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Par: Fabrice de Pierrebourg
 
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Un homme syrien tient son petit enfant dans ses bras, un autre enfant jette un coup d'œil par l'embrasure d'une porte.
Fabrice de Pierrebourg
Mohammed At-Khatib et deux de ses trois enfants, réfugiés en Jordanie depuis 2013.

Chacun de ses pas soulève une poussière couleur crème, fine comme de la farine. De la sueur ruisselle sur son front. En cette journée caniculaire où le mercure frôle les 40 oC, Amir profite d’une pause bienvenue pour aller se reposer à l’ombre. Ce Syrien âgé de 28 ans, réfugié en Jordanie depuis 10 ans, a été embauché il y a huit mois comme manutentionnaire par une entreprise artisanale qui produit des plaques de marbre à Irbid, la deuxième ville de ce pays avec ses 1,8 million d’habitants, dans l’extrême nord.

Un travail pénible qui rapporte 14 dinars (26 dollars) par journée de 12 heures, six jours par semaine. Juste à peine, dit-il, de quoi payer le loyer, l’électricité, l’eau et nourrir sa famille. « Mais ici, j’ai trouvé la paix », se console cet homme frêle au sourire presque gêné.

Amir fait partie de cette vague de Syriens qui ont trouvé asile en Jordanie dès les premières phases de la guerre, en 2011 et 2012. Un exil qu’ils croyaient temporaire, persuadés que ce conflit ne durerait pas, comme la majorité de leurs compatriotes réfugiés dans les pays limitrophes, principalement en Turquie (3,8 millions, selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés) et au Liban (840 000).

Une décennie plus tard, en Jordanie, 674 000 hommes, femmes et enfants sont toujours inscrits auprès de l’Agence, ou Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). En réalité, il y en aurait près de 1,3 million éparpillés dans ce pays d’environ 11 millions d’habitants, à peine plus étendu que le Nouveau-Brunswick.

Seulement 17 % des réfugiés « officiels » vivent en vase clos dans deux camps, Za’atari et Azraq, établis le long de la frontière avec leur pays d’origine. Tous les autres travaillent et mènent leur vie dans la communauté. Ils ne s’entassent pas dans de gros ghettos ou dans des campements misérables comme il en existe des centaines au Liban, installés sur des terrains loués à fort prix par des propriétaires fonciers opportunistes. En Jordanie, ils sont presque invisibles. Fondus parmi leurs hôtes.

La quasi-totalité des Syriens rencontrés pendant notre périple, qui nous a conduits d’Amman jusqu’à la frontière syrienne, ne tarissent pas d’éloges envers le royaume jordanien. Même les Nations unies ont récemment déclaré que celui-ci est « à l’avant-garde des efforts visant à donner aux réfugiés [syriens] l’accès à un emploi décent ». 

Un vent d’inquiétude souffle cependant, chaud et abrasif comme celui qui fouette les vestiges en basalte du site antique d’Umm Qais, dominant la Syrie, Israël et le plateau du Golan. Les difficultés économiques engendrées par la chute du tourisme ces deux dernières années, à cause de la COVID-19, font mal dans ce pays où 12 % du PIB dépendait de cette industrie. Face à un taux de chômage qui oscille entre 22 % et 25 % depuis 2020, le gouvernement doit pratiquer un périlleux exercice de funambule afin de ne pas susciter le mécontentement de la population. À demi-mot, des Jordaniens commencent à dire que la mise au ban du régime voisin, qui elle aussi nuit à l’économie transfrontalière, a peut-être fait son temps.

Sans compter que l’aide internationale, mobilisée par la pandémie et la guerre en Ukraine, se tarit peu à peu. Conséquence : certains Syriens songent à rentrer, à contrecœur, malgré la guerre qui fait encore rage… 

« Cette guerre interminable est déprimante, mais le monde nous a oubliés », regrette Amir, désabusé, la voix presque couverte par le vacarme d’une machine qui découpe avec une facilité déconcertante une roche imposante en tranches régulières.

La trajectoire d’Amir ressemble à celle racontée par la majorité des Syriens avec qui nous avons discuté. Comme beaucoup d’entre eux, il habitait Deraa. Cette petite ville située à trois kilomètres de la Jordanie est considérée comme le berceau de la révolution populaire inachevée, amorcée dans la foulée du printemps arabe en Tunisie et en Égypte.

Une première manifestation en mars 2011 pour réclamer justice après l’arrestation et la torture d’adolescents de Deraa, auteurs de graffitis anti-Bachar al-Assad, puis une seconde réprimée dans le sang ont essaimé en guerre totale. Par vengeance, le régime de Damas s’est acharné longtemps sur Deraa et ses habitants. 

De son pays quitté dans la précipitation en novembre 2012, Amir n’a pu emporter que des souvenirs de brutalité et d’inhumanité. Il a perdu l’ouïe de son oreille gauche sous les coups de ses geôliers alors qu’il était incarcéré dans une prison du régime, accusé d’être « un espion de l’étranger ». Deux mois de sévices, de râles de douleur d’hommes torturés à mort, de cellules de quatre mètres carrés surpeuplées, avant d’être enfin libéré.

Une fois en sécurité en Jordanie, Amir en a bavé pour trouver de petits boulots, même sous-payés. Et il vit encore dans la précarité.

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Un homme syrien se tient devant des dalles rocheuses.
Fabrice de Pierrebourg
Amir, qui taille du marbre pour 26 dollars par jour, six jours par semaine, a quitté la Syrie il y a 10 ans.

Pourtant, lorsqu’on leur demande si on peut parler d’un modèle d’accueil jordanien, de nombreux réfugiés répondent qu’ils se sentent chez eux, même si tout n’est pas parfait. Un constat basé sur leur expérience ou sur la comparaison de leur sort avec celui de proches exilés en Turquie ou au Liban. Dans ces pays, les Syriens sont victimes de « discrimination » notamment dans le travail, a remarqué Mohammad, 29 ans, cuisinier dans le quartier Zouhour à Amman, après un bref séjour « difficile » à Beyrouth. 

Ailleurs dans la capitale, un autre cuisinier, Mohammad Nabulsi, 29 ans lui aussi, affirme : « La Jordanie est le pays le plus hospitalier que je connaisse… J’ai eu un permis de travail. Je me suis marié ici. Mes enfants sont nés ici. On profite de la liberté. Jamais je ne retournerai en Syrie ! » assure-t-il, planté près de son poulet à shawarma cuit à la broche.

Son collègue Hussam Barqash, 26 ans, raconte avoir constaté la « générosité phénoménale des Jordaniens » dès le moment où il a franchi la frontière, en mars 2013, portant son père amputé des jambes. « Les militaires jordaniens nous ont souhaité la bienvenue puis offert du thé et de l’eau. »

Et lorsqu’il est arrivé à Amman, la ville tentaculaire aux sept collines, avec ses quatre millions d’habitants, ses magasins remplis, ses restaurants, ses rues fourmillantes de vie dominées par une citadelle, ses vestiges antiques témoins du riche passé de l’ancienne Philadelphie romaine, Hussam s’est senti, se souvient-il en riant, « comme Alice au pays des merveilles ».

« C’est un pays ouvert qui a le sens de l’empathie et de l’hospitalité et où le concept de réfugié est accepté », note Oroub El-Abed, chercheuse principale au Centre d’études libanaises (CLS), rencontrée dans son bureau de la capitale. Elle rappelle l’historique de ce petit royaume hachémite qui a absorbé près de 2,3 millions de Palestiniens, surtout au cours de deux vagues d’exode — en 1947, soit un an après son indépendance, puis en 1967, lors de la guerre des Six Jours, qui a opposé Israël à l’Égypte, la Jordanie et la Syrie.

La chercheuse jordanienne, d’origine palestinienne, s’intéresse depuis longtemps au sort des réfugiés palestiniens, irakiens et syriens de la région. Certains de ses projets de recherche ont été financés par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), établi à Ottawa.

« Beaucoup de ces Syriens arrivés en Jordanie n’y sont pas venus par hasard, souligne-t-elle. Certains y avaient déjà un ancrage. Soit professionnel, pour avoir travaillé ici avant la guerre en Syrie, soit personnel, par des liens du mariage remontant parfois à l’ère ottomane, ou même par des liens tribaux transfrontaliers. »

Mais leur situation ne serait pas aussi idyllique qu’on pourrait le croire. Et parce que les mots ont leur importance, la chercheuse insiste sur le fait que le terme « inclusion » est plus adéquat qu’« intégration » lorsque l’on évoque le cas des Syriens en Jordanie. « L’intégration implique le droit à une bonne éducation, à un hébergement abordable et non pas à des prix gonflés par opportunisme, ainsi que le respect des droits des travailleurs. Or, selon nos recherches, ces trois conditions ne sont pas réunies », estime-t-elle.

Les réfugiés syriens n’ont eu longtemps le droit de travailler que principalement dans trois secteurs : la construction, l’agriculture et l’industrie manufacturière, dont le textile. Des emplois difficiles, au bas de l’échelle, mal rémunérés. Ce carcan réglementaire s’est néanmoins un peu assoupli récemment, s’est félicité le HCR, avec l’ouverture au domaine de la santé, lors de la crise de la COVID-19, et aux services à la vente. Un nombre record de 22 000 permis de travail ont été délivrés à des Syriens en 2021, payés par ceux-ci, par leur employeur ou par le HCR. Mais la porte des emplois « professionnels » qualifiés, elle, demeure close.

La grande préoccupation d’Oroub El-Abed est l’accès des jeunes à une éducation de qualité, afin qu’ils ne deviennent pas une « génération sacrifiée ». La plus récente recherche qu’elle a pilotée au CLS, financée par le CRDI, se penche justement sur les « liens entre les jeunes réfugiés et l’emploi » en Jordanie et au Liban. 

La plupart des Syriens à qui nous avons parlé sont effectivement arrivés jeunes au pays du roi Abdallah II. Ils ont interrompu leurs études et mis une croix sur leurs rêves professionnels parce que ce n’était plus la priorité, surtout s’ils devaient soutenir leur famille.

« J’aurais aimé devenir ingénieur pétrolier, mais c’est impossible d’étudier quand tu dois travailler pour survivre », résume Youssef K., 26 ans, qui passe ses journées à confectionner des petits chaussons salés à Amman.

Walid Diab, 22 ans, a lui aussi été privé d’école dès l’âge de 14 ans, pour trimer 12 heures par jour dans un supermarché tenu par un Jordanien, qui le « traitait mal ».

Ceux qui peuvent étudier ne bénéficient que d’une scolarité limitée à trois heures l’après-midi (le matin est en majorité réservé aux Jordaniens), et souvent de piètre qualité, déplore Oroub El-Abed. « Beaucoup de Syriens ont vite été démotivés parce que leurs enseignants étaient soit vieux, soit désabusés, ou passaient leur temps sur leur téléphone ! »

D’autres ont affirmé au cours de la recherche ne pas être intéressés par des études universitaires puisque, arguent-ils, la plupart des emplois qualifiés leur sont interdits. Seulement 11 % des jeunes Syriens de 15 à 29 ans interrogés dans le cadre de cette étude avaient obtenu un diplôme universitaire, contre 28 % pour les Palestiniens. Au total, près de 44 %, en majorité des garçons, auraient abandonné leur scolarité.

« Ces jeunes sont condamnés à demeurer ici, craint Oroub El-Abed. La Jordanie a la clé de leur avenir. Après 11 ans, il est temps qu’elle reconnaisse que ces réfugiés sont des atouts précieux et qu’elle leur accorde des droits élémentaires. » Droits à un logement abordable, à une éducation de qualité, à un travail correctement rémunéré.

La chercheuse insiste sur la nécessité de porter attention à cette génération si l’on ne veut pas en payer le prix un jour. Allusion notamment au fait que les groupes terroristes actifs en Afrique et au Moyen-Orient tirent profit des frustrations sociales et des faillites éducatives pour recruter des adeptes.

Zakaria Ashour, 61 ans, qui a quitté la région de Damas en octobre 2012, connaît un sort a priori plus enviable que celui de beaucoup de ses compatriotes. Ex-ingénieur et ancien élu local, il a été embauché il y a sept ans comme responsable des travaux par une entreprise jordanienne.

Cet homme au franc-parler nous a donné rendez-vous au pied d’un immeuble de 12 luxueux appartements en construction au sud de la capitale.

Zakaria Ashour aime son travail et veut que les « choses soient réalisées parfaitement ». Alors, dès l’aube, il arpente sans relâche son chantier, 11 heures par jour, téléphone portable à la main, pour inspecter les travaux ou distiller des conseils. Et il ne manque pas une occasion de s’extasier devant la qualité du boulot accompli par ses ouvriers, surtout ses compatriotes !

« Les Syriens sont autosuffisants et ont toujours travaillé dans tous les domaines. Alors les ouvriers syriens sont plus qualifiés, plus méticuleux et maîtrisent mieux les techniques que les Égyptiens, par exemple. »

Il ne ressent ni jalousie ni animosité de la part des citoyens du pays hôte. « Malgré le taux de chômage élevé, si tous les Syriens et Égyptiens rentraient dans leur pays, les Jordaniens ne pourraient pas prendre leur place », jure-t-il avec aplomb.

Aujourd’hui, le régime de Bachar al-Assad contrôle, grâce au soutien militaire de ses alliés iraniens et russes (dont les mercenaires du groupe Wagner) ainsi que des combattants du Hezbollah libanais, les deux tiers d’une Syrie affaiblie et morcelée. Le reste du pays est entre les mains des milices arabo-kurdes appuyées par l’Occident, de la Turquie, et même de rebelles et du groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS), confinés dans la région d’Idlib.

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3 hommes travaillent sur une machine à paver.
Fabrice de Pierrebourg
Zakaria Ashour (à gauche) a pu trouver un boulot il y a sept ans dans une entreprise jordanienne. Sur ce chantier, cet ancien ingénieur travaille surtout avec des ouvriers syriens, dont il apprécie la minutie.

Mais cette guerre, qui aurait fait près de 500 000 morts, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), et provoqué l’exil d’environ six millions de Syriens, ne retient plus l’attention. Les bombardements ne font l’objet que de quelques brèves dans les médias du monde.

Les yeux de la communauté internationale sont tournés vers l’Ukraine. Et par un effet de vases communicants, l’aide humanitaire, dont le financement a déjà souffert durant la pandémie, doit désormais être partagée entre ces deux conflits, entre autres.

Sur le terrain, le désengagement partiel ou total d’organisations humanitaires, étatiques ou non, est perceptible. Dont celui de Médecins Sans Frontières, qui a fermé en janvier 2022 sa clinique du camp de Za’atari. Une décision « opérationnelle » basée sur « une évaluation des besoins sanitaires et humanitaires », et non financière, justifie néanmoins l’ONG, qui a plutôt déployé des équipes dans le nord de la Syrie, toujours déchiré par la guerre, mais où l’accès « est garanti » à ses membres.

« L’oubli est un défi pour nous, et la guerre en Ukraine a un effet sur les financements », constate pour sa part Mario Echeverria, chef de la sous-délégation de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés à Mafraq, dans le nord de la Jordanie.

L’avenir est à ce point sombre que cet été, le représentant jordanien de l’agence onusienne, Dominik Bartsch, a lancé un appel à un financement d’urgence d’au moins 34 millions de dollars américains pour les Syriens de Jordanie afin d’éviter une « crise humanitaire » imminente. C’est que le contexte politique et économique international défavorable survient alors que le pays peine déjà à se relever de la pandémie. Elle a été néfaste aussi pour les réfugiés, en particulier ceux qui exploitaient de petits commerces dans Za’atari. Beaucoup ont été acculés à la faillite.

Vu de la route, Za’atari ressemble à tous ces camps de réfugiés du Moyen-Orient. Un océan de conteneurs blancs cerné de grillages et à l’accès sévèrement gardé. Ce qui était en juillet 2012 un camp de tentes temporaire est devenu au fil du temps une ville, avec ses commerces, ses écoles et ses cliniques.

Près de 80 000 réfugiés, dont la moitié mineurs, y sont hébergés. À peine 1 800 détiennent un permis de travail. Ils bossent dans des usines ou chez des producteurs agricoles de la région. Ceux qui n’ont pas de permis n’ont aucune difficulté à trouver du boulot au noir. En particulier chez les maraîchers.

Chaque jour, des dizaines et des dizaines de réfugiés font la queue depuis tôt le matin devant l’entrée sécurisée des bureaux du HCR à Mafraq pour s’inscrire sur les listes officielles ou renouveler leur inscription.

Mario Echeverria et son équipe du HCR se creusent la tête pour faire autant avec moins, à défaut de pouvoir faire plus. Par exemple, en diminuant les coûts de location de terrains. Lui aussi vante la Jordanie comme « modèle à suivre au Moyen-Orient, même si chaque modèle peut être sans cesse amélioré ». Ce quadragénaire trapu au long parcours dans l’humanitaire vient d’ailleurs tout juste d’arriver en Jordanie, après des missions qui l’ont conduit d’Haïti en Irak en passant par le Venezuela.

« Ces réductions [du financement international] tombent à un mauvais moment et mettent en péril les progrès réalisés jusque-là », déplore-t-il. Et Za’atari a besoin d’une cure de jeunesse.

Les 25 000 modules d’hébergement en dur (conteneurs), qui ont remplacé dès 2013 les fragiles tentes du début, doivent être remis en état pour que leur durée de vie utile, fixée à huit ans, soit prolongée. Or, le budget ne permet d’en rénover qu’un millier par an. « Un gros problème », se désole Mario Echeverria.

Quant à la centrale solaire, elle ne suffit plus à répondre aux besoins énergétiques grandissants, avec pour conséquence que les résidants du camp n’ont plus que 9 heures d’électricité par jour, comparativement à de 12 à 14 heures auparavant. 

Autre « défi » : le nombre de Syriens qui se sont résolus à revenir au camp au cours des sept premiers mois de 2022, après avoir vécu dans la communauté jordanienne, est déjà supérieur au chiffre total de 2021, ce qui va accentuer la pression sur les infrastructures locales, explique Mario Echeverria.

Au début du mois d’août, le ministre canadien du Développement international, Harjit Sajjan, a profité d’un déplacement en Jordanie, à qui le Canada a accordé une aide de 25 millions de dollars, pour se rendre au camp de Za’atari avec l’intention, se réjouit Mario Echeverria, de « convaincre ses partenaires [occidentaux] de ne pas oublier les Syriens ».

La diminution des financements touche déjà par ricochet les réfugiés syriens bénéficiaires de l’aide mensuelle du Programme alimentaire mondial (PAM). Cette allocation offerte aux réfugiés vulnérables vivant en dehors des camps est calculée selon le nombre de membres de la famille et leurs revenus. Au début d’août, tous ont reçu le même message texte laconique les avertissant que les versements seraient amputés du tiers.

Dans sa modeste maison d’At Turrah, village collé sur la frontière syrienne, Ahmad Al-Hayek, 47 ans, est désabusé. Usé physiquement, cet homme qui a quitté Deraa il y a 10 ans survit « au jour le jour », enchaînant de rares petits boulots saisonniers dans le domaine agricole. Le seul moment où un sourire illumine son visage, c’est quand il montre les jardinières de fleurs et de légumes qui verdissent sa petite cour aménagée en salon extérieur.

« Ceux qui me donnent du travail le font par compassion. En général, les employeurs préfèrent embaucher des jeunes, pas des vieux fatigués comme moi », dit Ahmad. Son moral a encore fléchi d’un cran lorsque s’est affiché sur son cellulaire le texto du PAM l’avertissant que la somme mensuelle allouée pour sa famille serait réduite de 138 dinars (259 dollars) à 90 dinars (169 dollars).

Le PAM plaide ne pas avoir d’autre choix que de diminuer les versements mensuels aux 353 000 « réfugiés vulnérables, en majorité syriens, vivant en dehors des camps ». L’agence onusienne dit faire face à un triple défi : une « crise alimentaire mondiale d’une ampleur sans précédent qui touche désormais 345 millions de personnes (comparativement à 282 millions au début de 2022), alors que le financement des opérations humanitaires ne suit pas et que les coûts de fonctionnement atteignent des niveaux records ». La faute notamment à l’augmentation de 27,1 millions de dollars américains par mois du prix de certains aliments distribués, tels que la farine de blé, les pois ou l’huile végétale, en raison des « conflits armés, des chocs climatiques et de la menace d’une récession mondiale ».

« La Syrie est la dernière priorité de la communauté internationale. Notre destin est semblable à celui des Palestiniens… », soupire Youssef K. dans sa boulangerie.

ÀAr Ramtha, dans l’extrême nord-ouest du pays, la guerre interminable chez le voisin syrien pèse sur l’économie locale. Et provoque des frustrations. Le poste frontalier situé à la sortie de cette ville de 75 000 habitants — auxquels s’ajoutent un nombre indéterminé de réfugiés —, où transitaient avant 2011 un flot de camions et même de taxis chargés de marchandises provenant de Syrie, est désormais fermé. Au grand dam des commerçants locaux, qui, comme Youssef al-Deek, ont vu leur chiffre d’affaires plonger.

« Avant la guerre, beaucoup de produits venaient de Syrie : des légumes, mais aussi des confiseries, des biscuits, etc., très demandés ici car ils n’étaient pas chers, mais de bonne qualité. J’avais des livraisons chaque jour. Subitement, tout s’est arrêté. » Puis ça a repris au compte-goutte au second poste frontalier (à 25 km à l’est), ajoute-t-il. Et ça s’est à nouveau refermé au cours de l’été 2020, à cause de la pandémie. « J’ai dû me tourner vers des fournisseurs turcs, égyptiens ou même jordaniens, qui sont beaucoup plus chers », explique le commerçant derrière son bureau submergé de boîtes de bonbons et de paperasse. 

Cet étranglement quasi total du transport frontalier officiel fait évidemment le bonheur des contrebandiers. Ce ne sont pas les monticules de terre barrant symboliquement les chemins et routes qui menaient autrefois à la Syrie, ni les postes de guet de l’armée jordanienne et les caméras plantées sur des mâts, disséminés dans la vaste et aride plaine frontalière d’où émergent des champs d’oliviers, qui entravent leurs activités. 

Alors, dans les boutiques d’Ar Ramtha, on laisse entendre que l’on aimerait bien que les affaires reprennent comme avant avec le voisin syrien, pourtant puni par une grande partie de la communauté internationale. 

« La guerre et les sanctions internationales décrétées contre la Syrie ne touchent pas que le peuple syrien. Notre économie locale en souffre aussi et les taxes sur certaines denrées du quotidien comme le lait ou l’huile ont augmenté », déplore Hussein Smairah, vendeur de produits d’entretien ménager.

Vêtu d’un élégant polo Lacoste noir, le quinquagénaire aux cheveux poivre et sel soigneusement ondulés est très volubile lorsqu’on le questionne sur les Syriens. « Tous les jours, au moins un Syrien vient me proposer ses services. Ils veulent travailler, contrairement aux Jordaniens. [Rire] Au début de la guerre, j’en ai embauché quelques-uns pour les aider à nourrir leur famille. Mais j’en connais qui sont repartis en Syrie. Ils trouvaient la vie trop difficile… »

La reprise des contacts entre le président Assad et le roi Abdallah II de Jordanie au cours de l’automne 2021, après une pause de 10 ans, fait frémir certains Syriens. Ils craignent d’être sacrifiés sur l’autel des échanges économiques et de la realpolitik, et d’être contraints ou fortement incités à rentrer chez eux. Le Liban voisin discute déjà avec Damas d’un plan de renvoi massif de Syriens vers leur pays d’origine.

« Ce serait un retour vers quoi ? » demande Amir, le marbrier. En Syrie, il pourrait être traité comme un déserteur pour avoir refusé d’être enrôlé dans les forces de sécurité. Et il y a tous ceux qui ont quitté leurs rangs.

Comme Taher, ex-policier, qui ne voulait pas se « retrouver dans la position de tremper [ses] mains dans le sang des innocents ». Ou Mohamed Z., ex-recrue, qui se souvient d’avoir été « terrifié » par l’escalade de la violence contre les civils. Les deux passent aujourd’hui leurs journées le dos courbé dans des serres chaudes et humides à planter des légumes. 

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Un homme met des plantes sur une étagère dans une serre.
Fabrice de Pierrebourg
Mohamed Z., ex-recrue militaire en Syrie qui a abandonné l’armée plutôt que de participer à la violence contre les civils, déplace des plants de haricots dans une serre d’un pépiniériste.

Même si Amir n’entrevoit qu’un avenir « vide » pour lui, et surtout pour ses enfants, une « génération perdue », pas question de revenir au pays.

Son seul rêve est de gagner assez d’argent pour offrir un logement à sa petite famille et enfin quitter le camp de Za’atari et ses conteneurs surchauffés l’été.

Mohammed At-Khatib, lui, songe déjà au retour. Dans son appartement d’Ar Ramtha qu’il loue au propriétaire d’une épicerie située juste au-dessous, l’homme de 43 ans est désabusé. Il est arrivé en Jordanie les mains vides en 2013, à la faveur d’un court cessez-le-feu. Depuis, il lustre des voitures du matin au soir. Rien à voir avec son emploi passé dans un cabinet dentaire. 

Il sait qu’il ne retrouvera qu’un appartement en ruine et une économie dévastée. Mais il est las de cette vie d’exilé sans avenir dans un pays qui n’est pas le sien et de ces fins de mois de plus en plus ardues à boucler. « Je ne ressens pas de rejet ici, mais je ne retiens rien de positif, tant la vie est difficile et de plus en plus chère », explique Mohammed At-Khatib.

« Ce sera dur aussi en Syrie, convient-il. Mais c’est mon pays. »

Fabrice de Pierrebourg s’est rendu en Jordanie à l’invitation du CRDI. L’organisme soutient le Centre d’études libanaises, qui s’intéresse notamment au lien entre l’éducation et l’emploi chez les jeunes réfugiés en Jordanie et au Liban. Ce reportage a été réalisé avec la collaboration d’Ibraheem K. Shaheen. 

Cet article a été publié dans le numéro de janvier-février 2023 de L’actualité, sous le titre « Les exilés oubliés ».

Image en haut : UN Photo/Sahem Rababah