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Par: Martine Letarte
 

Elles sont blanches, rouges, jaunes, panachées : les roses constituent le pain et le beurre de la ville de Naivasha, au Kenya. Dans les fermes où sont cultivées les fleurs qui seront coupées puis exportées en Europe, des ouvrières travaillent d’arrache-pied. Les conditions sont mauvaises et les salaires faibles. Et la route qui les y mène n’est pas pavée de roses.  

Naivasha et ses environs sont tristement célèbres pour leur haut taux de viols commis sur les femmes et les enfants. L’organisation non gouvernementale African Woman and Child Feature Service précise que les viols sont fréquents sur la route, où les femmes se font souvent donner de l’argent en échange de leur silence, mais aussi au travail, où elles évitent de dénoncer leur agresseur de peur de perdre leur emploi.  

Les choses pourraient changer progressivement, car de nombreux acteurs cherchent des leviers d’intervention. Leur cible principale ne sont pas les femmes, mais bien les hommes. Par exemple, l’Africa Alliance of YMCAs a créé un power space, un lieu où les jeunes hommes peuvent s’exprimer et acquérir des connaissances sur toutes sortes de sujets difficiles : la violence faite aux femmes, la contraception et les mutilations génitales féminines. « Nous invitons les jeunes à venir jouer une partie de basketball ou de soccer, puis nous servons des rafraîchissements et nous les amenons à parler librement de différentes questions entre pairs ou encore nous convions un mentor à se joindre à eux pour la discussion », explique Lloyd Muriuki Wamai, gestionnaire de projet à l’Africa Alliance of YMCAs.   

Cette initiative fait partie d’un projet plus vaste, appelé #SexManenoz, qui vise à cultiver une masculinité positive au Kenya et en Zambie. Le Canada soutient d’ailleurs financièrement ce projet par l’entremise du Centre de recherches pour le développement international (CRDI). L’objectif : que les jeunes hommes adoptent des comportements qui favorisent l’égalité des sexes et la protection des droits des femmes et leur bien-être, y compris sur les plans sexuel et reproductif.   

Ces différentes interventions s’inscrivent dans un mouvement plus large qui lutte contre l’envers de la masculinité positive : la masculinité toxique. Employé depuis une trentaine d’années en Occident, ce terme fait référence aux stéréotypes de virilité qui poussent les hommes à agir comme des durs à cuire. Les clichés se perpétuent dans l’éducation des garçons : on leur apprend à se montrer forts, à ne pas pleurer, à ne pas exprimer leurs émotions, à ne pas avoir peur, à se battre s’il le faut, etc. Cela entraîne des comportements sexistes, voire misogynes, et homophobes qui ont des conséquences négatives sur l’ensemble de la société, de la violence conjugale au harcèlement sexuel en passant par la maternité précoce, le suicide et les infections transmissibles sexuellement. Dans la foulée, plusieurs programmes sont nés, aux États-Unis et en Australie notamment, pour favoriser l’émergence d’une masculinité positive.   

Certains de ces programmes ont été implantés ces dernières années en Afrique, entre autres au Nigeria, au Rwanda et en République démocratique du Congo (RDC). Mais fonctionnent-ils ? « Leurs résultats n’ont jamais vraiment été mesurés sur le terrain », constate Chimaraoke Izugbara, directeur de la santé globale, de la jeunesse et du développement à l’International Center for Research on Women, basé à Washington. Les équipes présentes dans ces trois pays recueillent en ce moment des données pour évaluer les effets des programmes, un autre projet soutenu par le CRDI. 

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Picking flowers
Niti Marcelle Mueth / Québec Science

Le fond de l’histoire 

Pour intervenir efficacement, il faut d’abord comprendre comment ces dynamiques hommes-femmes se sont installées au fil de l’histoire, estime Marie Fall, professeure à l’Université du Québec à Chicoutimi et responsable du Laboratoire d’études et de recherches appliquées sur l’Afrique. Le continent « a vécu la traite arabe, qui a apporté l’islam sur le territoire, puis il y a eu la traite occidentale avec le christianisme dans son sillon, rappelle-t-elle. La plupart des sociétés africaines étaient matriarcales avant l’arrivée de ces religions qui ont beaucoup déstabilisé le continent en instaurant le patriarcat ». 

Les enjeux économiques et politiques font aussi partie du problème. « Dans un contexte où il y a beaucoup de conflits et où les hommes se trouvent souvent sans emploi, et donc incapables d’agir comme pourvoyeurs, ils peuvent devenir très agressifs parce qu’ils sentent qu’ils n’arrivent pas à jouer le rôle qu’on attend d’eux », indique la professeure Fall.   

Chimaraoke Izugbara abonde dans ce sens. « C’est important de montrer aux hommes des façons plus positives d’exprimer leur masculinité, mais pour avoir un réel effet, il faut en même temps leur offrir un milieu de vie pacifique et s’attaquer à leur situation économique pour qu’ils puissent travailler et, ainsi, répondre aux besoins de leur famille », dit celui qui est aussi professeur adjoint aux écoles de santé publique de l’Université du Witwatersrand en Afrique du Sud et de l’Université de Göteborg en Suède. 

Il prend en exemple la RDC, un pays qui a une histoire marquée par les atrocités de l’esclavage, de la dictature et d’une succession de guerres et de conflits sanglants. Le tout avec une constante : une population qui vit dans la misère. Pour bien des hommes, se battre fait partie du quotidien et le viol est une arme de guerre. Les emplois intéressants y sont rares et les hommes sont en compétition pour les obtenir. Alors que le modèle de l’homme pourvoyeur est omniprésent, bien des pères ne parviennent tout simplement pas à nourrir leur famille. Très frustrés, ils ont souvent recours à la violence, le seul moyen pour montrer qu’ils sont des hommes. « Ils vivent tellement de choses difficiles qu’on ne peut pas commencer par leur parler seulement de violence », insiste Chimaraoke Izugbara. 

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Woman upset
Niti Marcelle Mueth / Québec Science

Qu’il s’agisse de la RDC, du Nigeria, du Rwanda, du Kenya ou de la Zambie, la situation se répète inlassablement. Tous ces pays figurent au bas de l’indice de développement humain (IDH). En RDC, les habitants passent en moyenne à peine plus de six années sur les bancs d’école et le revenu national brut par habitant est de 1 063 DI (ou dollars internationaux, une monnaie fictive qui possède le même pouvoir d’achat dans un pays donné que le dollar américain aux États-Unis à un moment précis). En guise de comparaison, le Canada est au 16e rang de l’IDH, avec plus de 13 années de scolarité en moyenne et un revenu national brut par habitant de près de 48 527 DI. Toujours au Canada, 2 % des femmes qui ont déjà été en couple ont mentionné avoir été victimes de violence physique ou sexuelle de la part de leur partenaire, d’après la base de données Gender, Institutions and Development 2019 de l’Organisation de coopération et de développement économiques. Au Rwanda, cette proportion est de 16 %, au Kenya de 39 %, en Zambie de 43 % et en RDC de plus de 50 %.   

Ces statistiques sont le reflet d’un cocktail explosif où se mélangent la pauvreté galopante, l’alcoolisme, la criminalité et le manque de modèles masculins positifs. Voilà pourquoi il est nécessaire de concevoir sur mesure les programmes de masculinité positive afin de prendre en compte les conditions de vie brutales, mais aussi les normes culturelles et les valeurs. Par exemple, en RDC et au Rwanda, l’homosexualité est stigmatisée ; elle est même interdite au Nigeria. « Dans ces contrées, la masculinité ne peut pas aller de pair avec l’homosexualité, observe Chimaraoke Izugbara. On veut bien sûr leur parler de discrimination et de santé sexuelle, mais il faut faire attention et y aller stratégiquement. Parce que si l’on y va de façon frontale, les hommes se braquent : ils vont dire qu’on veut leur imposer les valeurs des Blancs et ils ne seront plus ouverts à entendre quoi que ce soit. » 

D’autres questions doivent aussi être abordées avec précaution, comme les mariages forcés des jeunes filles et l’avortement − permis seulement dans des cas particuliers, comme lorsque la vie de la femme est en danger. « Toutes des questions pour lesquelles les hommes imposent souvent leurs décisions et qui sont liées directement aux droits des femmes », illustre Marie-Gloriose Ingabire, agente au CRDI, qui travaille étroitement avec Chimaraoke Izugbara. 

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« En ce moment, les religions prescrivent la légitimité − à un degré variable selon la confession, l’ethnie, la culture, l’âge, la classe sociale − de la violence envers les femmes »

Marie Fall, professeure à l’Université du Québec à Chicoutimi et responsable du Laboratoire d’études et de recherches appliquées sur l’Afrique.

Le temps des bilans 

Les équipes qui mesurent les retombées des différents ateliers de masculinité positive sont à l’œuvre depuis 2019, principalement dans des bidonvilles, où les problèmes associés à la masculinité toxique sont exacerbés. Elles recommuniquent avec les hommes qui ont participé à ces programmes. La collecte de données a dû s’arrêter à un certain moment en raison de la COVID-19, mais pendant ce temps, les chercheurs ont pu amorcer leur analyse et produire des résultats préliminaires. 

Ces derniers sont porteurs d’espoir. Après avoir été sensibilisés, des hommes « trouvent par exemple qu’il est important d’avoir une bonne attitude et qu’il est possible que le rôle de pourvoyeur de la famille ne revienne pas uniquement à l’homme, signale Marie-Gloriose Ingabire. Mais il nous reste à évaluer les changements concrets dans les comportements ». Pour y arriver, les chercheurs s’entretiennent aussi avec les femmes, question de voir si elles en ressentent les effets dans leur quotidien. Au final, ils espèrent en tirer des leçons pour bâtir de nouveaux programmes de masculinité positive, plus adaptés aux réalités de chaque pays.   

Lloyd Muriuki Wamai, de l’Africa Alliance of YMCAs, recueille également des données sur les power spaces, entre autres celui de Kitwe, en Zambie. Rapidement, il est apparu que les hommes avaient très peu de notions en matière de planification familiale. C’est qu’un certain cercle vicieux s’est installé. Plusieurs femmes tombent enceintes et sont abandonnées par leur partenaire. Ces mères célibataires refusent que leurs filles subissent le même sort et se font un devoir de les accompagner à la clinique pour qu’elles aient accès à une méthode contraceptive. La planification familiale est ainsi devenue une « affaire de femmes ». « Les hommes pensent que tout est décidé d’avance et ils n’ont pas l’habitude d’en discuter, précise-t-il. De plus, la religion, très présente au Rwanda et en Zambie, ne les encourage pas à se renseigner sur ces questions. »  

« Nous avons donc eu l’idée de créer un petit jeu vidéo éducatif où les jeunes adultes pourront apprendre des notions de base sur le sujet, poursuit Lloyd Muriuki Wamai. Nous pensons que cette stratégie pourrait être particulièrement efficace pour les amener à prendre leurs responsabilités − et nous comptons en mesurer les retombées. » 

Car la masculinité toxique ne sert pas les hommes non plus. « Dans le patriarcat, on attribue uniquement aux hommes des rôles et des qualités qui sont valorisés et estimés dans la société. Même s’ils représentent apparemment une position avantagée pour les hommes, ces privilèges ont privé les hommes de mieux connaître ce que les femmes autour d’eux pensent et proposent ; ils ont été obligés à ne pas manifester leurs sentiments et compétences ; à nier les possibilités de chercher de l’aide et à se montrer toujours forts et capables même s’ils ne se sentent pas ainsi à l’intérieur », peut-on lire dans un livre de formation créé pour le Mali par le Centre d’étude et de coopération internationale, une organisation basée à Montréal.   

Créée en 2018, cette formation prône d’ailleurs une approche d’égalité, gagnante pour toutes et tous, où les hommes peuvent prendre soin de leur famille, exprimer leurs sentiments, demander de l’aide et reconnaître leurs faiblesses tout en étant des hommes, mais des hommes meilleurs. 

Pour le mieux-être de chacun et chacune, l’homme doit trouver une nouvelle place dans la société et, pour y arriver, il faudra nécessairement agir sur la religion, d’après Marie Fall. « L’Afrique a vécu énormément de drames et la religion, vue comme un refuge, prend davantage de place lorsque les sociétés sont en crise, explique-t-elle. Il y a une très grande ferveur religieuse en Afrique et elle influence énormément les comportements des gens. »  

Chimaraoke Izugbara fait le même constat : « Les institutions religieuses jouent un grand rôle dans la société et elles renforcent le rôle traditionnel de l’homme comme chef de famille et pourvoyeur, alors que la femme est perçue comme une subordonnée. Lorsqu’on ajoute ce facteur à la pauvreté et au chômage, on réalise que les possibilités de changer les comportements des hommes sont limitées si l’on n’agit pas ailleurs aussi. »   

Marie Fall est d’avis qu’il faut proposer une interprétation des textes religieux moins violente et plus constructive pour revoir les normes sociales. « En ce moment, les religions prescrivent la légitimité − à un degré variable selon la confession, l’ethnie, la culture, l’âge, la classe sociale − de la violence envers les femmes », déplore-t-elle.   

La chercheuse souligne aussi l’importance de ne pas tomber dans l’autre extrême : donner tous les pouvoirs aux femmes. « C’est vraiment dans l’égalité entre les hommes et les femmes qu’une société est réellement gagnante. Et bien sûr, pour pouvoir s’y atteler, il faut résoudre les grands conflits qui minent les sociétés africaines, ce qui permettra enfin aux gens de vivre en paix et de gagner leur vie afin d’être en mesure de satisfaire leurs besoins de base et ceux de leur famille. On ne peut pas accomplir de réels progrès si les gens sont toujours en situation de survie. » 

Cet article a été publié initialement dans l'édition de septembre 2021 du magazine Québec Science 

 

Image en haut : Niti Marcelle Mueth / Québec Science