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Lorsque les liens communautaires mènent aux crimes violents

 

Exploration de la cohésion sociale et de la méfiance envers l’État à titre de facteurs incitant à la violence urbaine

Même si leur quartier est réputé dans le monde entier pour les fabuleux sables blancs de la plage de Copacabana, les résidants du district de Tabajaras/Cabritos de Rio de Janeiro sont inquiets face aux changements radicaux auxquels ils assistent depuis quelques années. Pour lutter contre l’épidémie de crimes violents qui sévit à Rio, en 2010, des unités de police pacificatrice ont été déployées dans toute la zone en vue de démanteler les réseaux criminels qui contrôlaient de larges pans de la ville.

Si les fusillades sont de plus en plus rares à Tabajaras/Cabritos, les résidants de longue date s’inquiètent maintenant parce qu’ils sentent que le quartier ne leur appartient plus. À mesure qu’il devient plus sûr, il attire de nouveaux investissements et de nouveaux visages — qui ne sont pas toujours les bienvenus. Un membre de l’association locale de résidants se plaint de se sentir poussé au-dehors par la hausse des loyers et les nouveaux arrivants qui bousculent les normes locales : « [Ce sont] des gens qui ne respectent pas […] l’ordre intérieur. Ils jettent leurs déchets n’importe où, installent des bars à tous les coins de rue […] De sorte qu’aujourd’hui, des gens construisent dans la communauté, de façon abusive, des immeubles qui peuvent atteindre huit étages, même si c’est interdit. » [Traduction]

Après des années d’un gouvernement inefficace, marqué par la corruption et l’impunité, les Vénézuéliens ont perdu confiance dans la primauté de la loi. Les communautés ont adopté leurs propres normes et règlements qui servent à résoudre les conflits et à atténuer les tensions découlant de la crise aiguë du logement et du manque de services de base et d’espaces publics.

Des recherches effectuées antérieurement en Europe et en Amérique du Nord pointent vers la cohésion sociale – c’est-à-dire les valeurs et les normes communes qui créent la confiance et un sentiment d’appartenance chez les membres de la communauté – à titre de facteur positif contribuant à prévenir la violence dans les villes. Les données probantes indiquent que ces liens aident les communautés à s’organiser et à prendre des mesures en vue d’assurer le bien collectif. Des programmes de prévention de la violence dans bon nombre de villes du Nord ont donc été conçus pour renforcer les liens de la communauté et la confiance dans les institutions. Mais de nouvelles recherches en provenance des pays du Sud montrent que, dans certains contextes, ces mêmes liens sociaux peuvent aussi engendrer la violence.

De 2013 à 2016, des experts financés au titre de l’initiative Villes sûres et inclusives (SAIC) ont étudié les liens entre la pauvreté, la violence et les inégalités dans des centres urbains de l’Afrique subsaharienne, de l’Asie du Sud et de l’Amérique latine. Plusieurs projets ont étudié comment la cohésion sociale peut contribuer à expliquer pourquoi certaines communautés sont moins enclines à la violence que d’autres. En même temps, des éléments probants en provenance de ces villes pointent vers une facette plus sombre : ces mêmes liens sociaux peuvent aggraver certaines formes de violence et d’exclusion, comme la violence des gangs et le comportement du justicier, plus particulièrement dans les endroits où les communautés ont perdu toute confiance dans la primauté de la loi ou ont connu des vagues de migration.

Donner naissance à des systèmes parallèles d’autorité

Dans plusieurs des villes à l’étude, les résidants ont très peu accès aux services ou aux avantages sociaux de base — plus particulièrement dans les établissements spontanés à faible revenu. Là où l’État est absent ou s’est retiré, la relation limitée entre la population et les autorités gouvernementales repose sur la méfiance réciproque. Dans de telles circonstances — là où les représentants du gouvernement et la police sont craints plutôt que respectés — les résidants en viennent à ne compter que sur eux-mêmes pour assurer leur protection et la justice.

Aujourd’hui, le Venezuela est l’un des États les plus violents de l’Amérique latine. Même durant les années où il s’enrichissait grâce à ses ressources pétrolières, le pays a assisté à une montée rapide de la criminalité, les taux d’homicide ayant plus que doublé entre 1999 et 2010, passant de 25 pour 100 000 personnes à 57. Après des années d’un gouvernement inefficace, marqué par la corruption et l’impunité, les Vénézuéliens ont perdu confiance dans la primauté de la loi. Les communautés ont adopté leurs propres normes et règlements qui servent à résoudre les conflits et à atténuer les tensions découlant de la crise aiguë du logement et du manque de services de base et d’espaces publics.

L’autre jour, une voisine qui était la dernière personne [à avoir été cambriolée] me disait qu’ils s’étaient aussi [introduits dans sa maison].

Une dirigeante sociale de Los Copihues, Santiago, décrivant sa peur des migrants étrangers

L’expression positive de la cohésion sociale peut être vue dans la confiance que placent les gens dans la famille, les groupes confessionnels et les voisins. La recherche a montré que 68 % des répondants comptent sur leurs voisins pour les protéger, tandis que seulement 26 % comptent sur les policiers. On fait aussi confiance aux femmes en tant qu’artisanes de la paix — dans leurs rôles traditionnels de mères, d’enseignantes et de religieuses.

Mais la méfiance à l’égard des autorités a enhardi les paramilitaires et les gangs criminels et les a installés à titre de solutions de rechange au gouvernement, et ce, avec l’appui des résidants. La recherche effectuée au Brésil a montré une dynamique semblable à Rio de Janeiro, où les résidants des favelas sont déchirés entre deux sources d’autorité antagonistes — les narcotrafiquants et les policiers.

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Un policier tenant un fusil
Photo : Mads Nissen / Panos

Voir les migrants comme des « étrangers »

La recherche effectuée au Chili, en Colombie et au Pérou a illustré une autre facette sombre de la cohésion sociale. Les liens étroits qui existent au sein des communautés établies peuvent peser lourdement contre les migrants et ceux qui sont perçus comme des étrangers, et ce, même dans les quartiers issus de la migration.

À partir des années 1950, bon nombre de villes latino-américaines ont connu des vagues de migrants ruraux à destination des milieux urbains. Avec un accès limité aux logements ou aux services officiels, les pauvres ont commencé à occuper illégalement des terrains et à y construire des maisons. Certains gouvernements ont par la suite accepté à contrecoeur ces établissements spontanés, et ce, même si peu de services y étaient fournis et si les résidants vivaient dans la crainte constante d’une expulsion. L’héritage de ce genre de colonie de peuplement est un degré élevé d’auto-organisation dans les quartiers pauvres et des liens sociaux très développés.

À Bogotá et à Lima, la migration interne continue de jouer un rôle important dans l’évolution du milieu urbain. Près de la moitié des habitants des quartiers pauvres à l’étude sont nés ailleurs au pays. À Bogotá, les relations sociales à l’intérieur des quartiers sont poussées à la limite par le caractère éphémère associé à ce déplacement. Lima a connu dans les années 1980 une migration liée au conflit plus limitée. Si elle a touché les modèles de croissance des quartiers, il reste qu’elle a imposé moins de tension sur les relations locales. À Santiago, toutefois, on a constaté que les quartiers étaient très stables, avec une population constituée à plus de 80 % de résidants qui étaient nés dans la ville. En conséquence, le petit pourcentage d’immigrants étrangers dans les zones à l’étude y est très visible — et plus susceptible d’être vu comme des « criminels » et des « terroristes ».

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Des enfants jouent dans une allée
Photo : Lianne Milton / Panos

On a constaté une tension semblable entre les aspects positifs et négatifs de la cohésion sociale dans l’établissement de Khayelitsha, à Cape Town. Deuxième plus grand township en importance de l’Afrique du Sud, Khayelitsha affiche des degrés élevés de pauvreté et de violence, ainsi que des taux d’homicides parmi les plus élevés du pays. La recherche a permis de relever de nombreux exemples d’entraide et de solidarité entre résidants fondées sur l’éthos sud-africain de l’Ubuntu (l’humanité passe par l’autre). Mais on a constaté que cette solidarité peut aussi servir de justification à l’adoption d’un comportement de justicier à l’endroit des gens perçus comme étant des étrangers ou des criminels.

Les vendeurs clandestins locaux, par exemple, surveillent les affaires de leurs collègues. « Nous nous faisons confiance, a expliqué l’un d’entre eux, si quelqu’un a un problème, il peut demander de l’aide à son voisin ». Mais cette aide mutuelle peut rapidement prendre la forme d’agressions collectives contre les « étrangers ». À titre d’exemple, des résidants se sont rassemblés contre un marchand chinois qu’ils accusaient d’avoir maltraité un travailleur :

« C’était l’heure du déjeuner, et j’ai vu que des gens se rassemblaient devant le magasin 5 Rand du Chinois, certains avaient ramassé des pierres, d’autres s’étaient munis de parapluies ou de balais réquisitionnés dans les toilettes du centre commercial [...] Les gens prétendaient que le Chinois maltraitait ses employés et lui criaient de rentrer chez lui, en Chine. » [Traduction]

Les effets protecteurs de la cohésion sociale

On a longtemps supposé qu’une grande pauvreté allait de pair avec des taux de criminalité élevés. Toutefois, la recherche effectuée au Ghana suggère que la cohésion sociale pourrait contribuer à égaliser les chances, en fournissant un certain degré de sécurité dans les quartiers pauvres, au moins contre certains types de crimes. Lors d’une étude comparative des quartiers à faible revenu, à revenu intermédiaire et à haut revenu, des chercheurs ont constaté que les quartiers à revenu intermédiaire étaient les moins sécuritaires. Les quartiers pauvres assuraient leur propre sécurité en se fiant à la vigilance exercée par les voisins qui étaient davantage susceptibles de se trouver à la maison que les résidants des quartiers à revenu intermédiaire. Les riches, en revanche, pouvaient s’offrir des gardiens de sécurité et des systèmes de surveillance pour protéger leur propriété contre les entrées par effraction. .

On a aussi constaté que les quartiers à faible revenu comptaient moins de murs d’enceinte et autres obstacles du même genre pouvant servir à abriter les actes criminels tout en nuisant aux interactions sociales et à la création de liens entre voisins. L’analyse effectuée par l’équipe laisse entendre que, même si les services de police sont jugés comme le facteur le plus important pour assurer la sécurité dans les quartiers, il faut aussi prendre en considération le soin apporté à la conception des immeubles et des quartiers pour éviter de nuire à la cohésion communautaire.

Reconstruction de l’effort collectif et de la confiance dans l’Étate

Dans tous les secteurs à l’étude, la perte de confiance à l’égard du gouvernement semblait associée à l’expression la plus négative de la cohésion sociale, comme le comportement de justicier et l’habilitation de réseaux criminels. Pour rétablir la confiance, les gouvernements doivent prouver qu’ils sont dignes de confiance et sensibles aux besoins des citoyens. La recherche menée en Asie du Sud et en Afrique du Sud a permis d’illustrer, à bien des égards, comment la participation des communautés au processus décisionnel constitue une étape importante vers la construction de cette confiance. En même temps, appuyer les communautés dans l’exercice des expressions positives de leurs liens sociaux – comme leur confiance dans la famille et les voisins, ou l’organisation de groupes populaires — peut canaliser les énergies des citoyens vers des mesures constructives qui réduisent la violence, l’insécurité et l’exclusion sociale.

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un groupe de femmes avec des enfants dans un village
Photo : Clive Shirley / Panos

En Inde et au Sri Lanka, une étude comparative des communautés déplacées de Colombo, Kochi et Jaffa a suggéré que l’un des facteurs qui déterminent le degré de cohésion sociale dans les communautés déplacées est la consultation préalable et la perception d’une « équité » relative dans le processus de réinstallation. À Colombo, par exemple, où des résidants de nombreux bidonvilles ont été relogés dans des condominiums modernes à plusieurs étages, les liens sont restés fragilisés en raison de l’injustice perçue parce que tous les résidants avaient été relogés à la même enseigne, et ce, malgré les différences dans leur situation sociale antérieure. Comparativement, en Afrique du Sud, un programme d’emploi national appelé le Programme de travail communautaire a accru le sentiment de sécurité des résidants en investissant dans des « activités utiles » comme elles avaient été définies par les communautés elles-mêmes. La recherche suggère qu’il se pourrait que ce soit la nature communautaire du programme qui, en renforçant les liens sociaux, rend les quartiers plus sécuritaires. Le fait de rassembler les résidants pour résoudre les problèmes locaux semble renforcer les expressions positives de liens sociaux entre les membres des collectivités qui sont d’origines diverses.

À l’avenir : se servir des leçons apprises de la cohésion sociale pour construire des villes plus sécuritaires

Ces nouvelles perspectives concernant les rouages de la cohésion sociale dans les villes des pays du Sud mettent en évidence les leçons importantes pour la conception des programmes destinés à réduire la violence. Plus particulièrement, il faut comprendre les normes et les liens qui préexistaient et veiller à ce que les interventions préservent et non remplacent les moyens positifs avec lesquels les voisins, les familles et les réseaux locaux s’appuient mutuellement et améliorent leur bien-être collectif.

Les données probantes issues de l’initiative Villes sûres et inclusives (SAIC) suggèrent que les praticiens et les responsables des politiques devraient faire ce qui suit :

  • Reconnaître que la cohésion sociale peut prendre différentes formes dans les pays du Nord et du Sud.
  • Adapter les mesures de prévention de la violence pour qu’elles reflètent l’histoire, les normes et les valeurs locales, tout en tirant parti de la manière dont les communautés locales s’auto-organisent et régissent le comportement collectif.
  • Mobiliser les communautés dès le début de la conception du programme et créer des occasions pour que celles-ci puissent établir des priorités et participer à toutes les étapes de la planification et de la mise en oeuvre.
  • Consolider le rôle des institutions non officielles (voisinage et groupes confessionnels, etc.) qui jouent un rôle dans le maintien de la sécurité et de l’ordre social.
  • Encourager les caractéristiques en matière d’urbanisme et de logement qui favorisent les interactions sociales entre voisins et permettent l’exercice d’une « surveillance » naturelle.

 

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