmes a des conséquences directes et immédiates sur celles-ci et peut provoquer des tensions et des bouleversements et même conduire au chaos. Parfois, les dynamiques qui sous-tendent ces situations ne sont pas apparentes et on ne peut en mesurer les effets que lorsque quelqu’un change quelque chose. Les femmes sont donc les plus à même de décider jusqu’où elles peuvent repousser les limites auxquelles elles sont confrontées. Elles doivent être les agentes de leur propre développement et de leur autonomisation. Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas contester les préférences des femmes lorsque celles-ci sont l’expression d’une adaptation à des contraintes, des injustices et des situations insoutenables. Mais, même dans ce cas, il faut d’abord comprendre ces choix même s’ils sont faits de manière inconsciente.
• Les femmes contribuent immédiatement à leur environnement et partagent leurs gains, même lorsque leurs choix sont des plus limités à cause du manque de biens de première nécessité (l’électricité, par exemple). Cette donnée vient confirmer l’hypothèse généralement établie selon laquelle l’autonomisation des femmes est l’un des principaux facteurs de changement social et économique (Sen 2000).
Pour la plupart des Africaines, le chemin vers la liberté, vers l’autodétermination dont elles voudraient bénéficier et qu’elles sont les seules à pouvoir définir est encore long. Elles ne sont pas au bout de leur peine, mais elles peuvent utiliser les TIC pour améliorer leur vie et celle de leurs proches. Leur progression ne peut être envisagée et comprise sans prendre en compte le pouvoir de l’économie de marché mondiale et la conception courante du genre et sans reconnaître la force intérieure sur laquelle elles s’appuient. C’est ce que les auteurs qui ont contribué à cet ouvrage ont essayé d’accomplir. Ils ont tenté d’accroître la visibilité des choix des femmes et les rendre compréhensibles et de montrer comment le pouvoir des femmes n’est pas toujours le plus évident et leurs choix ne sont pas toujours conformes aux priorités économiques, mais paraissent très rationnels lorsqu’on prend en compte leurs triples responsabilités et leurs propres priorités. Par ailleurs, l’utilisation que font les femmes des TIC révèle souvent précisément où elles en sont dans leur processus d’autonomisation.
C’est face à cet ensemble complexe de contraintes que les merveilles accomplies par les femmes en Afrique en ce qui concerne les TIC prennent petit à petit tout leur sens. Il apparaît aussi clairement que les TIC touchent et influencent la vie des femmes jusque dans les milieux ruraux les plus reculés. Mais dans un contexte où la signification et la pertinence de «l’accès » à ces technologies varient fortement et dépendent du système patriarcal, on ne peut surestimer l’importance de la lutte contre les inégalités de genre dans la société de l’information. Comme le décrit Mitter, «c’est l’éternel principe: à cause de leur condition inférieure dans la société, les femmes n’ont pas le même accès à toutes les ressources, dont les TIC » (2005). Dans une société équitable, le potentiel d’amélioration de la qualité de vie grâce aux TIC est énorme. Mais pour cela, la diffusion rapide et l’omniprésence de ces technologies doivent être réglementées dans l’intérêt du développement d’une société exempte de discriminations et doivent s’accompagner d’efforts pour réduire les disparités entre les régions et entre le Nord et le Sud.
Afin de favoriser l’accès des femmes aux TIC, il faut changer les mentalités et la connaissance qu’ont les individus du monde, car elles ont été façonnées par les inégalités de genre et, plus particulièrement, par la domination masculine. La conception masculine a fortement influencé les sociétés africaines et le rôle des femmes sur le marché du travail et dans la sphère familiale. Il s’agit dès lors d’une variable clé de l’autonomisation ou de la perte de pouvoir des femmes dans le secteur des TIC.
Avec l’évolution rapide des technologies, la question de la durabilité se pose également en ce qui concerne le type de société que l’on souhaite perpétuer à l’aide de ces nouveaux moyens de communication. La fracture numérique et ses dimensions Nord/Sud et hommes/femmes reflètent le caractère asymétrique de notre modèle économique. Des contributions cruciales de la part d’habitants du Sud et de femmes du monde entier n’ont aucune visibilité et ne sont dès lors ni récompensées ni reconnues. En outre, les technologies elles-mêmes posent non seulement des problèmes pour la santé1 et l’environnement, mais nous réalisons de plus en plus que notre planète est menacée par notre attachement inconsidéré à une économie non durable (PNUE/GRID-Arendal 2006).
Au fur et à mesure que les TIC développent notre sentiment de cohabitation, peut-être parviendrons-nous à prendre position pour empêcher ces technologies de favoriser l’exclusion et, partant, la pauvreté et l’isolement dans et entre les pays. C’est ce que défendent, à leur façon, les auteurs qui ont participé à cet ouvrage.
Nous souhaitons féliciter les auteurs de ce livre pour les défis auxquels ils se sont attaqués. Garder une attitude introspective peut être très éprouvant et provoquer une certaine anxiété chez les chercheurs, car toute réflexion sur soi comporte une dimension d’autocritique. En outre, ce genre d’introspection provoque inévitablement des changements qui, même s’ils sont les bienvenus, peuvent devenir stressants.
D’où l’importance cruciale des individus qui ont la volonté d’emprunter une telle voie: en cherchant à définir les paramètres des processus de construction du savoir qui définissent l’Afrique, l’avenir des TIC sur ce continent et l’autonomisation des femmes africaines, ce ne sont pas seulement les vérités des femmes qui sont en jeu, mais aussi le potentiel de création de nouvelles réalités.
1. De nombreuses études font le lien entre certains problèmes de santé et, par exemple, l’utilisation du téléphone portable. Voir Khurana (2008) pour un exemple récent.
Khurana, G. (2008) «Mobile phones and brain tumours – a public health concern », www.brainsurgery.us/mobph.pdf.
Mitter, S. (2005) Entrevue disponible à l’adresse suivante: gender.developmentgateway.org/Content-item-view.10976+M5 47c1b5fa07.0.html?&L=02
PNUE/GRID-Arendal (2006) Planet in Peril: Atlas of Current Threats to People and the Environment, PNUE.
Sen, A. (2000) Un nouveau modèle économique – Développement, justice, liberté, Paris: Odile Jacob.
2. Le lien ne fonctionne pas et la citation ne semble plus être en ligne, NdT.
Okwach Abagi est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’éducation de l’université de McGill et directeur du centre RESEARCHWEB, qui se trouve à Nairobi. Il est spécialisé dans la surveillance, l’évaluation et le développement institutionnel et possède une vaste expérience professionnelle dans le domaine social (éducation et santé). Okwach est un chercheur et un analyste des politiques attentif aux questions du genre. Il a apporté une aide technique à des gouvernements et des organisations d’Afrique de l’Est et du Sud.
Kiss Brian Abraham milite pour le changement social de la société civile zambienne. Il participe activement au développement du Zambia Social Forum, dont l’objectif est de créer un espace propice à un débat constructif et à une pensée alternative. Kiss est membre du Media Institute of Southern Africa et du Conseil du Forum social africain.
Susan Bakesha travaille actuellement comme consultante pour Development Alternatives Consult (DAC). Elle se spécialise dans les questions de genre et possède, dans ce domaine, une vaste expérience de recherche, de formation, d’analyse des politiques et de défense des droits des femmes. Elle a participé à l’intégration de la dimension hommes/femmes dans les politiques gouvernementales, ainsi qu’à un certain nombre de projets de développement destinés à améliorer la condition de la femme. Elle est affiliée à plusieurs organisations féminines au sein desquelles elle a participé activement à plusieurs projets comme une formation pour les femmes candidates, une formation sur la budgétisation sensible au genre, un projet sur le genre et les TIC et une formation sur les compétences en leadership.
Kazanka Comfort est secrétaire générale de la fondation Fantsuam. Cette organisation propose un accès au microcrédit, aux TIC et à des projets de bénévolat afin de réduire la pauvreté chez les femmes des milieux ruraux nigérians. Kazanka travaille en étroite collaboration avec le directeur de programmes pour superviser les différents projets et leur apporter un soutien professionnel et logistique. Elle initie des filles et des femmes à l’informatique dans le centre d’apprentissage communautaire Bayanloco et s’attache à intégrer les TIC aux différents programmes de la fondation Fantsuam. Une de ses initiatives a reçu le premier prix Hafkin des communications en Afrique (http://www.apc.org/fr/prizes).
John Dada est bénévole pour la fondation Fantsuam depuis sa création en 1996. Il est responsable du développement de programmes destinés à améliorer les initiatives en faveur des TIC ciblant les femmes et les jeunes, la connectivité en milieu rural et les services de microfinance de l’organisation. Certains programmes de la fondation ont été évoqués dans la presse nigériane, dans Le Monde, sur la CNN et sur BBC World Service et ont été sélectionnés comme finalistes pour le Stockholm Challenge 2008, qui récompense des projets d’aide au développement basés sur les TIC, et pour la Foire du développement pour la diaspora africaine en Europe, un concours organisé par la Banque mondiale qui offre aux projets d’entreprenariat gagnants l’accès à du financement.
Polly Gaster est directrice du programme des TIC pour le développement du Centre informatique de l’université Eduardo Mondlane (CIUEM). Elle était membre de l’équipe mozambicaine qui a installé les premiers télécentres dans les districts ruraux en 1999 et, plus récemment, elle a coordonné le passage des Centres multimédia communautaires à grande échelle au Mozambique pour l’UNESCO. Son intérêt pour le développement local, les communications et les médias communautaires l’ont menée à exercer à la fois un travail de terrain et des activités de recherche sur le thème des TIC en faveur du développement. Elle a prodigué ses précieux conseils aux chercheurs du projet GRACE au Mozambique.
Lucia Ginger est maître de conférence en technologie des systèmes d’information à l’université St Thomas, au Mozambique. Elle s’intéresse notamment au réseautage informatique, aux systèmes d’information géographique et aux logiciels libres. Elle a participé à la collecte et l’analyse de données pour le projet GRACE au Mozambique.
Leila Hassanin est titulaire d’un doctorat en administration publique et compte vingt années d’expérience dans le développement socio-économique et dans le renforcement des capacités institutionnelles. Elle a travaillé comme attachée d’information pour le programme «Réseau pour le développement durable » (Sustainable Development Networking Programme, SDNP) du PNUD, à New York, et comme responsable nationale pour l’UNICEF et l’OMS en Égypte. Mme Hassanin est la fondatrice d’ArabDev, qui, depuis 1999, consacre ses efforts aux TIC en faveur du développement et a mené des initiatives populaires en matière de TIC en Égypte, en étroite collaboration avec le ministère de l’Éducation, des ONG locales et régionales et le ministère de la Communication et des Technologies de l’information.
Grace Bantebya Kyomuhendo est titulaire d’un doctorat en sociologie et anthropologie sociale et d’une maîtrise en anthropologie sociale. Elle enseigne actuellement au département d’études sur les femmes et le genre de l’université Makerere, à Kampala. Grace est une anthropologue sociale de renom et possède une vaste expérience dans la formation, l’enseignement, la recherche et la défense de l’égalité entre les sexes et du changement social. Elle a mené d’importantes recherches sur la santé génésique, notamment la santé maternelle, et le VIH/sida dans des situations de conflit. Elle a également effectué des recherches sur les femmes et les TIC. Elle a publié de nombreux ouvrages, dont le plus récent est intitulé Women, Work and Domestic Virtue in Uganda, et a reçu un prix de l’Association des études africaines en 2007.
Esselina Macome est professeure adjointe en systèmes d’information (SI) à l’université Eduardo Mondlane, où elle enseigne à temps partiel, et membre du conseil d’administration et directrice générale de la banque centrale du Mozambique. Elle s’intéresse notamment aux TIC en faveur du développement, au cybergouvernement, au genre et au développement et à la gestion des SI dans les organisations. Elle a dirigé un certain nombre d’études sur les progrès des télécentres au Mozambique et a conseillé les chercheurs du projet GRACE dans ce pays.
Gertrudes Macueve est chargée de cours en informatique à l’université Eduardo Mondlane, au Mozambique. Elle prépare actuellement un doctorat dans le domaine des systèmes d’information. Elle s’intéresse aux TIC en faveur du développement en général et, plus particulièrement, au cybergouvernement et au genre. Depuis 2000, elle participe à des activités de recherche sur les télécentres. Elle est l’auteure principale de l’étude réalisée au Mozambique.
Judite Mandlate est chargée de cours au département de mathématiques et d’informatique de la faculté des sciences de l’université Eduardo Mondlane, au Mozambique. Elle s’intéresse principalement à la communication de données, au réseautage et aux logiciels libres. Elle était membre de l’équipe de recherche du projet GRACE au Mozambique et travaillait surtout sur la collecte et l’analyse de données.
Buhle Mbambo-Thata est directrice générale des services bibliothécaires de l’université d’Afrique du Sud. Lors de cette étude, en 2006/07, elle travaillait comme bibliothécaire à l’université du Zimbabwe, à Harare. Grâce à son implication auprès des bibliothèques africaines, Buhle a acquis une solide connaissance de la situation des TIC en Afrique. Elle s’intéresse à la maîtrise de l’information et à l’utilisation des TIC par les femmes. Elle est titulaire d’un doctorat en sciences de l’information.
Ruth Meena est une militante féministe et une éducatrice qui a enseigné pendant 35 ans à différents niveaux, principalement à l’école secondaire, dans des instituts pédagogiques et à l’université. Elle a reçu plusieurs prix, notamment une bourse Fulbright pour un séjour à l’université de Stanford, aux États-Unis, un prix de la fondation Ford et un concours de recherche du CRDI. Elle a également été invitée en tant que chercheuse par plusieurs universités des États-Unis et du Canada. Elle est passionnée par le travail avec les jeunes, car ils représentent une force potentielle de changement contre les systèmes oppresseurs, notamment le système patriarcal. Elle dirige maintenant un centre d’apprentissage multidisciplinaire dont la mission est d’aider les jeunes à « être les meilleurs possible ». Parmi les articles qu’elle a publiés, elle tient particulièrement à «A conversation with Bibi Titi », dans Activist Voices: Feminist Struggles for an Alternative World, de Marjori Mbilinyi et Mary Rusimbi (2003). Elle est actuellement présidente du Tanzania Gender Networking Programme (TGNP).
Elizabeth Mlambo est actuellement bibliothécaire adjointe à l’université du Zimbabwe. Elle est la coordonnatrice du programme de maîtrise de l’information, un cours destiné aux étudiants de premier, deuxième et troisième cycle. Auparavant, elle était bibliothécaire en chef de l’Institute of Development Studies. Elle fait partie de plusieurs comités de l’université du Zimbabwe et est vice-présidente du conseil d’administration du Women’s Action Group (WAG), une organisation non gouvernementale de promotion des droits de la femme.
Jocelyn Muller termine son doctorat en développement à l’université du Cap. Elle travaille comme chercheuse au Centre de recherche sur l’énergie de cette même université. Elle s’intéresse actuellement à la capacité d’adaptation des nouveaux viticulteurs et des communautés vivant dans des fermes viticoles et à la réduction de la pauvreté dans les foyers urbains à faible revenu grâce à l’amélioration de l’accès aux services énergétiques. Elle accorde une attention particulière à la question du genre et du développement et notamment à la création, la conception et l’introduction de méthodes participatives pour développer les capacités des femmes et leur permettre d’exprimer leurs besoins de développement aux décideurs.
Precious Mwatsiya est la bibliothécaire de la faculté des lettres de l’université du Zimbabwe. Elle est chargée de contacter la faculté pour l’achat de matériel pour la bibliothèque et de coordonner et enseigner la maîtrise de l’information, un cours qui permet aux étudiants d’acquérir les compétences nécessaires pour avoir accès aux ressources électroniques. Elle prépare actuellement une maîtrise en bibliothéconomie et en sciences de l’information. Elle s’intéresse aux TIC et à leur utilisation pour l’apprentissage, à la maîtrise de l’information et aux bibliothèques numériques.
Angela Nakafeero est une militante féministe ougandaise. Elle est à l’origine de la création de l’ONG Development Alternatives (DELTA) et de l’Uganda Women’s Caucus on ICTs (UWCI). Elle est actuellement directrice générale de DELTA et membre du Réseau des femmes ougandaises (Women of Uganda Network, WOUGNET) et du Forum pour les femmes en démocratie (Forum for Women in Democracy, FOWODE). Angela est formatrice en analyse comparative entre les sexes, en budgétisation sensible au genre, en promotion de politiques et en planification stratégique. Elle possède une vaste expérience de l’audit/évaluation de la place réservée aux femmes, de la recherche et l’analyse des politiques et de la défense des droits de la femme. Elle a entrepris plusieurs initiatives d’intégration de la dimension du genre pour l’Union africaine et pour des organisations nationales.
Dorothy Okello est coordinatrice du Réseau des femmes ougandaises (WOUGNET), dont la mission est de promouvoir et de soutenir l’utilisation des TIC par les femmes et les organisations féminines en Ouganda. Elle a incité davantage de femmes, de petites entreprises et de communautés rurales à prendre part à la société de l’information pour le développement en militant pour la mise en place de politiques favorables aux femmes et aux TIC et en mettant en œuvre, en surveillant et en évaluant des programmes à cet effet. Mme Okello est membre du conseil stratégique de l’Alliance mondiale pour les TIC et le développement (Global Alliance for ICT and Development, GAID), accueilli par le Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies.
Salome Awuor Omamo est titulaire d’une maîtrise en organisations non gouvernementales et en gestion et consultante en recherche et en sociologie. Elle est actuellement attachée de recherches pour le Own & Associates Centre for Research and Development et responsable du développement communautaire pour Plumbers without Frontiers, deux ONG dont le siège se trouve à Nairobi, au Kenya. Le travail de Salome porte sur l’analyse comparative entre les sexes et l’intégration de la dimension du genre et la recherche et l’analyse des politiques dans le secteur social. Pour cela, elle mène des recherches qualitatives et quantitatives, elle entreprend des actions de lobbying et de sensibilisation et soutient le développement de capacités dans le domaine de l’eau et de l’assainissement, la mobilisation des communautés, le VIH/Sida et l’évaluation participative en milieu rural. Elle organise et anime également des ateliers et des séminaires. Elle a suivi des formations et travaillé dans plusieurs organisations, notamment l’Organisation internationale du travail (OIT) en Inde, Vision Mondiale en Inde, le programme APAC de l’USAID en Inde et le ministère de l’Éducation et l’UNICEF au Kenya.
Mary Rusimbi est membre fondatrice du Tanzania Gender Networking Programme (TGNP) et en a été la directrice générale pendant dix ans, jusqu’en mars 2007. En tant que fondatrice et membre du conseil d’administration de plusieurs organisations, elle a exercé des responsabilités essentielles dans le mouvement féministe pendant des années et milité en faveur de l’égalité et l’équité des sexes et du changement social au niveau national, régional et mondial. Auparavant, elle a occupé un poste d’agente de programme sur le genre pour l’ambassade du royaume des Pays-Bas et le Haut-commissariat du Canada en Tanzanie. Mary travaille actuellement comme experte en genre et en développement spécialisée dans l’analyse des genres et des politiques, la budgétisation sensible au genre, la formation participative et la facilitation, la recherche et le développement d’organisations de la société civile. Elle a publié de nombreux articles et ouvrages sur la question du genre et du développement.
Ibou Sane est chercheur et maître de conférence aux départements de sociologie de l’université Sheikh Anta Diop, à Dakar, et de l’université Gaston Berger, à Saint-Louis, au Sénégal. Il est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’université Lumière (Lyon 2), en France. Il enseigne la sociologie urbaine, politique, du développement, du secteur informel et du mouvement associatif et la méthodologie de la recherche en sciences sociales et des projets d’évaluation, ainsi que les théories sociologiques. Son travail est axé sur le secteur commercial informel au Sénégal, la démographie du développement et la démographie historique. Il s’intéresse actuellement aux liens entre le genre, les TIC et le développement.
Olive Sifuna est titulaire d’un baccalauréat en communications et développement communautaire de l’université Daystar, à Nairobi, au Kenya. Elle est attachée de recherches pour le centre RESEARCHWEB. Elle travaille actuellement comme administratrice à l’université d’agriculture et de technologie Jomo Kenyatta. Elle prépare également une maîtrise en gestion d’entreprise.
Amina Tafnout est titulaire d’une maîtrise en sciences de l’information de l’École des sciences de l’information de Rabat, au Maroc. Elle a travaillé pour le Centre de documentation national du ministère de la Planification et est actuellement directrice de projet pour l’Agence de développement social. Elle est membre de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) et responsable des communications au sein du Réseau africain des centres et cliniques juridiques des femmes dans l’espace francophone. Amina a été responsable et directrice du centre Nejma d’information et d’orientation juridique pour les femmes victimes de violences, coordonnatrice du Réseau marocain des centres d’écoute des femmes victimes de la violence (Anaruz), coordonnatrice du projet de liaison et d’information sur le genre pour la région du Machrek/Maghreb (MACMAG GLIP) et membre du comité de préparation et d’organisation du forum des ONG africaines pour l’évaluation et la mise en œuvre de la plateforme d’action de Pékin de 2004/05.
Élise Tchinda est titulaire d’une maîtrise en sciences de la gestion et prépare un doctorat en entrepreneuriat à l’université Louis Pasteur, à Strasbourg, en France. Elle enseigne à l’Institut universitaire de technologie de Douala, au Cameroun. Élise est chargée de recherches auprès de l’Association pour le soutien et l’appui à la femme entrepreneure (ASAFE) de Douala. Elle a mené plusieurs études pour l’ASAFE, tant à l’interne qu’avec les autorités camerounaises.
Aatifa Timjerdine est titulaire du Diplôme des Etudes Approfondies en Sociologie (théories sociales). Elle était professeur de philosophie avant d’être nommée membre de la Commission centrale des droits de l’homme et de la citoyenneté au ministère de l’Éducation nationale. Aatifa est membre de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) et coordonnatrice du Réseau national des centres d’écoute des victimes de violence (Anaruz). Elle a également été membre du bureau de l’Association marocaine des enseignants de philosophie de 1993 à 1997. Elle a participé à de nombreuses activités nationales et internationales sur la violence basée sur le genre, l’égalité entre les sexes, les droits de l’homme et l’autorité (leadership).
Mamadou Balla Traore est chercheur et maître de conférence à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, au Sénégal. Son travail actuel est axé sur la socioanthropologie du développement et du changement social. Il est rédacteur des Cahiers du Groupe interdisciplinaire de recherche pour l’appui à la planification régionale et au développement local (GIRARDEL) et rédacteur en chef du magazine Afrique, Sociétés, Recherche.
Alice Wanjira Munyua est cofondatrice et présidente du Kenya ICT Action Network (KICTANet) et y occupe la fonction de coordonnatrice nationale. Elle est membre de la Commission des communications du Kenya (CCK) et du conseil d’administration du Kenya Information Network (KENIC), l’organisation qui gère le domaine national de premier niveau du Kenya. Alice s’intéresse particulièrement aux politiques et réglementations concernant l’information et la communication.
Gisèle Yitamben, économiste de formation, est une consultante chevronnée d’envergure internationale. Elle est spécialisée dans le développement de l’entrepreneuriat, les TIC et le genre. Elle est la fondatrice et présidente de l’Association pour le soutien et l’appui à la femme entrepreneure (ASAFE), une organisation à but non lucratif. Elle a également occupé le poste de vice-présidente du conseil d’administration de l’Initiative de la diaspora numérique de l’UNIFEM. Gisèle est une ardente défenseure des droits des personnes défavorisées, notamment des femmes et des jeunes, et ses actions ont toujours eu pour objectif d’améliorer le bien-être des gens qui l’entourent en cherchant des ressources et des services techniques (financements alternatifs, formations et emplois à haute valeur ajoutée, etc.). Elle a initié le football de rue au Cameroun en 2004. Son équipe est arrivée sixième sur les 48 pays représentés lors de la Coupe du monde des sans-abri qui a eu lieu en 2006 au Cap, en Afrique du Sud.
A
Accord de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de 1995 sur les textiles et les vêtements, 158
Agence pour le développement de l’industrie des technologies de l’information (ITIDA) (Égypte), 68
Alliance mondiale pour les TIC et le développement (GAID), 251
amazigh, 93
analphabétisme, 8, 35, 62, 69, 111, 112, 135, 138, 179
Angelou, Maya, 233
apprentissage en ligne, 79, 82, 165, 221
Association for the protection of Environment (APE) (Égypte), 69, 97, 98
Association pour le soutien et l’appui à la femme entrepreneure (ASAFE) (Cameroun), 164, 253, 254
attitude des parents, 203
B
Banque mondiale, 26, 37, 50, 132, 143, 153, 159, 167, 196
Break Through (école) (Tanzanie), 230
Bureau régional de l’Afrique orientale et australe (BRAFO), 170
C
Cameron, J., La Veine d’or…, 225
capabilité (capability), 122, 174
capacité d’agir (agency), 2, 10, 17, 151, 243
cartographie des incidences (outcome mapping, OM), 43, 51
Central Bureau of Statistics (CBS) (Kenya), 143
centre communautaire polyvalent (multi-Purpose Community Centre, MPCC), 42
centre d’écoute et d’orientation juridique des femmes victimes de violence (Maroc), 103, 104
Centre de la tribune internationale de la femme (CTIF), 170, 171
Centre de recherches pour le développement international (CRDI), 1, 5, 11, 170, 196, 212, 213, 214, 250
Chambre de commerce, d’industrie, des mines et de l’artisanat du Cameroun (CCIMA), 158, 160, 161, 166
Chipata District Women Development Association (Zambie), 117
Cliffe, Lionel, 237
Comité de coordination des organisations non gouvernementales (NGOCC), 116, 117, 118, 119, 121, 124
commerce électronique, 68, 74, 159
Commission des communications du Kenya (Communications Commission of Kenya, CKK), 141, 153, 254
Community Development and Environmental Protection Association (Égypte), 93
Conseil national ougandais des sciences et technologies (UNCST), 170
Conseil pour l’autonomie des femmes en Afrique (CEEWA), 170, 171
Consumer Affairs Movement of Nigeria (CAMON), 64, 65
Coopérative italienne pour le développement des pays émergents (COSPE), 69, 71, 93
cours d’informatique, 33, 164, 176, 179
D
Direction du développement et de la coopération suisse (DDC), 54, 65
division du travail en fonction du genre, 40
E
effet de diffusion (trickle-down effect), 2
entretiens semi-structurés, 28, 56
espaces genrés, 91
F
Fondation Fantsuam, 55, 56, 62, 65, 247, 248
Fonds monétaire international (FMI), 132
Forum pour les femmes en démocratie (FOWODE), 251
fossé entre les genres, 26, 201, 211
fossé numérique, 35, 105, 112, 124, 229, 239
free attitude interview (FAI), 43, 50, 89
G
Groupe de développement de la technologie intermédiaire (ITDG), 40, 51
groupe de discussion, 28, 43, 81, 85, 171, 199
Groupe interdisciplinaire de recherche pour l’appui à la planification régionale et au développement local (GIRARDEL), 254
Groupement de Promotion Féminine (GPF) (Sénégal), 130, 133, 138
H
I
introspection, 5, 6, 19, 20, 21
indice sur l’inégalité entre les sexes dans le monde (Global Gender Gap Index), 64
J
journal photo, 45
justice sociale, 5, 8, 151, 232
K
kiosques de téléphonie mobile, 61, 62
Kvinnoforum, 191
L
laboratoires informatiques, 16, 79, 80, 81, 83, 84, 86, 93
Loi sur la croissance et les opportunités en Afrique (AGOA), 158, 167
messages textes, 32, 45, 49, 55, 62, 63, 117, 121, 134
micro et petites entreprises (MPE), 143, 147
Moustakas, C., Heuristic Research…, 222, 225
N
Nabweru Revolving Fund, 178
Nakaseke Women’s Development Association (NAWODA), 178
New York International Gift Fair, 69
O
objectifs du Millénaire pour le développement, 11
organisations non gouvernementales (ONG), 67, 69, 74, 92, 93, 95–101, 113, 116, 217, 249, 251, 253
orientation professionnelle, 223, 237
P
pauvreté, 7, 8, 11, 26, 28, 37–41, 54, 67, 103, 111, 112, 119, 122, 123, 128, 137, 138, 143, 150, 155, 169, 178, 193, 201, 227, 228, 230, 232, 233, 239, 240, 245, 247, 250
phallo-technologie, 112 préférence adaptative, 17, 151, 174
processus d’autonomisation, 36, 44, 195, 210, 239, 244
processus participatif d’évaluation de la pauvreté en Ouganda (MFPAED), 169, 181
R
radios communautaires, 27, 29, 30
recherche émancipatoire critique, 5
Recherches sur le genre en Afrique: les TIC au service de l’autonomisation (GRACE), 1, 5, 7, 20, 155, 184, 248, 249
Réseau des femmes ougandaises (WOUGNET), 251
Réseau national des centres d’écoute des victimes de violence (Anaruz), 253
rôles sexospécifiques, 83, 152, 173, 191, 235
S
sambaza, 148
Saul, John, 237
séances d’appels gratuits, 56
secteur de l’édition, 235, 236
Sen, A., Un nouveau modèle économique…, 11, 38, 90, 122, 124, 155, 181, 246
sexisme entre les femmes, 18, 19, 20
Shell Solar, 41
sociétés androcratiques, 13, 16
stéréotypes sexospécifiques, 203, 205, 209
Tanzania Gender Networking Programme (TGNP), 232–234, 250, 252
taux net de scolarisation (TNS), 201
Te Te (Tanzanie), 230
technologies de l’information et de la communication au service du développement (TIC-D), 1, 2, 67
télécentres, 25, 27–30, 33, 34, 36, 100, 160, 170, 171, 175–179, 249
transformational attitude interview (TAI), 6, 11, 43, 50
Twekembe Women’s Group, 178
U
université de Dar es Salaam, 237
université du Zimbabwe, 15, 79–81, 86, 88, 89, 250, 251
université virtuelle africaine, 85
W
Women Weavers Online, 75
Woolf, Virginia, Une chambre à soi, 92, 102
Z