Dommages collatéraux
Le calendrier prévu pour effectuer l’étude a toutefois connu des retards. Et ironiquement, c’est la pandémie elle-même qui est à blâmer. Dans les trois pays, les processus d’approbation par les comités d’éthique institutionnels ont été ralentis.
Début mars 2021, lorsque nous visitons les bureaux du Humsafar Trust, l’organisme qui est mandaté pour conduire la partie indienne de l’étude et qui travaille avec la population LGBT+ depuis plus d’un quart de siècle à Mumbai, le feu vert pour recruter les volontaires n’a toujours pas été obtenu. Mais les intervenants et intervenantes du Humsafar Trust connaissent déjà trop bien les effets délétères de la pandémie sur leur clientèle.
Raj Kanojiya, homme trans et collaborateur de l’organisme, raconte ainsi les nombreux appels qu’il a reçus durant la nuit au cours des derniers mois. Au bout du fil, il y avait des gens au bord du suicide parce que le confinement les avait forcés à retourner vivre dans leur famille, qui ignorait tout de leur identité sexuelle. « On leur disait : “Maintenant, habille-toi et comporte-toi comme une femme. Nous allons te marier.”»
Shruta Rawat, chargée de la recherche au Humsafar Trust, ajoute que plusieurs personnes en processus de transition se sont heurtées au fait que les traitements hormonaux n’étaient pas considérés comme de la médication essentielle. « Pour survivre, certains et certaines ont dû dépenser l’argent qu’iels économisaient pour leur chirurgie de réattribution sexuelle », signale-t-elle.
La pandémie a aussi perturbé considérablement l’accès au dépistage du VIH et aux traitements antirétroviraux, note Shruta Rawat. Un problème corroboré par la danseuse Vidya Sagar, dont l’amie trans séropositive est décédée à la fin janvier 2021, après avoir connu des difficultés d’approvisionnement en médicaments, liées aux mesures de confinement.
Quant aux aides étatiques, elles se sont rarement rendues à bon port en raison de la rigidité bureaucratique. Dans le cas des femmes trans par exemple, même si elles sont reconnues comme un « troisième sexe » en Inde depuis 2014, très peu disposent des papiers associés à leur nouvelle identité de genre. « Sur les 23 000 personnes que nous avons aidées à travers le pays, nous n’avons pu en lier que 83 à un programme d’aide gouvernemental qui leur donnait une somme unique de 1 500 roupies [l’équivalent de 26 $] », expose Shruta Rawat.
Urmi Jadav, une employée du Humsafar Trust depuis 20 ans et paire-conseillère auprès des femmes trans pour l’étude, remarque que des personnes qui n’avaient jamais recouru au travail du sexe pour vivre se livrent depuis peu à ce type d’activité.
Quant à celles qui pratiquaient déjà ce métier, elles se sont retrouvées dans une situation encore plus précaire. C’est le cas de S., 35 ans, que nous rencontrons chez elle, alors qu’elle se prépare à aller travailler.
Après des mois à survivre grâce aux rations fournies par une organisation non gouvernementale (ONG), elle a recommencé, vers la fin de l’année 2020, à se rendre sur une voie de chemin de fer inutilisée du réseau de trains de banlieue de Mumbai, à la nuit tombée, pour y attendre des clients. « Avant le confinement, le système de tarification était différent. Aujourd’hui, les gens n’ont plus d’argent. Si l’on pouvait leur demander 200 ou 500 roupies pour un service sexuel, maintenant on doit parfois le rendre pour 100 roupies », relate S. Heureusement, elle a pu compter sur la compréhension de son propriétaire, qui a accepté d’accumuler sans intérêts les retards de loyer durant la pandémie.
Contrairement à Vidya Sagar, sceptique quant à la virulence réelle de la COVID-19, S. assure suivre à la lettre les mesures sanitaires, même avec ses clients. En plus d’un préservatif, elle requiert désormais qu’ils portent un masque et se désinfectent les mains avec un gel hydroalcoolique, comme le lui a conseillé une ONG engagée auprès des femmes trans.
Le scepticisme à l’égard de la pandémie et la propension à respecter les consignes sanitaires au sein des communautés LGBT+ sont d’ailleurs deux enjeux que l’étude cherche à mesurer.